I
Quand il s’embarque à Marseille, en décembre 1842, pour son fameux voyage en Orient, qui durera un peu plus d’un an, Nerval n’est plus un jeune homme, seulement en quête de fraîcheur et d’exotisme, d’érotisme facile ou de parfums sucrés et chauds. Après déjà quelques séjours en Europe – Italie, Allemagne, Autriche, Belgique – il a su tirer pas mal d’enseignements de ses errances. Il sait que l’on ne voyage pas forcément pour commercer ou pour accumuler des souvenirs d’horizons ou de cieux différents, éventuellement dans la perspective pragmatique d’en faire un livre. Et, s’il est vrai, sans doute, qu’il quitte sans pincement au cœur la France et Paris, où il a essuyé échecs et désillusions, ce qui a pu conduire certains à considérer son départ comme une forme de fuite, Nerval ne part pas pour autant sans un projet précis en tête, un peu fou peut-être, mais qu’il estime nécessaire pour élever sa pensée et sa poésie à un plus haut degré de vérité.
Derrière lui, il laisse l’absence immense de sa mère, décédée lorsqu’il avait deux ans ; son amour impossible à jamais pour la cantatrice Jenny Colon, qui vient de mourir après s’être mariée à un autre ; mais aussi Hugo et Dumas, dont l’ombre pèse sur lui en dépit d’une traduction brillante de Faust qui lui vaut les félicitations de son auteur ; la faillite d’un journal, qui le ruine ; et, enfin, une première crise qui le contraint quelque temps auparavant à un premier internement chez le Docteur Blanche, à Montmartre… Bref, de quoi déjà remplir une vie, somme toute plutôt malheureuse. Une vie, en tout cas, bien en deçà de ce que le rêve lui intime d’en exiger, lui permet d’espérer. Car Nerval, avant Rimbaud, éprouve ce sentiment d’insuffisance, d’étroitesse dans ce qu’il nous est donné de percevoir et de vivre. Et si, comme le jeune prodige de Charleville, il pense que la vraie vie est ailleurs, il n’en est pas moins persuadé que cet ailleurs se dissimule quelque part ici, et qu’il appartient au poète d’en traquer les signes, sinon d’en ouvrir les portes. D’où chez Gérard de Nerval, et très tôt, cette passion dévorante qui le conduit à se pencher sur les sciences occultes et ses hautes figures, mais aussi à méditer ce que lui dictent ses rêves, ou ce qu’il croit l’enseignement caché des mythes.
Ce qu’il va s’obstiner à vouloir découvrir, dans ce long voyage qu’il entreprend seul, à l’instar d’un Chateaubriand s’embarquant pour le Nouveau Monde, et qui l’entraînera de Malte à Constantinople, en passant par Le Caire, Beyrouth, Chypre, Rhodes, et Smyrne, dans cet Orient à la fois proche et lointain, méditerranéen, ce sont presque des preuves. Des preuves que la vie n’est pas aussi noire et morne que le quotidien le laisse supposer, des preuves qu’il fut un âge de l’humanité où la lumière brillait plus égale pour tous. Un temps où les hommes et les bêtes, unis par des lois harmoniques aujourd’hui enfouies mais non disparues, évoluaient ensemble avec bonheur dans une nature généreuse. Une époque où le temps qui va et la mort n’avaient pour ainsi dire de consistance, tant intense et plein devait être chaque instant vécu. Une terre que le rêve ou les mythes – égyptiens, bibliques, grecs, romains, ou chrétiens – laissent parfois entrevoir ; mais la terre est morte, va-t-il constater, morte sous la main de l’homme et les dieux sont envolés !
Nerval n’est pas un naïf. Et s’il invente souvent, nourrissant son livre de ses lectures plus que de ses observations propres, irriguant ce réel décevant du sang de sa poésie, pour combler le vide de ce qui se présente à lui, c’est pour maintenir intense, malgré tout, le désir suscité par ces rivages anciens, le désir de trouver des traces même infimes de ce que le rêve a mûri en lui, et dont témoignent les récits dignes des Mille et une Nuits qui émaillent son singulier ouvrage, comme cette histoire d’Adoniram si riche en éléments symboliques et en implications métaphysiques.
On imagine sa déception à chaque étape du voyage, et que son Voyage en Orient, journal de bord recomposé a posteriori, ne laisse que peu souvent poindre finalement, jouant plutôt parfois le jeu surprenant, ethnographique avant la lettre, de la découverte et de l’observation de mœurs, coutumes, et religions appartenant à des peuples différents, chacun respectable du reste. Et force est de constater, de ce point de vue, que l’œil de Nerval est non seulement puissant et juste, mais qu’il est aussi, et de façon très moderne, absolument dénué de tout européocentrisme.
Une bien belle approche humaine, de ce fait ; mais pas ce que l’on pouvait en attendre. Et pas non plus ce que l’on pourrait dire le recentrement sur lui-même que le poète pouvait espérer de son voyage : des preuves, cette fois, que ses intuitions et son rêve ne sont pas que des manifestations de son esprit malade, mais bien au contraire qu’ils sont constitutifs de l’être plus complet qu’il se sent appelé à devenir, ou qu’il a peut-être, dans une autre existence, été. Il me semblait que j’imprimais les pieds dans la trace de mes pas anciens, dit-il à propos de son séjour au Caire ; j’allais, je me disais : En détournant ce mur, en passant cette porte, je verrai telle chose… et la chose était là, ruinée, mais réelle.
Nerval, de retour en Europe, fera encore quelques étapes en Italie, comme s’il lui fallait à tout le moins encore un peu de ce surcroît de lumière dont elle est généreuse avant de retrouver la grisaille des pavés parisiens. Dans le doute et la fièvre, dans ce pas de deux avec la folie qui fera l’essentiel de la dizaine d’années qui lui reste à vivre désormais, il va relire ses notes et les transformer en textes publiables, puis, en 1851, en un livre-collage qui les rassemble tous et qui paraîtra chez Charpentier. Entre deux crises nouvelles, il séjournera à Londres, en Belgique, en Allemagne, et en Hollande. Puis, dans une urgence dont il n’a peut-être pas conscience, car les crises se succèdent maintenant à un rythme de plus en plus soutenu, ce seront Les Illuminés, Les Petits Châteaux de Bohème. Et Sylvie, Les Filles du feu et Les Chimères, avant Aurélia et Pandora – bref, autant de chefs-d’œuvre marquant de leur empreinte non seulement la poésie, mais la littérature tout entière.
Je fais ici sans originalité l’hypothèse que ces livres doivent beaucoup au voyage que Nerval fit tout autour de la Méditerranée, comme est fondamental dans son œuvre le manque d’amour qu’avec un éclat sans égal sa poésie cherchera à apaiser, l’attisant en réalité toujours davantage. Car je crois que la singularité même, si bouleversante, de ses derniers textes tient au fait qu’il a tenté, avec les instruments mis à sa disposition par la poésie, de produire en lui les transformations, la révélation qu’il attendait de son périple oriental et que ses rêves ultérieurs ne cessèrent pas de creuser. De la même façon qu’il se sert de son expérience réelle pour vérifier ses intuitions nocturnes, il est le premier à demander au réel, au nom du rêve traversé, d’offrir un autre horizon, une autre densité d’existence que celle qui nous est laissée communément, et que, tout de même, lui ont permis de pressentir, par exemple, la terre d’Egypte, les collines du Liban, ou la blancheur des côtes grecques et le bleu sans fin de la mer. L’amour qui fait si cruellement défaut à Nerval n’est pas seulement celui d’une mère ou d’une compagne – comme on pourrait l’imaginer un peu vite. L’amour dont ses poèmes désignent les contours est une sympathie autrement plus vaste que le confort d’une relation affective, fût-elle la plus belle et la plus passionnée. Il est de l’ordre d’un désir de communion, à la fois mystique et physique, avec le cosmos – et dont ces Filles du Feu, dont il multiplie les portraits fuyants, au même titre que les déesses Isis, Astarté ou Vénus, ne sont jamais que les métaphores éternellement à recommencer car à jamais au-devant de nous.
