Il n’est de poésie qui vaille que du Nom exact.
Le Nom exact d’Etre est Chance.
C’est calomnier la chance d’être que se plaindre.
Fasse taire, oiseau de malheur, la calomnie née de ta fatigue,
Ou de quelque méprise superficielle.
Etre est Beauté.
Il n’est de gloire qu’à Saluer.
« Une pensée n’est juste, comme on dit qu’une voix est juste, que si elle est un chant. », estimait Roger Munier.
Saluée dès les premiers livres par des voix aussi diverses que celles de Roland Barthes, Louis-René des Forêts, Jean-Luc Nancy, André du Bouchet, Pierre Bergounioux, Mathieu Bénezet ou Michel Foucault, l’œuvre poétique de Jean-Paul Michel – à la fois pensée comme chant et chant comme pensée, pour employer une formule avec laquelle il définit la poésie de Hölderlin – le prouve avec éclat. Qu’elle ait suscité l’intérêt de philosophes autant que de poètes ou de prosateurs n’est donc pas fortuit.
Aujourd’hui, alors qu’elle couvre déjà pas moins de trois décennies, et que viennent de paraître à quelques années d’intervalle Bonté seconde, un cahier d’hommages, d’entretiens et d’inédits dirigé par Tristan Hordé à l’enseigne de Joseph K, mais surtout, chez Flammarion, Le plus réel est ce hasard, et ce feu et de Défends-toi, Beauté violente ! qui rassemblent l’essentiel de sa poésie jusqu’en 2000, un regard d’ensemble sur le massif qu’elle constitue est donc désormais pleinement possible.
Lorsque l’on rend compte d’une œuvre – qu’elle soit poétique ou romanesque, d’ailleurs –, une erreur commune consiste à en parler comme étant une, monolithique. Toute d’un bloc et jaillie d’un coup, oubliant par là même la maturation progressive rendue possible par les rencontres, les lectures, les événements heureux ou malheureux d’une vie. Qu’on prenne au contraire le temps de suivre un artiste sur ses chemins, saluant ses conquêtes, mais épinglant ses errements aussi bien, et l’on pourra alors prendre la mesure du trajet (comme disait Michaux) qui est nécessaire pour produire la forme à même d’accueillir et de dire l’expérience qu’elle souhaite véhiculer.
Parlant de Jean-Paul Michel, il serait aisé – et une part de la critique n’a pas manqué de favoriser cette hypothèse – de voir deux pans dans son parcours. Une ligne de partage d’ailleurs semble toute trouvée puisque le passage d’un pseudonyme au nom du père paraît matérialiser cette fracture ou cette transition au cœur de l’œuvre.
De 1975 à 1991, tous ses livres sont signés Jean-Michel Michelena, alors qu’à partir de 1992, date de la sortie des proses intitulées « Autour d’Eux la vie sacrée, dans sa fraîcheur émouvante… », Michel choisira de signer de son patronyme. Si la décision n’a rien de superficiel, il serait en revanche inexact de considérer que le poète, un temps habité par une révolte soucieuse de détruire et d’assécher le langage, relègue soudain au rayon des souvenirs la poétique de la cruauté qu’il a élaborée au fil de ses trois premiers livres (C’est une grave erreur que d’avoir des ancêtres forbans (1975), Du Dépeçage comme l’un des Beaux-Arts (1976), et « Le Fils apprête, à la mort, son chant… » (1981)), pour faire désormais de ses poèmes un espace d’éloge à ce qui est, dans un feu de joie affirmative qui n’est pas sans évoquer Hölderlin et Hopkins.
Pour comprendre cette conversion d’une poésie du non à une poésie du oui, il paraît capital d’en identifier les motifs profonds en examinant sous ce jour les livres parus durant la douzaine d’années qui courent de 1981 à 1993, disons. La mort d’un ami, la naissance de sa fille, de nombreux séjours en Italie, un voyage en Allemagne – événements qui sont dits, le plus souvent de façon explicite, dans ses poèmes ou ses proses – sont autant de révélations sur lesquelles il y aura lieu de revenir par conséquent. Beau front pour une vilaine âme (1988), « Dans la gloire d’être, ici, tenu, par le mal, droit… » (1991) ou encore Meditatio italica (1992) soulignent en effet les enjeux de ce moment d’hésitation et de recherche dans sa pensée et sa poétique.
« Je voulais que l’art aggrave – non apaise. (…) Mais je manquai mon sacrifice. »
« L’enfance ment. L’adolescence ment. Les maîtres mentent. Le débraillé jacte. La métaphore est fade. La mode, une pitié. / Tout ce dont il faut débarrasser l’écriture lui est clair. / S’il avait une crainte, ce serait seulement de manquer, si peu que ce fût, d’énergie, dans sa demande, à soi, de cruautés efficaces », écrit le jeune Michelena dans Du Dépeçage comme l’un des Beaux-Arts, son deuxième sacrifice de langage, ainsi qu’il nomme chacun de ses trois premiers livres de poésie.