II
A l’inverse d’Alain Borer, Yves Bonnefoy estime qu’il n’est pas décent de mettre ses pas dans ceux de Rimbaud et de suivre, sous couleur d’une meilleure compréhension de sa poésie, les chemins qu’il a empruntés en Europe, à Djakarta, à Chypre, puis en Afrique après qu’il eut décidé de poser la plume – intellectuellement, au terme d’Une Saison en Enfer, et réellement, suite aux ultimes éclairs que constituent les Illuminations.
Avec lui, je crois que le soldat bientôt déserteur, le travailleur, le contremaître, le marchand, le trafiquant d’armes à défaut d’hommes qu’il devient alors, en dépit des lettres écrites après 1875 – mais suffisent-elles à continuer de faire de lui un écrivain? – ne peuvent guère intéresser que le biographe de l’homme, mais non le lecteur soucieux de comprendre ce que représenta, sur le plan de la poésie, l’entreprise rimbaldienne.
Ceci étant, une question cruciale demeure inlassablement à creuser: pourquoi Rimbaud arrête-t-il d’écrire pour devenir un voyageur et même, mais dans le plus mauvais sens du terme, un aventurier? En quoi, autrement dit, dans le chef d’un jeune poète comme lui (il n’a alors que vingt-deux, vingt-trois ans), tout d’un coup, l’appel du lointain peut-il vibrer avec plus d’intensité que les découvertes esthétiques, morales et ontologiques auxquelles avec une vitesse inouïe sa création poétique lui a permis d’accéder?
Le point de vue que je voudrais adopter ici est que Rimbaud s’est trompé. Qu’il s’est égaré et même largement fourvoyé. Car, en dépit de sa lucidité et de son exigence extrême, et justement pour cette raison, Rimbaud aurait dû continuer d’écrire. Or, il a, pour la première fois dans son itinéraire, choisi la solution la plus simple – malgré les apparences.
On peut penser avec certains critiques que Rimbaud a cru sincèrement qu’il pourrait, dans ces pays lointains de feu, de lumière violente et sèche, qu’il a traversés et où il a vécu, éprouver l’intensité suggérée par leur nom, ou encore par ce que des récits dévorés dès l’enfance lui en avaient laissé imaginer. Cela me paraît néanmoins difficilement crédible. Du reste, et Nerval venait d’en prendre la mesure, le réel – celui auquel il faut, dans l’usure des jours et la fatigue, se frotter de façon pratique – est le plus souvent décevant et âpre. L’apprivoiser ou, plus exactement, s’apprivoiser soi-même à l’accepter puis, dans le meilleur des cas, à l’aimer est une tâche bien périlleuse. Et, au-delà, pour cela même, une des missions peut-être de la poésie. Comme quelques poètes l’ont compris par la suite, sans pour autant parvenir à la mener à bien, ou, du moins, sans y parvenir pleinement. Or, cette virtualité offerte par la poésie, Arthur Rimbaud semblait l’avoir devinée. Avec beaucoup de lucidité et de force, il avait écarté l’empoisonnement de la vigueur poétique par le mirage des mots, de même qu’il avait décidé de tirer un trait sur ses ambiguïtés de créateur, fruit d’une relation peu satisfaisante aux puissances élémentaires, à la vérité heureuse de la terre. Ce qu’il a formulé lorsqu’il désigne l’équilibre comme la sensation de posséder la vérité dans une âme et un corps. Car c’est bien vers cela que toute sa poésie paraît alors tournée: vers une simplification de nos perceptions, rendues à la fois plus immédiates et plus amples, musicales, engendrant un contact plus direct avec les énergies de la vie. Et s’il entend bien emprunter des routes, ce sont les chemins d’ici, qu’il désigne, par opposition aux voies fallacieuses d’une démarche d’artiste trop pauvre, c’est entendu, mais peut-être par prescience encore que c’est partout, autour de nous, qu’est décelable cette lumière qui habite le monde lorsqu’un regard neuf et aimant sait se poser sur lui, et non spécialement dans des pays situés sous de lointaines latitudes. Je tiens qu’au terme d’Une Saison en Enfer Rimbaud a pris conscience de tout ce qui lui était nécessaire pour devenir le poète et l’homme qu’il cherchait. Par conséquent, si voyage il devait y avoir, cette démarche aurait dû s’inscrire dans l’optique de faire croître en lui cet être nouveau, non sans rapport avec celui dont Nietszche brossera le portrait, à sa manière, quelques années plus tard: un être d’harmonie et de joie, riant ses peurs et dansant sa vie, la consumant sans angoisse du temps ou de la mort, devenu, ainsi qu’il l’avait souhaité, étincelle d’or de la lumière nature.
Au lieu de quoi, en partant au loin avec les images et les projets – avant tout d’enrichissement matériel – qu’il avait dans la tête, Rimbaud va faire l’expérience de la désillusion. Devant l’aridité brutale, la nudité sauvage des paysages et des horizons qui s’offrent à lui, il ne va pas ressentir la pulsation spirituelle et physique que sa poésie avait pu lui procurer. Il ne retrouvera pas ce tremblement de tout l’être provoqué par la charge poétique, émotionnelle, voire mythologique contenue dans les mots qui disent l’ailleurs auquel il aspire. C’est, à un autre degré, dans une autre situation, et à un autre moment de son existence, la même découverte que fera le narrateur de La Recherche du Temps perdu, quant au gouffre qui sépare la vérité des choses des noms qui les formulent.
De cet amer savoir, pour parler comme Baudelaire, Arthur Rimbaud malheureusement ne tirera pas de leçon profitable, s’enlisant dans ce que l’on pourrait dire son erreur, son errement. Loin de le reconstruire ou même de lui offrir la vie dont il rêve, ses voyages le diminuent – spirituellement, mais physiquement aussi bien. Et l’on sait de ce point de vue quelle fut sa fin sordide et tragique. Allant plus loin vers des terres ou des régions qui lui semblent proches peut-être de l’éclat que sa poésie lui révéla, Rimbaud va s’éloigner en réalité toujours davantage de ses plus essentielles intuitions.
J’interroge ce qui peut paraître un paradoxe. Voilà une poésie qui touchait juste: désignant et, pour la première fois, en France, ce point sauvage de l’expérience sensible entièrement tournée vers l’avenir, vers le dehors, vers l’avant. Savant au fauteuil sombre, Rimbaud ne fut pas un gamin naïf ni un poète inspiré; il a passé bien du temps à réfléchir, et, s’il attend beaucoup de la poésie, c’est non sans avoir posé, pour lui-même, des bornes. Non sans avoir dressé ce cadastre des possibles que donne à lire Une Saison en Enfer. Et dès Le Bateau ivre, d’ailleurs, que dit-il sinon qu’il faut avoir la force de lire dans la flache noire et froide, qui résulte des longues pluies de l’Ardenne, notre seul lieu et par conséquent la véritable matière poétique à méditer?
Moi, moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre. Paysan!
Si Rimbaud comprend en effet, avec une célérité qui méduse, les mensonges de la poésie, ses séduisants écueils, et qu’il attend pour sa part d’elle, plus que de la beauté, un surcroît de profondeur dans l’expérience de vivre, souhaitant au sens très étymologique habiter le pays, la terre, être paganus – paysan, païen – , il n’en est pas moins vrai que c’est avec des mots encore que celui qui désirerait s’en passer définitivement, hurle la vérité de ce qu’il veut, de ce qu’il vit. En restant poète.
Lorsque l’on est capable de cette affirmation qui signe presque Adieu, quand on est poète à ce degré d’authenticité-là, il est difficile, j’y reviens à présent, de comprendre comment on peut, dans sa vie propre, quelques mois plus tard, interpréter somme toute si pauvrement ce programme.
Pendant la vingtaine d’années qui lui restent, Rimbaud a donc choisi de voyager, certes, d’étreindre la réalité rugueuse, si l’on veut, mais surtout, finalement, de n’embrasser que l’ombre d’un rêve déjà appauvri et réduit à l’idée de faire vite fortune. Car Rimbaud ne rencontrera jamais ses fantasmes d’oisiveté et de luxe. Et il ne retirera de ses voyages nul enseignement personnel sur ce qu’il est, sur ce que peut le voyage pour un homme, comme Nerval l’avait tenté. Il ne cherchera pas même, à défaut d’en faire une œuvre, à en tirer la substance d’une sagesse ou d’une hygiène, comme quelques décennies plus tard un certain Michaux… Ou d’un exorcisme préludant à une renaissance comme le voulut, dans la solitude, entre le douloureux dérèglement de tous les sens et l’intuition la plus affûtée, Antonin Artaud arpentant les plateaux brûlants du Mexique ou l’herbe humide de l’Irlande.
III
Sur ces deux très hautes figures de l’aventure poétique de ce siècle, je vais dire quelques mots. Mais il me faut au préalable émettre une remarque sur la sensibilité de l’époque où ils développent leurs valeurs et affinent leur langue propre. Car du point de vue de la thématique du voyage, il s’agit là sans doute – avant les plus terribles catastrophes – d’une espèce d’âge d’or.
Prodigieuse et féconde en effet paraît l’agitation, la volonté de prendre un train ou de s’embarquer, qu’on en ait les moyens comme Larbaud ou qu’on n’ait guère de sou vaillant en poche comme Cendrars.
Disons, des années 90 du siècle dernier aux années 30 ou 40 de celui qui s’achève, il y a dans l’air du temps comme une longue période de frénésie du voyage. Le globe, rendu aux dimensions de l’homme par les progrès techniques, décante un charme qui ne laisse pas de faire se déplacer les poètes. Devenus dès lors véritablement cosmopolites, comme on dira plus tard, ils s’éprouvent en effet à présent comme citoyens du monde, et non plus ressortissants d’une patrie, d’une culture ou même d’une langue. Les différents peuples du monde, leurs coutumes mais aussi les lumières et les horizons deviennent une motivation en soi pour les poètes. Les rencontrer et les dire, sinon pour certains mêmes les collectionner presque: un credo. Mais aussi un laboratoire où, un peu plus tard, pourront puiser leurs cadets.
L’impact des idéogrammes chinois sur Segalen est libérateur, comme est significative l’empreinte de cette culture millénaire sur un jeune diplomate qui a nom Claudel. Apollinaire déjà avait pas mal bourlingué et posé sa valise en des pays qui marqueront une œuvre éclatée et novatrice. Quant à Alexis Léger, il élaborait une parole poétique à la mesure de l’océan et du ciel, marquée à jamais par les odeurs et les climats d’outre-mer de ses Antilles natales, un verbe incantatoire d’une puissance inouïe qui bientôt ne se mesurerait plus seulement à cette seule nostalgie mais à la vastitude et à la richesse de la terre elle-même sinon du cosmos et de l’histoire des hommes…
Tous, à des degrés divers, de remarquables poètes: tous d’authentiques voyageurs.
Il ne me me paraît pas imaginable ici d’approfondir leur relation au voyage à chacun et l’enrichissement qu’ils tirent du contact avec d’autres civilisations, d’autres paysages, d’autres mœurs, si fertile pourtant pour l’avenir de l’histoire des formes. Peut-être néanmoins conviendrait-il de s’interroger plus longuement sur ce qui les pousse à partir, à explorer les quatre coins d’un monde que les paquebots ou les trains leur offrent tel un don nouveau?
Une unique hypothèse seulement, par conséquent, à ce sujet…
Plus vite nous bougeons, moins vite le temps se déroule. Si nous voyagions aussi vite que la lumière, nous ne vieillirions plus. Cette formule, double, n’est pas le fait de Marinetti ou de l’un de ses pairs. Elle a été émise par un penseur qui bouleverse dans les mêmes années, et bien au-delà de sa sphère de compétence propre, notre façon de sentir l’espace ou le temps. Je ne suis pas loin de penser qu’en affirmant cela dans le cadre des théories qu’il élabore entre 1905 et 1915 , Einstein, puisque c’est de lui dont il s’agit, met du même coup le doigt sur la plus secrète des motivations qui président à ce goût si marqué pour le voyage et la vitesse qui réunit bien des poètes de cette époque.
Ainsi, du reste, et comme au temps des spéculations présocratiques, l’intuition du scientifique vient appuyer les tâtonnements du poète, leur conférant même une dimension inattendue, une singulière vérité. Et il faudrait montrer, car les exemples ne manquent pas, combien l’écriture de poésie prend elle-même des allures nouvelles, acquérant, chez Blaise Cendrars, par exemple, une vitesse proprement instantanée. Comme s’il s’agissait de traduire l’instant non seulement dans son lieu, mais également dans son caractère éphémère, et, ce faisant, dans le même moment, de le geler, de lui conférer une durée qui le fait échapper au temps. Lumineuse, la décharge poétique est alors, au moment précis où elle ne désire rien d’autre que d’exprimer le fugace, victoire sur la temporalité délétère, extraction d’un fragment d’éternel. Or, voilà que ce qui aurait pu s’avérer pur paradoxe, artifice de créateur, trouve en fait une justification dans l’avancée la plus audacieuse du plus téméraire des physiciens du temps…
Cette parenthèse refermée, il est impératif d’ajouter aussitôt que d’autres poètes vont voyager, dans ces années-là, mais dans une lignée que l’on pourrait dire plus proche de l’esprit de Nerval ou des proses de Rimbaud.
Le jeune Henri Michaux assurément est de cette race d’écrivains solitaires. Comme en est la figure tourmentée et douloureuse d’Antonin Artaud.
IV
Namurois malgré lui, jeté dans le monde et dans un pays de grisaille et de pluie sans qu’il ait rien demandé, Michaux fera tout, et très vite, pour fuir cet univers qu’il abhorre et cette culture qui lui paraît diminuer l’homme plus que le nourrir de ce dont il a besoin.
Rien d’étonnant, par conséquent, à ce qu’il se saisisse de la première occasion pour mettre les voiles. Ce qu’ailleurs a à me proposer, doit-il se dire, ne peut guère être pire que ce qu’ici me présente. A défaut de pouvoir prendre le large réellement, il se rendra comme on sait souvent en Grande Garabagne, de même qu’il rendra visite aux Emanglons ou aux Meidosems, imaginant intégralement leurs us et coutumes afin de se dépayser au moyen de la plume mais aussi afin de mieux désigner en miroir la tristesse et l’ennui des nôtres.
Embarqué néanmoins pour les Amériques d’abord puis pour l’Asie (la Chine et l’Inde, principalement), Michaux voyagera humblement, mais avec l’avidité de qui doit s’emparer avec gourmandise et fruit des autres façons d’être au monde qu’il rencontrera, plus que des paysages ou des manifestations artistiques.
Voyageur en haine du monde (en tout cas en haine de l’Occident), Michaux découvre en Asie une forme de sagesse simple et désabusée qui lui plaît aussitôt et lui permet de surcroît de commencer à se désencombrer de lui-même. De voyager plus léger à l’intérieur de soi dans la vie elle-même.
Le voyage ainsi conçu prend à ses yeux l’allure d’une véritable hygiène de vie, lui donnant l’occasion de se débarrasser d’une richesse supposée pour s’appauvrir, pour désapprendre, comme il l’écrira encore et toujours à la fin de sa vie dans son beau livre intitulé Poteaux d’Angle, et qui constitue d’une certaine manière son testament spirituel.
N’apprends qu’avec réserve, dira-t-il.Toute une vie ne suffit pas pour désapprendre, ce que naïf, soumis, tu t’es laissé mettre dans la tête – innocent! – sans songer aux conséquences.
Non, non, pas acquérir. Voyager pour t’appauvrir. Voilà ce dont tu as besoin, ajoutera-t-il encore.
Or, qu’est-ce qui semble à ce point délétère et pesant dans notre culture et notre civilisation, aux yeux de Michaux? Eh bien, peut-être justement l’idée même de grandeur d’appartenir à une civilisation dominatrice, arrogante, sûre de son fait et consciente de sa prétendue supériorité. Une culture étrange oscillant entre une religion millénaire dévalorisant le monde au profit d’un hypothétique au-delà et un matérialisme galopant qui empêche au regard de voir autre chose que lui-même et au corps d’être véritablement au monde. Tout cela que Michaux vomit, tant il en perçoit la vanité et les failles, la bêtise et l’absurde. Toutes idées qu’avec humour et pugnacité son œuvre ne va cesser de mettre à mal.