Il faut se représenter son poème à l’époque. Déjà il joue de façon authentiquement personnelle, neuve, des ressources de la typographie. La taille des polices, le jeu entre les caractères (standards, gras, italiques), l’usage de citations entre guillemets, le travail sur les blancs dénotent une démarche réfléchie. Le langage est mis à mal car, hérité des parents, usé et sali par l’usage quotidien, vidé de sa substance et de sa violence par l’emploi lénifiant qui en est fait par la plupart des prétendus écrivains, il n’est qu’une baudruche navrante, qu’un moulin à paroles gorgé de pathos ! Au surplus, si l’on en use trop spontanément, il n’a guère plus de valeur qu’une crise d’acné. Ce ne sont que sentiments convenus, émotions superficielles qu’il parvient à traduire, et bien médiocrement.
Soucieux de dénoncer ces errements du langage, Michelena, travaillé en profondeur par ce qu’il appellera plus tard un rimbaldisme négateur, entend détruire ce qui lui apparaît comme frauduleux, mensonger et sans portée. Il se livrera donc sur la langue à une véritable entreprise de démembrement et de découpage. « Pour moi, dit-il, hélas, j’écris avec des ciseaux. » !
Le résultat relève du récit, certes. Mais ce qui frappe surtout c’est le ton. Hâchurée, mise à mal et hautaine tout à la fois, une voix cruelle évoque des scènes, des moments, des lieux contre lesquels il semble que le poète veuille entrer en guerre. Peut-être pour régler certains comptes avec le passé. On a donc affaire à une poétique tendue où le langage paraît avoir été parfaitement asséché de tout sentimentalisme. « On ne peut se vêtir de linges mouillés. On n’écrit pas avec des larmes », écrira Jean-Paul Michel. D’où, dans ces premiers livres, ce sentiment que ce que s’y joue est de l’ordre d’un travail du négatif, appelé peut-être à se répéter longtemps dans la forme neuve qu’il s’est inventée.
Or ce serait, cela, conclure bien trop vite, et méconnaître qu’un autre courant, peu visible encore, traverse ces mêmes livres : celui d’une essentielle sympathie pour ce qui est beau, comme pour ce qui est grand dans le monde comme chez les hommes ; « notre pensée manque de la douceur qu’il faut pour a / border la dé / licatesse de // ce qui est », concédera-t-il.
Au bilan, si ces sacrifices eurent leur efficace – celle de casser les langages faux pour accéder à la parole –, ils n’en laissent pas moins un sentiment de trop peu dans la bouche du poète. Disposant, grâce à ce premier moment de sa pensée et de son esthétique, d’une langue châtiée, au sens propre comme au sens figuré, il pressent en effet qu’une autre voie doit être empruntée désormais par sa vie et ses mots.
« Quand on vient d’un monde d’Idées la surprise est énorme / de connaître (…) / que les choses ont un goût de choses. »
Pour que Michelena puisse (re)devenir Michel, c’est-à-dire pour que le poète puisse accéder à son être propre, un certain nombre d’électrochocs étaient sans doute nécessaires.
La poésie qui suit celle du moment sacrificiel est une poésie en quête de son lieu et de sa formule. L’esthétique nouvelle qui se met progressivement en place repose sur des vers libres aux mètres irréguliers. Ses enjeux, après une phase plus intellectuelle disons, héritée peut-être de ses années de formation, consistent à « rendre à jamais / présent / ce qui paraît / perdu ». Autrement dit : célébrer avec faste le réel dans ce qu’il offre de plus beau et de plus passionnant : l’art, l’amitié, l’amour, la chance même d’être.
L’art, parce qu’il ordonne et structure le monde en donnant forme à ce qu’on n’en perçoit pas mais qui en constitue l’éclat justement. L’amitié, parce qu’il est plus que juste, pour Michel, de saluer les aînés qui ont bouleversé sa vie : Jean-Marie Pontévia, tout d’abord, le philosophe et historien d’art qui fut son maître, et qui meurt, dans ces années-là, bien trop jeune ; puis, plus tard, le poète marocain Mohammed Khaïr-Eddine, que Jean-Paul Michel, adolescent encore, sera l’un des tout premiers à éditer. L’amour, entendu au sens hölderlinien, parce qu’il est cette faculté supérieure de dépasser d’emblée toutes les étroitesses et les petitesses de la vie en s’installant dans une perspective plus élevée qui, sans méconnaître tous les aspects noirs du monde – à commencer par la mort d’un ami –, choisit pourtant de dire la lumière plutôt que les ténèbres. La chance même d’être enfin, parce que le ressassement, vaniteux d’ailleurs, de ses malheurs personnels comme de ses détestations participe de la médiocrité et de la bêtise générale quand il s’agit de les corriger par les actes que sont les œuvres que l’on produira, fort de cet esprit nouveau.