Que détruire lorsque tu auras détruit ce que tu voulais détruire? Le barrage de ton propre savoir.
Car Michaux est assez malin pour connaître que l’ultime illusion, c’est lui-même. Il sait que la sagesse dernière de l’œuvre est de se saborder pour susciter le vide suffisant pour recueillir alors le plein bruissement des choses. Ou alors pour accueillir, simplement, ce que nous ne sommes pas, dans un silence, qui constitue du même coup le but de tout voyage. Une leçon que, dans la seconde moitié du siècle, l’œuvre poétique d’un Jacques Crickillon ne cessera de méditer et de creuser selon ses voies propres.
Au fond ce que Henri Michaux cherchera toute sa vie, à travers poésie et voyage, à travers peinture et dessin, sinon musique et expérience de la drogue même , c’est ce qu’il nommera dans le poème unique qui clôt les aphorismes qui constituent la substance des Poteaux d’Angle, un retour à l’effacement / à l’indétermination. Autrement dit, l’accès à un état de l’être loin de soi, loin de ses égoïsmes et de son narcissisme, loin aussi d’une chair souvent souffrante et problématique. Loin de ce que le hasard, à défaut de Dieu, ou la Nature, a voulu que nous fussions. Et dès lors à une sérénité nouvelle sans doute aussi.
A ce constat, comme à ce souhait de pouvoir être ici, mais dans un autre corps, semble de toujours attachée la pensée troublante et sauvage d’Antonin Artaud si elle n’en constitue pas même, plus simplement, le fondement.
Il y a de troublantes similitudes entre la pensée de ces deux solitaires, de ces deux asociaux de la littérature. Mais je voudrais à présent brièvement montrer que parmi les poètes de ce temps, Artaud est sans doute le plus nervalien de tous si l’on s’en tient à ce qu’il va chercher en voyageant, et singulièrement au Mexique.
Après avoir tenté à toutes forces, ne ménageant aucun effort, de trouver une réponse à ce corps douloureux – ce corps dans lequel son esprit ne se sent pas chez lui, pas en terre amie – dans l’écriture poétique au côté des surréalistes ( qu’il juge superficiels et décevants, pas assez entiers dans leur démarche ) et sur les planches, en tant qu’acteur mais surtout en qualité de metteur en scène, Artaud, déçu, au bord de l’effondrement, va lui aussi estimer que la seule planche de salut est dans le voyage.
Son voyage au Mexique durera un peu moins d’un an. Il quitte l’Europe début 1936 et, en dépit d’un visa de séjour prolongé, repart fin octobre. Officiellement, il est là pour mettre en chantier l’un ou l’autre projet artistique: une tragédie sur Montezuma, voire un film. A ce titre, il est même parvenu à obtenir un mandat de chargé de mission du Ministère des Beaux-Arts et sera accueilli en tant que tel à Mexico. Il y donnera des conférences à l’Université ainsi que des articles dans la presse, qu’un cercle de fervents locaux traduit aussitôt rédigés. Cependant, il vit dans des conditions aussi misérables qu’en France. Dans la difficulté, il obtient alors une autorisation gouvernementale pour se rendre là où la terre rouge du Mexique continue de parler vraiment son langage: en sierra tarahumara, cette région où les Indiens perpétuent encore leurs rites ancestraux sans avoir été contaminés par ce qu’Artaud estime la décadence de l’Occident.
Se privant de l’opium qui lui est nécessaire pour supporter son corps de douleur, comme pour se purger et se préparer à une révélation, il reçoit, après un mois de tractations avec les Indiens, le droit d’être initié au rite du Peyotl. Après quoi, en septembre, il assistera aussi au rite du taureau sacrifié. Puis il regagnera Chihuahua avant de rejoindre Mexico.
Que recherche Artaud en réalité auprès de ce peuple millénaire presque intouché? Eh bien, je crois: rien d’autre qu’une nouvelle naissance à lui-même, la possibilité de vivre une autre relation à l’univers et à son propre corps. Une preuve, lui aussi, comme Nerval, que ce qu’il cherchait confusément en Europe, dès les premiers textes, n’est pas que le reflet d’une quelconque maladie mentale.
Or, ce que propose le rite solaire de Ciguri – la plante-dieu qui a pouvoir d’ouvrir les portes et de déverrouiller la conscience – , auquel il est initié, consiste ni plus ni moins en cela: tuer le soi mal né, le soi vivant du mauvais côté des choses, pour le faire renaître plus entier, plus uni aux forces cosmiques dont il se sent alors traversé de part en part, et dépasser dès lors l’acception traditionnelle de l’être. C’est ainsi qu’au terme d’un rite entraînant une gestuelle effectuée avec un glaive puis un bâton, des danses exténuantes ainsi enfin que de la consommation du peyotl, l’illumination vient à Artaud. Sa renaissance semble possible. Il sait en tout cas qu’il tient là une voie d’accès à cet HOMME INCREE, cet HOMME INNE – corps pur et parfait, sans douleur ni besoins – qu’il appelle de ses vœux depuis toujours.
Au fond, les Tarahumaras fascinent Artaud parce qu’à l’égard du corps ils éprouvent ce qu’il ressent lui-même, mais qui est inacceptable aux yeux de la pensée occidentale. A savoir qu’il n’est qu’un véhicule très largement imparfait de la pensée, faillible et douloureux, incapable de percevoir la multitude des puissances qui quelquefois viennent l’habiter. L’Indien tarahumara sait bien tout cela et il met assez de distance entre lui-même et son corps pour n’être nullement troublé lorsqu’un Esprit vient le hanter, vient en user. Cela ne le dérange nullement, alors que c’est cela même qu’un Européen considérerait comme de la folie.
De façon à la fois naturelle et sacrée, mais sans l’aspect mystique qu’il vomit dans la religion catholique, les Indiens confirment Artaud dans son idée qu’il est possible de libérer l’être de sa gangue de boue et de rendre l’homme à lui-même, de faire en sorte qu’il puisse boucler son humanité, comme il le dira encore, jusque dans ses tout derniers textes. Pour lui, ce qui s’est produit là, ce dont il a pu prendre la mesure au contact des Indiens, c’est véritablement le mystère même de toute poésie: celui qui permet à nos sens et à notre conscience enténébrés de percevoir enfin toutes les lumières de la vie.
Cependant, on n’échappe pas à son destin. Antonin Artaud, de retour en Europe ne se montrera pas capable de témoigner avec suffisamment de clarté de son expérience mexicaine. Ses Nouvelles Révélations sur l’Etre sont pour le moins confuses et peu convaincantes. Une fois de plus pour lui, le noir des mots aura brouillé l’intuition de la vie. Et suite à un séjour abrégé en Irlande, il sera interné, comme on sait, pendant neuf ans dans divers asiles qui achèveront de détruire son corps et de rendre difficile l’expression de sa pensée ensauvagée et pure. Il est troublant tout de même de songer que de 1946 à 1948, durant les deux annnées de liberté qui le séparent de sa mort, il ne reviendra plus guère qu’à cette idée gnostique dont il a pu trouver une confirmation auprès des Tarahumaras: à savoir que le corps est une prison, un réceptacle bien malhabile à traduire les sensations, les émotions et les fulgurances de l’esprit. Et c’est pourquoi, à l’instar des Tutuguri, les prêtres du Ciguri, il réclamera de façon bouleversante jusqu’à son dernier souffle un autre corps, enfin désentravé et libre enfin d’accéder à l’Etre.
V
L’aventure d’Antonin Artaud est sans comparaison, à l’exception peut-être de celle de Nerval. Les quelques grands écrivains ou poètes voyageurs du vingtième siècle ne partiront plus avec, dans les bagages, les mêmes enjeux ontologiques ou métaphysiques. Ou du moins, plus avec cet engagement à ce point intégral de toute leur personne.
C’est que, dans la seconde moitié de ce siècle, ce savoir obscur de l’être, qui ne peut s’appréhender, en voyageant ou en écrivant, que d’une façon risquée qui engage tous les efforts et brûle même parfois l’existence, va bientôt faire place, dans les avant-gardes, à une littérature de la forme et non plus du sens, à une écriture qui se place volontiers sous le signe de ces sciences humaines et de la réflexion théorique. Ce seront, ces années 50, 60 et 70, en France, des années terriblement desséchantes de ce point de vue : car l’œuvre ne semble plus ouverte aux lumières ou aux ténèbres de la vie, mais bien plutôt soucieuse de s’enchanter de sa propre image, se repliant, de mallarméenne manière, sur elle-même: son originalité, sa difficulté sinon son caractère impossible, sa beauté froide et stérile.
C’est là la direction qu’emprunte le travail de type romanesque emboîtant le pas aux avancements conquis par le Nouveau roman; mais c’est là aussi l’essentiel de ce qui occupe la scène théâtrale. Beckett, Ionesco, on le sait, nous offrent non sans une ironie toute métaphysique le spectacle d’un homme désormais nu et désoeuvré, soumis aux caprices cruels d’une attente à vide, à jamais seul dans un langage qui tourne en roue libre et semble n’avoir plus de prise sur les choses. Plus qu’un divorce, c’est, semble-t-il, une rupture définitive entre l’activité littéraire et le réel qui s’opère là. L’univers absurde et monstrueux, mis au jour de façon combien tragique et horrible, par les camps et Hiroshima, paraît ne plus tolérer fût-ce l’intention poétique. La poésie est en effet alors perçue comme la plus impardonnable faute: celle d’une candeur fade, d’un refus de connaître la vérité sordide et inhumaine du monde. La poésie est inadmissible, ira même jusqu’à déclarer Denis Roche dans cette foulée-là.
Je voudrais maintenant, avant de suivre sur ses chemins la pensée d’un des plus rigoureux poètes de ce temps, montrer que ces tendances, qui ont certes dominé une longue vingtaine d’années une bonne part de la création française au point d’occulter des œuvres plus marginales ou plus classiques, mais non moins passionnantes, de ces mêmes années, ne furent cependant pas les seules. Et que la poésie, bien qu’avec difficulté et dans la conscience d’être devenue la première des soupçonnées, reprenait ses droits petit à petit, dans l’ombre de ces idées oppressantes.
Et peut-être, telle une fleur soudaine au milieu d’un champ de pierre, là où on aurait eu tendance à l’attendre le moins, sauf à bien mesurer l’étroite consanguinité entre poètes et voyageurs: dans des carnets d’arpenteurs du globe. Dans les livres de bord de vagabonds modernes et souvent solitaires cherchant à trouver dans leur marche, dans leurs pérégrinations, ce dont leur lieu et leur époque semblaient les avoir privés: une certaine intensité, une certaine qualité dans notre rapport aux êtres et aux horizons. Un surcroît de simplicité aussi. Le sentiment que vivre ici, sur cette terre, peut trouver sens simplement par les moments de grâce qu’on est amené à y éprouver, si on sait se montrer attentif. Si, dans le désert, on sait se montrer ému par la plus humble fleur.
Avec des livres tels que Chemin faisant ou L’Eté grec qui datent tous deux de cette époque, Jacques Lacarrière offre à la littérature, parmi d’autres (on peut ainsi songer comme précurseur à un François Augiéras), cette nouvelle voie de traverse. Evoquant dans son livre le plus fameux les moines du Mont Athos ou les villages crétois, ainsi que les multiples éblouissements simples qui ponctuent son voyage, Lacarrière est poète, car il établit avec le monde – la terre grecque en l’occurrence – une relation puissante, quelque chose qui est de l’ordre d’un amour profond pour ce que le monde demeure en dépit de la brutalité et de la bêtise meurtrière des hommes. Et ce faisant, il est d’autant plus authentiquement poète qu’il ne recherche dans ses mots aucun des effets traditionnellement dévolus à l’écriture poétique. La beauté advient sous sa plume, naturellement, comme une preuve de l’intensité particulière d’un moment rapporté, d’une émotion. Et ceux-ci ne surviennent justement que par la magie propre au voyage. Michaux l’avait bien compris : une fois que celui-ci nous a déshabillés de nos habitudes, nous a lavé le regard, notre être en est rendu plus sensible aux sollicitations du dehors. Vidé de ce qui l’embarrassait, il peut enfin accueillir. Et, de surcroît, échapper au cercle des macérations intérieures pour appuyer sa pensée jour après jour sur ce que l’on voit, ce que l’on vit.
Si Lacarrière a su merveilleusement traduire, en actes et en mots, ces idées, cet aspect de ce qu’on pourrait dire une poétique du voyage – laquelle a pu du reste trouver une très belle expression dans son roman narrant la vie errante du derviche Yunus Emré –, on peut en dire tout autant de Nicolas Bouvier.
Sans doute, ce Suisse, écrivain et photographe, immense voyageur et connaisseur de notre globe est-il moins connu d’un grand public que Lacarrière. Pourtant, comme lui, il a bourlingué et dès les mêmes années. Et, qui plus est, son grand livre, intitulé L’Usage du Monde, connaît une première édition en 1963, soit plus de dix ans avant le récit phare de Lacarrière.
L’Usage du Monde relate, sous forme de notes regroupées en chapitres, le voyage qui conduisit Bouvier de la campagne yougoslave à l’Inde, en passant par la Macédoine, la Turquie, l’Iran et l’Azerbaïdjan, et enfin le Pakistan. Ce voyage, effectué partiellement en compagnie du peintre Thierry Vernet, se fait dans le plus grand dénuement. Sans argent ou très peu, au plus proche du quotidien des hommes et des peuples qu’il rencontre sur sa route. Il s’agit pour les deux amis moins d’arriver quelque part que d’y aller, que de vivre pleinement chaque étape, chaque instant, parfois dur, parfois drôle, tantôt risqué, tantôt insolite, d’une telle entreprise. Un voyage se passe de motifs, écrit Bouvier. Il ne tarde pas à prouver qu’il se suffit à lui-même. On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous fait ou vous défait.
Rejoignant lui aussi les intuitions de Michaux, Bouvier va donc se faire l’humble scribe des paysages, des hommes et des femmes qu’il croise, ainsi que de ses émotions violentes ou douces. Et la qualité essentielle – véritable vertu poétique – de sa plume tient en l’exactitude et la sincérité de son regard. Rien d’affecté chez lui: la description, l’émotion sont toujours livrées dans leur pureté brute, non décantée. Le mot, l’image sonnent toujours miraculeusement juste. Rien de rhétorique dans ces épiphanies qu’il donne à partager et qui paraissent l’évidence tant on sent derrière elles l’homme qui les a profondément vécues. Et de trouver alors, au détour d’une page, des phrases comme celle-ci digne de figurer presque au nombre des plus beaux haïkus: Couvert de poussière, un piment à demi rongé dans la main droite, j’écoutais au fond de moi la journée s’effondrer joyeusement comme une falaise.
Preuve parmi d’autres que cette étrange perception du réel que l’on nomme poésie est bien active et puissante, peut-être là où on l’attend moins, dans ces années de métalittérature que furent les années 50, 60 et 70; preuve aussi que le bonheur est dicible pour qui habite le monde en poète. Bouvier, qui n’a jamais prétendu en être un, le signifie magistralement lorsqu’il affirme que, finalement, ce qui constitue l’ossature de l’existence, ce n’est ni la famille, ni la carrière, ni ce que d’autres diront ou penseront de vous, mais quelques instants de cette nature, soulevés par une lévitation plus sereine encore que celle de l’amour, et que la vie nous distribue avec une parcimonie à la mesure de notre faible cœur.