Un projet ambitieux, donc, et qui s’avère autant le fruit de sa réflexion sur sa saison en enfer que la conséquence d’événements plus heureux, mais qui le marqueront à jamais. Jean-Paul Michel confie ainsi volontiers le saisissement, proprement ontologique, qui s’est emparé de lui lorsque la main sa fille pour la première fois pressa la sienne. Soudain, dans cette fragilité et cette adhésion aussi spontanée que confiante témoignée par l’enfant, il lui sembla qu’un monde même, ayant goût de choses, pouvait s’offrir, libéralement, à lui. De la même façon, la lumière de l’Italie, l’éclat de la Méditerranée, les grandes villes d’art de Toscane, comme les fresques de Pompéi lui tiennent lieu de leçon. Ces révélations successives exigeront une poésie à leur mesure. Un ars qui soit autant éthique qu’esthétique et qui, bien qu’instruit de la haute probabilité de l’échec, ose encore oser. « Ce que j’aurai voulu le plus fort, c’est donner un coup d’arrêt à l’insolence du trop-humain triomphant de cette fin de siècle. Selon les représentations que je me fais de cette tâche, les intentions n’y suffisent pas. Il y faut des œuvres », résumera-t-il.
Pourtant, les mauvaises certitudes ne sont jamais loin et viennent quelquefois le hanter. La vanité de toutes les petites entreprises, la mesquinerie et les bassesses innombrables, mais aussi le non-sens, et le temps qui va et la mort mériteraient tant la calomnie et la négation ! Plutôt que de les condamner sans fin au risque d’en être contaminé, l’art prôné par Michel relèvera d’une justice qui rétablit un équilibre : une loi souveraine éclipsant par sa puissance d’affirmation les mille et une petites épreuves du quotidien aussi bien que le chaos absolu qui peut engloutir non seulement une vie, mais une civilisation même. « L’art se tient très loin, à mes yeux, des marais de la dépréciation, des ruminations de l’abandon. (…) Il y a toujours, dans tout art qui vaut, une alacrité, une audace, une fermeté, une excitation, une gaieté, une absence d’illusion, qui ne trompent pas. »
Ces valeurs, un poète, presque un saint, les incarne. Il s’agit de Friedrich Hölderlin, que Jean-Paul Michel place au plus haut dans son panthéon personnel et à qui il consacrera quelques-unes de ses proses les plus fortes. « Ce qui fait d’Hölderlin, pour nous, aujourd’hui, la Loi, c’est que, d’un bout à l’autre, les ressources de la langue et de la voix, de la pensée et de l’art, de la mémoire du divin et de l’audace d’une pensée de sa possible perte, auront été chez lui loyalement déployées sans déni, mépris, doute initial – sans que jamais, de l’ironie ricanante des modernes, la pointe basse ne le touche et ne le gâte. »
Or, c’est précisément à l’occasion d’un voyage de réflexion, nourri de nombreuses lectures, effectué en août 1993 en Allemagne sur les traces du poète, que Michel prendra la décision de renoncer à son pseudonyme pour enfin signer de son nom véritable. Il comprend en effet qu’il n’y plus lieu désormais de tergiverser, de douter, mais qu’au contraire, à l’instar d’Hölderlin, il faut répondre au néant qui guette et menace toujours, sans doute, par le rire affirmatif et puissant de l’Etre. « Je sens des forces me revenir, une confiance grandir, une joie nouvelle, à laquelle je n’avais plus part que par éclats, et dont je suis maintenant prêt à croire qu’elle pourrait durer : la pure jubilation qui va toujours avec le sentiment d’un inconnu énorme à affronter. Ou bien je suis aux portes de la bêtification et des affaissements séniles, ou bien il me sera donné de connaître quelque pouvoir de rédemption de l’art d’écrire – et des bienfaits. », écrit-il alors.
« L’art n’efface pas la perte. / Il lui répond. »
Et c’est là, cette volonté joyeuse et rédemptrice d’adresser une réponse, une décision qui le distingue fondamentalement de la plupart des autres poètes de ce temps. Eux interrogent prudemment quand lui a choisi de répondre. Encore une fois, ne voyons pas là le signe d’une forfanterie aveugle, mais un courage lucide bien plutôt , parfaitement instruit de la perte et du malheur. Une visite des ruines de Sélinonte confirme d’ailleurs que Michel n’est pas un poète naïf : « Les plus hautes figures d’art n’échappent (…) pas (…) à la perte. (…) L’oublier grèverait d’une lourde hypothèque le sérieux d’écrire, la qualité de savoir, le courage nécessaires à qui veut, du moins, enregistrer un peu de l’irrécusable réel. » La mort, dans une misère noire, de son ami Mohammed Khaïr-Eddine, à qui Michel dédie un texte qui n’a rien à envier à celui que Mallarmé autrefois consacra à Villiers de l’Isle-Adam, est là pour le rappeler aussi.