Relatant sans jamais juger, Bouvier dit seulement, et, disant, il aime. Et c’est pourquoi, dans ce livre singulier, s’opère vraiment cette transmutation de ce que l’on aimait à nommer, dans ces années, un texte en poésie. Bouvier ne cherche en effet jamais à faire œuvre, à donner forme; il entend seulement et simplement être au monde. Il est piquant d’ailleurs de constater, tandis qu’une élève iranienne l’interroge sur l’Absurde – il donne alors quelques leçons à Téhéran, pour gagner un peu d’argent –, qu’il ne trouve rien d’autre à répondre que ces mots: comment expliquer ce que l’on ne ressent pas, non sans omettre de préciser plus loin: pas d’absurde ici…mais partout la vie. Et de conclure: Impossible ici d’être étranger au monde.
Nicolas Bouvier est assurément un très grand écrivain de cette période. Un grand prosateur sur le plan de la phrase, un authentique poète sur le plan de sa relation à la terre. Et au voyage, dont nul ne doute qu’il ait bien cerné à sa manière, à l’instar de ses aînés, tous les enjeux, toute la beauté.
Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr.
Ne dirait-on pas d’un Artaud délivré qui aurait mûri aux lumières de Michaux?
VI
Yves Bonnefoy – à qui je me suis permis d’emprunter le titre de ce parcours à travers ces quelques moments de la poétique du voyage – compte au nombre des poètes qui ont contribué de façon décisive, par leurs efforts et la rigueur de leur démarche poétique, à rendre l’espoir. L’espoir en ce que j’appellerais, prosaïquement, une littérature du sens ; l’espoir aussi que la poésie véritable, telle un phénix, renaît toujours de ses cendres – pour affirmer que la terre vaut et qu’il revient au poète de nous en rouvrir les chemins!
Bonnefoy a beaucoup lu Arthur Rimbaud comme il a su mesurer l’importance de Nerval, sur lequel il s’est moins exprimé, aux sources de notre modernité. D’eux, comme de beaucoup d’autres, il a médité l’expérience. Poète, traducteur, il est aussi un spécialiste de quelques hauts moments de l’histoire des formes. A ce titre, il fut d’ailleurs plusieurs années professeur au Collège de France.
Si, d’un mot, il fallait synthétiser ce qui fait la force et la spécificité de son œuvre, je dirais peut-être, à l’instar de Gracq parlant de Proust, qu’elle constitue un terminus. Terminus, en cela qu’en elle convergent bon nombre des préoccupations de la modernité, non seulement dans le domaine de la poésie, mais aussi dans celui des arts plastiques – peinture, sculpture et même architecture – ainsi qu’en témoignent de nombreux poèmes. Car de toujours Bonnefoy a refusé de faire de sa poésie une œuvre close sur elle-même. Comme depuis toujours, il a préféré l’ouvrir à d’autres pour en faire peut-être même un lieu où elles peuvent débattre, s’affronter ou se rencontrer. Michel-Ange peut ainsi y dialoguer avec Poussin, Baudelaire y être ébloui par Giacometti, tandis que Piero della Francesca croiserait Shakespeare…
De plus, si cette œuvre attire à ce point l’attention, c’est parce qu’on y sent en permanence derrière les mots une présence, et derrière les affirmations un homme qui les a vécues et pesées.
Tenant vraisemblablement de ses études de mathématicien un goût marqué pour la rigueur, Bonnefoy ne parle jamais sans avoir d’abord vérifié, sans avoir et parfois longuement mûri un auteur, un peintre, une pensée, cherchant à toucher derrière le miroitement des formes et des images une intuition sûre, une piste vers ce que sa rêverie, toujours sous contrôle, l’enjoint parfois à désirer.
Et c’est dans ce sens, je crois, qu’il convient de lire L’Arrière-pays, ce récit que Jean Starobinski tient pour l’un des plus hauts sommets de notre langue, et comprendre, du même coup, les enjeux du voyage pour un poète tel que lui. Car il n’est pas exclu de songer que le voyage révèle, mieux que tout, ce dont nous avons besoin pour nous-mêmes, sinon ce que nous sommes.
Ce livre de prose, illustré, est découpé en cinq chapitres qui sont comme les cinq actes d’un théâtre mental où serait mise en scène son autobiographie spirituelle.
D’un projet de base – qui aurait porté sur la fascination dans laquelle les images peuvent nous plonger – au résultat final, qui passe lui-même par de nombreuses digressions, Yves Bonnefoy en arrive à relater ce qui fut marquant dans sa vie de poète: lieux, œuvres, moments, rêveries et errements même; bref, tout ce qui a pu structurer sa conscience et faire de lui l’écrivain qu’il est devenu.
Ici, il n’est nullement question d’anecdotes ou de détails liés à sa vie affective ou privée. Et pourtant ce qui frappe, d’emblée, c’est le sentiment que la personne qui parle est un ami, chaleureux, authentique. Dès les premières pages, on ne manque d’ailleurs pas de tomber sous le charme de sa voix: une voix immédiatement identifiable à ses accentuations, son rythme, son goût marqué pour les ruptures et les grandes phrases, spiralées, coupées d’incises, baroques. De même qu’aussitôt on est saisi par le caractère d’autorité de cette voix-là, qui s’impose avec d’autant plus d’évidence et de naturel qu’on pressent que des choix, des décisions qui engagent tout l’être, vont être révélés, approfondis. Auctor, au sens très étymologique de cette expression, Bonnefoy l’est bien, qui augmente le sens du monde par une expérience dont il se veut le garant avec une exigence qui conjoint indissociablement soucis éthique et esthétique.
Livre multiple, L’Arrière-pays est aussi le récit qui propose un portrait du poète en voyageur, essentiellement dans sa découverte de l’Italie ou de la Grèce, bien qu’évoquant aussi l’Asie ou ses longues traversées des étendues américaines. Sans compter que, dans le même temps, et comme en abyme, Bonnefoy y développera encore la figure rêvée d’un double voyageur en quête d’une vérité voilée de l’art et de la terre, si bien qu’en dernière analyse, il peut se lire comme une véritable poétique du voyage tel que le conçoit le poète, c’est-à-dire avec ses éblouissements bien sûr mais ses dangers tout autant. Car il s’agit bien entendu d’une démarche toute personnelle ici. Rien à voir, par exemple, avec celles de Lacarrière ou de Bouvier, chez qui ne comptent pas pour peu les contacts les plus quotidiens avec les habitants des pays qu’ils traversent…
Dans L’Arrière-pays, le voyage semble recouvrir deux préoccupations essentielles que l’on pourrait dire à la fois paradoxales et complémentaires.
Hanté par la pensée gnostique d’un monde derrière celui-ci – sinon dissimulé en son sein – et convaincu que des lieux ou des œuvres de notre monde en constituent des portes ou des clefs, le poète voyage avec l’impression parfois d’en déceler des preuves, dans l’exaltation; mais aussi, parce qu’il place la lucidité au-dessus de tout, il apprend à se satisfaire de ce qu’il voit, simplement, ici et maintenant, dans notre seul lieu réel, pour reprendre un vocable majeur de ses premiers grands livres de poésie.
Bonnefoy voyage donc pour voir des lieux mais aussi des œuvres. Et significative de ce point de vue est sa démarche, par rapport aux autres poètes ou écrivains survolés jusqu’ici: car c’est souvent pour pouvoir passer quelques jours dans telle ville d’art, comme Florence ou Rome ou Venise, ou pour admirer les œuvres de telle exposition que se déplace le poète. Et c’est ainsi d’ailleurs, dans ce livre unique, que voisinent en permanence avec les mots du poète, de nombreuses reproductions de tableaux, de sculptures ou de façades en compagnie de photographies de lieux chers à sa pensée. Dans ce sens, on peut lire L’Arrière-pays comme une des plus belles invitations au voyage qui soient. En témoignent parmi d’autres les pages somptueuses qui narrent l’arrivée à Venise dans le cinquième chapitre…
Mais c’est encore, ce récit, un livre fondamental pour Bonnefoy dans la mesure où le voyage lui enseigne à approfondir sa relation à lui-même, à son histoire personnelle, bien entendu, mais plus largement à l’histoire des formes et des pensées elle-même. A apprendre au fond peut-être à s’accepter en tant que poète occidental dans un espace métaphysique et esthétique propre qui a des lois et des leurres qu’on méconnaît trop souvent pour n’y être pas attentif.