Pourtant, une chose est claire à ses yeux dorénavant : il faut refuser la plainte, le cynisme et la macération pour s’engager sur le chemin d’un art qui soit confiance et célébration fastueuse de ce qui est. Avec une joie lucide, le poème saluera, oui, la chance d’être, la beauté et l’amour pour cette terre. Sous la forme spiralée qui lui est devenue familière, le plus souvent, le poème s’invente comme la fête même de l’Etre. Les grand poètes (Shakespeare, Yeats, Hopkins, par exemple) mais aussi des peintres (Gauguin) ou des sculpteurs (Donatello) sont convoqués au banquet, comme le sont les lieux de beauté ou de mémoire de la beauté. Le poème qu’il consacre à sa visite de la British Library, en avril 1995, en est une magnifique illustration, qui chante, à travers les vitrines qu’il évoque, toutes les formes qu’ont pu revêtir les signes produits par l’homme depuis des millénaires, et qui sont autant de dénégations de l’absurde et du cynisme. Or, et c’est là une idée-clé pour comprendre la poésie de Jean-Paul Michel, « les signes sont l’être de l’être ». Leur vouer toute son attention comme tout son soin est donc rien moins qu’une éventualité. C’est un devoir. Aussi cette poésie qui salue se fera-t-elle aussi salut au poème et méditation sur ses pouvoirs et ses moyens pour y parvenir.
Une dernière dimension demande encore à être soulignée dans ce travail. C’est sa qualité d’appel. Le poème ou la prose rythmée que Michel adopte aussi volontiers en appellent en effet à une prise de conscience du fait que, contrairement à ce que l’on nous répète sans cesse, tout n’est pas joué, et qu’un art demeure non seulement possible, mais qu’il est plus nécessaire que jamais : « si Dante est possible deux mille ans après Homère, je ne vois pas pourquoi il ne serait pas possible deux mille ans après Dante », ose-t-il ainsi avancer avec une magnifique assurance, ne cessant de regretter l’espace étriqué dans lequel toute une part de l’art et de la pensée se confine à plaisir aujourd’hui.
Jouant désormais en toute conscience des risques le grand Jeu, Jean-Paul Michel reprend également à son compte les exigences d’un pan non négligeable de l’aventure poétique moderne – Hölderlin, bien sûr, mais Hopkins aussi bien (à qui il emprunte l’épigaphe de la seconde partie de Défends-toi, Beauté violente), sinon Rimbaud et Bataille. C’est que, comme eux, il a la profonde intuition qu’écrire, créer, c’est bâtir une vie et un destin en inventant ou en réinventant les valeurs qui combattront celles, iniques ou fades, que notre temps nous propose.
Conscient qu’il est nécessaire de déployer des modèles pour nous y encourager, Michel n’hésitera pas à faire appel à l’audace des peintres, des architectes et des sculpteurs de la Renaissance. Car c’est bien à ses yeux sur une Renaissance des arts qu’il est urgent de parier aujourd’hui, la soif de sens ou de beauté n’ayant, peut-être, jamais été si déchirante. « J’en appelle à votre goût d’une vie plus grande, mes extrêmes contemporains, à votre besoin de beautés qui portent. Edifiez des palais. Fondez des villes. Ouvrez des bibliothèques. Elevez des colonnades pour la promenade digne des malheureux citoyens sans cité des villes modernes. Les générations qui viennent vous rendront justice. Vous n’aurez pas désespéré de la puissance des signes. On visitera demain vos palais comme hier je tremblai de reconnaissance dans la bibliothèque des Leopardi, dans les Marches. »
On le constate, la poétique de Michel est donc bel et bien une poétique de l’audace autant que de la confiance. Adresse à autrui, salut à la Beauté, elle n’a de cesse de combattre tous les mauvais démons pour faire entendre, sous ses formes les plus diverses, « l’inimitable musique / de ce qui est ». Loin du pathos comme du laconisme, à mille lieues du ricanement comme de la jérémiade, elle est aujourd’hui une des rares démarches à incarner pleinement ce désir d’une grande santé qui hanta Nietzsche non moins que Rimbaud. Qu’elle ait l’insolence de le manifester avec autant de panache est une chance qu’on n’a pas fini de mesurer.
© Christophe Van Rossom & revue L’étrangère.
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