Or, dès les premiers mots du livre, Yves Bonnefoy pose le problème – celui qui l’habite, mais aussi celui qui traverse une bonne part de la création occidentale. Il s’agit en effet de rendre compte d’une singulière mais insistante dialectique en lui de l’amour pour cette terre-ci, perçue comme une musique, une parole suffisante et de la hantise du là-bas où l’on pressent obscurément qu’il serait possible de vivre à un autre degré d’incandescence. Et voilà que ce désir impossible est entretenu pourtant par certains paysages, certaines lumières; ou par des mots ou des œuvres d’art. D’emblée sont mentionnés Poussin, Piero della Francesca, ou Alberti, que le poète perçoit comme des artistes frères… Dans cette perspective, sur base de certains noms de lieux ou sur une simple entrevision, la rêverie pourra prendre, de manière presque proustienne. Et ce sera le cas avec Capraïa, puis Zante et Céphalonie… Cependant, presque chaque fois, c’est au moment même où notre terre lui paraît satisfaisante, que le reprendra aussi ce qu’il nomme sa gnose, son sentiment d’exil – de privation d’un plus haut lieu –, si bien que, dans sa rêverie, il se sent alors davantage requis par quelque terre perdue au fond d’autres que par la mer et les îles qui sont offertes à son regard.
Si Bonnefoy sait bien, en définitive que l’arrière-pays (…) n’existe pas, il va néanmoins tenter d’en délimiter l’aire et ce qui lui en procure le désir: les guides de voyage, parfois, mais surtout certains livres de voyageurs comme Alexandra David-Neel ou Ossendowski. Chacun d’eux semble l’ouvrir à des territoires magiques et réels à la fois (comme le Tibet) et qui participent à ce que Bonnefoy appelle sa théologie de la terre. Il évoquera aussi l’importance d’un récit d’enfance intitulé Dans les Sables rouges. Il en reconstituera même la trame, preuve qu’elle conditionnera durablement sa pensée. Dans ce livre, retrouvé bien plus tard, mais au contenu somme toute bien différent de ce dont le poète croyait se souvenir, une équipe archéologique tombe fortuitement en plein milieu d’un désert asiatique sur une colonie romaine demeurée intacte en dépit des siècles! De même, dans un texte d’Alexandra David-Neel, il se montre fasciné par l’errance fiévreuse d’un moine parti en quête d’un lieu qu’il a entrevu en rêve…
Après avoir prolongé son évocation du Tibet puis du Japon, il en vient à circonscrire une zone qui irait de l’Irlande à l’Asie hellénisée ou romanisée et bouddhiste, en passant par l’Iran et l’Afrique des cultures révolues, pour se centrer sur la Méditerranée tout entière: un espace qui synthétise à ses yeux l’orgueil, mais aussi l’insatisfaction, l’espoir, la crédulité, le départ, la fièvre toujours prochaine. Pas la sagesse, mais peut-être mieux. C’est ainsi qu’il songe encore à l’Inde où l’ailleurs et l’ici semblent se conjoindre dans l’irréalité, et où le sentiment d’être n’est plus que fumée qui monte vers le ciel.
Quittant Jaipur, Bonnefoy en vient pourtant à se demander si tous les signes énigmatiques de l’ailleurs qu’il croise sur sa route ne désignent pas, bien plutôt, un chemin de terre, un chemin qui serait la terre même.
Et c’est alors qu’il va consacrer son chapitre central, le plus dense, à l’Italie, terre des images par excellence, comme il l’écrira, et sur la Toscane et sa peinture en particulier, laquelle le requiert depuis ses années surréalistes dans l’immédiat après-guerre, notamment au travers des figures d’Uccello et de Chirico, et sur laquelle il désire entreprendre une étude.
Car l’Italie, pour Bonnefoy, c’est l’imaginaire, l’irréalité, l’impossible (…) rénové ici, recentré, rendu réel, habitable. Une terre où il va rencontrer Giotto, Masaccio, Domenico Veneziano ou Piero della Francesca. Autant d’artistes qui, à l’inverse d’Uccello, qui démembre l’espace et nous prive par conséquent d’une beauté simple, sont des rassembleurs de l’évidence éparse, des peintres porteurs dans l’expérience sensible de la lumière et de l’unité d’un sacré. Avec eux, Bonnefoy met le doigt sur deux des enjeux fondamentaux de toute sa poésie: en faire le lieu où dire que le monde est un, là où nos savoirs de plus en plus autistes et technocratiques ne voient que diversité, et dire que cette terre constitue un bien qu’il y a à voir autrement qu’avec un regard prédateur. Un lieu où être plutôt qu’un lieu où il faut s’efforcer d’avoir. Dans ce sens, Brunelleschi et Alberti seront eux aussi source de l’un de ses plus grands bonheurs. Il ira même jusqu’à dire qu’ils le conduisent à une nouvelle naissance, tant ces architectes comme ces peintres réalisent à ses yeux la synthèse de l’être dans l’espace.
Cependant, le danger demeure de ne voir dans les réalisations de ces parfaits artistes qu’abstraction là où l’on touchait une terre. Et le poète est à nouveau tenté à ce moment d’imaginer qu’il lui manque encore un élément: une autre perception que la sienne propre pour toucher, comme eux, à l’évidence de la terre. Mouvement de pensée qui le reconduit, on s’en doute, à sa gnose et à retourner traquer toujours ailleurs, dans d’autres villages, dans d’autres régions, ce qui lui paraît manquer ici.
Et, çà et là, comme à Volterra, devant la Déposition de Rosso Fiorentino, son espoir se trouve alors réalimenté. Et il se montre prêt même à suivre la trace d’un petit maître comme Arcangelo di Cola da Camerino. Ou, en raison d’une certaine vue du lac Trasimène, à souhaiter partir pour Cortone.
En dépit de toutes ses tentations, il parviendra à mener à bien son étude de l’art italien qualifié de véritable évaluation ontologique et non de simple reproduction des apparences. Bien que, de Piero à Botticelli et à Michel-Ange, puis Pontormo, il constate que l’ambiguïté du vouloir des artistes va croissant – laissant finalement derrière elle l’intensité première de la pittura chiara des premières saisons –, Florence lui apparaîtra au bilan comme l’éducatrice blessée, mémorieuse, savante, dont il avait besoin, qu’il cherchait. Et elle lui montra, leçon jamais par lui entendue encore, qu’on peut aimer les images, même si de chacune on reconnaît le non-être.
Tandis qu’il relate son passage à Arezzo, il est troublant de constater que le poète est amené à passer du je au il créant ainsi la figure de celui qu’il appellera le voyageur. Et naît simultanément en lui le projet d’écrire un livre où le “voyageur” reparcourrait son chemin, ou plutôt s’y engagerait vraiment! Et plus loin de préciser: Un livre où la raison finirait par circonvenir le rêve.
Et, qui plus est, voilà que ce souhait se double d’un rêve symbolique, accompli peu après le séjour à Arezzo, un songe dans lequel l’une des Sibylles révèle énigmatiquement au poète la clef de son destin.
S’ouvre alors, en abyme, un récit dans le récit puisque les pages qui suivent vont nous donner une idée de ce que ce récit du voyageur, jamais achevé, inachevable, clos et pesant, lourd du poids du rêve et de la part immaîtrisable de nos désirs, eût pu être. Dominé par la quête problématique du lieu où enfin achever le voyage – un lieu auquel il aura accès moyennant la traversée d’un fleuve sur une étrange barque – ce récit donne à Bonnefoy la possibilité d’interroger la figure de ce double obscur de lui-même. Car ce voyageur qui erre de ville en ville dans l’Italie centrale semble dans une perpétuelle hypnose. Au terme d’une marche dans la lumière presque noire de la campagne près d’Apecchio, il atteindra une orangerie à la française. Mais à ce point, Bonnefoy se rend compte qu’il ne peut finir. Il ne sait si le voyageur, ayant trébuché sur une pierre et mortellement blessé sera recueilli par une gardienne du lieu ayant les traits d’Anne dans le tableau de Léonard de Vinci, et qui, l’emportant, lui redonnera confiance pourtant ; ou si le voyageur, effrayé, cherchera à fuir l’orangerie dans laquelle il sent une présence qui le dépasse… Enfin, Bonnefoy évoque encore une ultime variante du récit (lequel s’apparente à celui qu’il écrira réellement sous le titre de L’Ordalie). Dans cette dernière, le voyageur parle à un inconnu, à Orsanmichele. Plus averti que lui des vérités de l’art, celui-ci le suivra jusqu’à l’orangerie où serait présente une jeune femme cette fois…
Bonnefoy va déchirer Le Voyageur. Il comprend en effet que ce récit, non sans affinité avec les proses de Nerval, est devenu davantage un produit de l’imaginaire qu’un effort pour appréhender ce qui se joue au fond de lui.
Toujours à la recherche d’une clef, le poète va ramasser les ferments de ce qui lui permettra de tenir à distance les nuées opaques du songe dans une quatrième partie, plus lumineuse. Placée sous le signe de l’enfance celle-là, elle mettra en évidence elle aussi ce que les lieux ont à nous apprendre sur nous-mêmes.
Et ici encore, comme s’il s’agissait pour le poète d’une fatalité dans la perception des choses, l’enfance va se partager selon une dualité de lieux.
Ainsi va-t-il opposer la ville de Tours, où il est né et où va habiter pendant l’année dans une maison pauvre un enfant déjà tout à ses rêveries et ses angoisses solitaires, confronté au mystère du monde, et Toirac, dans le Rouergue, le village de ses grands-parents, où il passe ses vacances. Evoquant le jardin et les paysages qui lui sont donnés à voir là-bas avec une puissance toute rimbaldienne, il confesse qu’il lui arrivait de pleurer presque, mais d’adhésion. Car, écrit-il, l’exil était terminé.
Cependant, les vacances finies, lorsqu’il lui faut en septembre retrouver Tours, c’est aussi le moment où il peut mesurer que cette idéalité du pays dans son regard d’enfant ne retenait nullement une dimension capitale dans nos vies, et à laquelle son travail de poète n’a cessé de se vouer : la finitude. Le pays d’enfance, de façon naïve, demeurait le produit de la musique des essences. Et ce qui lui échappait lui apparaît soudain avec d’autant plus de violence que ses grands-parents meurent, le rendant pleinement à cette réalité de la finitude.
Toujours à la recherche du moteur profond de sa démarche et de ses tropismes, le poète est également amené à relater sa découverte de la langue latine, dont la syntaxe particulièrement l’émerveille tant elle lui paraît propre de dire plus étroitement cette terre de finitude et de beauté à laquelle son œuvre future se consacrera : le latin était un feuillage vert sombre, touffu, un laurier de l’âme à travers lequel j’eusse perçu une clairière peut-être, en tout cas la fumée d’un feu, un bruit de voix, un frémissement, d’étoffe rouge, ou encore, comme il l’écrira plus loin, une algèbre de la parole en exil.
Et il se sent bien proche du poète Virgile, qu’il découvre dans ces années-là, mais à nouveau dans cette perspective d’une terre mystérieuse où enfin poser ses bagages, une terre où, à l’instar des bergers des Bucoliques, il serait possible d’accomplir son destin de façon comme musicale, brûlant le temps dans l’espace.
Néanmoins, comme à l’accoutumée chez Bonnefoy, ce désir est aussitôt réprimé, comme est dénoncée chez Virgile sa faveur accordée à la forme plutôt qu’à la possible relation à la terre qu’elle semblait à même de désigner.
Comme toujours lorsque sa gnose le reprend, le poète qui a médité les leçons de Baudelaire, Rimbaud et Chestov et qui sait que la hantise grecque de Hölderlin est une folie à laquelle il ne doit pas céder, condamne une œuvre dont le souci serait de demeurer close à la réalité du monde – se démarquant ainsi radicalement de la tendance littéraire majoritaire de son temps. Refusant une écriture qui s’enchanterait de sa propre beauté, il en appelle à une poésie ouverte au temps et à autrui. A cette Rome hors temps située au milieu des sables rouges, ce lieu immobile où vivre serait de cristal, Bonnefoy entend préférer la terre que nous foulons, puisque l’autre n’est à jamais qu’un rêve pernicieux, qu’une recomposition où sont gommés les piliers qui constituent notre existence: le temps, la mort et le hasard, à la rencontre desquels tous ses grands livres de poésie se sont toujours portés quant à eux.
Le dernier chapitre de L’Arrière-pays retrace un retour de Grèce en Italie, un séjour à Venise, un passage à Mantoue; il dit enfin ce que le poète apprendra à Rome.
Dans le souvenir du Sphinx des Naxiens qu’il a admiré à Delphes, il s’interroge sur la possibilité de fondre en un seul les deux sentiments qui ne cessent de s’affronter en lui, bien qu’il sache fort bien la vanité de l’un d’eux.
Ainsi, à Venise, il est repris par ses mirages et croit percevoir dans ce qu’il voit le reflet d’un autre lieu. A la faveur de la visite sur Carlo Crivelli et ses disciples, il tombe sur un tableau d’un élève qu’il juge supérieur aux travail du maître : une image où un sourire lui paraît exprimer un sentiment inconnu, un mode d’être aussi important que la foi, l’espérance, et qui pourtant nous échappe… Un rêve à nouveau, certes, mais que le poète décide avec fièvre de vivre en tentant d’écrire un récit, une fois de plus. Seulement, cette fois, il veut y interroger ce rêve jusque dans ses derniers retranchements. Il crée alors le personnage d’un historien d’art, nouveau double de lui-même, qui enquête sur une œuvre d’un certain Lorenzo d’Alessandro qu’il a vue reproduite dans le Burlington Magazine, et il écrit même à son sujet une étude qui ruine définitivement son autorité, jusqu’à ce qu’un linguiste lui fasse part qu’à son sens, dans un dialecte ombrien, ce sentiment a pu être exprimé. L’historien rend visite au linguiste mais comprend qu’il ne peut pas se vouer à l’illusion et doit considérer comme bien plus essentiels la profondeur de l’instant qui vient, la qualité des choix qu’il faudra y faire, la merveille d’exister.
Dans le train qui le mène à Mantoue, Bonnefoy va pourtant renoncer à nouveau à figer en un récit les notes qu’il vient de prendre à Venise car, l’écrivant, il formule à ce point de nouvelles questions qu’il en vient à se confondre avec sa créature de papier. Au petit matin, il va déchirer son carnet. Cette fois, il paraît bien avoir compris que le rêve est là pour être simplifié, vécu : non pour dévaster la terre, mais pour la faire mieux advenir, comme afin d’établir un rapport à soi-même plus serein…
Après quoi, le poète retrouve à Mantoue, à l’occasion de l’exposition Mantegna, avec Piero, Bellini, Giorgione ce dialogue particulier qui lui est si précieux, car dans l’échange seul, estime-t-il, nous accédons au réel. De surcroît, cette exposition lui permet de s’ouvrir à l’art baroque qui aime ce qui est limité, ce qui passe et sait reconnaître dans cette terre-ci le centre de gravité de toute œuvre forte, de toute vie.
A Rome, où il se rend plus tard, le baroque berninien lui révélera que l’être du lieu, notre tout, se forge à partir du rien, grâce à un acte de foi, qui est comme un rêve que l’on a tant vécu, et si simplement qu’il en est comme incarné, tandis que les réalisations de Borromini, qu’il admire mais redoute, lui tiendront lieu de mémoire de ses propres errements gnostiques. Et le livre de s’achever sur un magistral hommage à Nicolas Poussin – qui demeure à ce jour son peintre de référence sans doute – pour avoir su incarner le désir de la forme et la volonté de circonscrire l’ailleurs, certes, mais aussi un travail qui les plie, en définitive, aux lois qui président à notre existence errante dans ce monde-ci, et à l’amour qu’il faut lui témoigner. Une confiance que symbolise la poignée de terre que le peintre ramasse en affirmant que tout Rome est dedans.
© Christophe Van Rossom & revue Sources.
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