La nuit sexuelle, de Pascal Quignard, Flammarion, Paris, 2007.
Des cavernes du paléolithique aux salles de cinéma, aujourd’hui, une même pulsion, énigmatique : celle de se rejoindre dans l’obscurité pour contempler des images hallucinatoires, sidérantes.
Ce que l’homme cherche à (re)trouver, ainsi, depuis au moins vingt-deux millénaires (Lascaux remonte à -15000 ans avant notre ère au bas mot), c’est la grande passion de Quignard. Dans le silence et l’écart, tel un chasseur des premiers âges, il se met à l’affût de tous les indices. Les images – qui précèdent sans doute le langage articulé (c’est-à-dire les listes, les poèmes, les déclamations, les contes, les récits, les romans), mais qui suivent l’invention de la musique – jouent un rôle clé dans sa démarche. Il les a déjà interrogées à de nombreuses reprises. Qu’on songe seulement à son Georges de la Tour, reparu récemment chez Galilée, à son étude sur la sexualité chez les Romains, parue chez Gallimard sous le titre Le sexe et l’effroi, à son roman Terrasse à Rome, qui questionne la manière noire, ou enfin à Tondo, son hommage au peintre Pierre Skira.
Comme toutes les œuvres de Quignard, La nuit sexuelle est un livre fascinant. L’œil et l’esprit y subissent une double séduction. D’abord, en raison des fresques, des estampes, des peintures, des gravures et des dessins que l’auteur y a rassemblés à la façon d’un collectionneur heureusement maniaque, et qui semblent jaillies de toutes les traditions picturales confondues, Orient et Occident mêlés. Ensuite, en raison des textes qui les accompagnent, et qui ne constituent nullement le commentaire d’un historien de l’art minutieux, mais plutôt l’errance médusée du lettré qui se trouve pris dans la sphère d’attraction de ce que semblent révéler ces représentations, lesquelles constituent autant de scènes primitives à déchiffrer, à raconter, dans la perplexité.
Scènes primitives
Scènes primitives, oui. Car les images collationnées ici sont presque autant d’occasions de revenir sur un thème majeur qui hante l’écrivain. Celui de la rencontre sexuelle qui nous a faits et dont on est à jamais privé de la visualisation. Ce n’est pas un hasard si le cycle de Dernier royaume revient de façon compulsive sur cette préoccupation. Ainsi, dans Sordidissimes (Dernier royaume, V) : J’évoque sans jamais cesser la scène dont le produit ne peut pas voir la reproduction. Au surplus Quignard insiste sur le fait que de toutes les espèces animales, il semble que l’homme soit la seule à avoir conscience de la façon dont il a été conçu, et à faire par conséquent le lien entre l’union sexuelle et la procréation.
Il y eut un premier royaume : c’est la nuit utérine, chaude, enveloppante, doucement sonore, que Quignard quête avec fièvre jusque dans le choix de la couleur des vêtements qu’il aime à porter. Et puis, il y a le dernier royaume, que sont nos vies, et qu’enveloppe au terme de chaque journée la nuit terrestre, laquelle nous plonge dans cette construction d’images fantasmatiques que sont nos songes. Quant à la troisième nuit, qu’il évoque également brièvement dans son nouveau livre, c’est la nuit infernale, celle par laquelle nous, modernes, entrons dans le néant, mais que des artistes d’autrefois (Signorelli, Van der Weyden, Rubens, Bouts) ont cependant essayé de représenter. La conviction de l’écrivain, si l’on ose user d’un mot pareil avec celui qui aime tant la rhétorique spéculative, c’est qu’à travers la peinture figurative, de l’Egypte ancienne à Picasso ou à Jean Rustin, en passant par Caravage, Monsu Desiderio, Rembrandt, Utamaro ou Goya (pour ne citer que quelques exemples des reproductions présentées ici), quelque chose de violemment originel se dévoile peut-être, que le langage ne parvient que maladroitement à aborder.
On est convié à contempler ce que l’on ne devrait pas voir, ce que nous ne sommes normalement pas autorisés à considérer. Or, Quignard s’est fait une spécialité de le démontrer au moyen de maints contes (grecs, inuits ou occidentaux), ce que l’on désire voir, ardemment, disparaît en général aussitôt, à l’instar d’Eros effleuré par la goutte d’huile brûlante qui déborde de la lampe de Psyché. De même, ce qu’on ne conserve pas clandestin, on le perd. Seule la vie secrète présente quelque valeur, témoigne de quelque intensité.
La Bible (Noé et ses fils, Lot et ses filles, Marie Madeleine et la scène du Noli me tangere…), les mythes anciens (Didon et Enée, Actéon et Diane, Eros et Psyché, Léandre et Héro…), les anecdotes orientales, les contes, la cosmogonie même (Saturne, Mars et Vénus, Baubô et Déméter) sont tous convoqués pour éclairer et contre-éclairer ce mystère.
Le besoin d’images
Le passé n’est jamais mort, écrivait Faulkner. Il n’est même pas passé. Les images actualisent un regard qui cherche des complices par delà les siècles et même les millénaires parfois. On assiste, dans l’excitation (Fragonard) ou la terreur (Rustin) à des scènes qui ne tolère aucun témoin. Or, la peinture – on peut par exemple songer à la somptueuse Suzanne et les vieillards, de Tintoret – fait de nous des voyeurs aggravés, jubilant de notre vice, par lui peut-être menacés. La nuit est la complice de ce qui est représenté comme de celui qui représente (Caravage, Rembrandt). On peut imaginer qu’elle est aussi fondamentalement celle de celui qui observe et se doit de demeurer dans l’ombre pour ne rien perdre de ce qu’il voit. Les moments les plus intenses trouvent d’ailleurs toujours curieusement un témoin interne à l’œuvre, remarque judicieusement Quignard : angelot, tout jeune enfant, porte-torche ou putto, qui tend volontiers la main vers le couple qui s’étreint. Vers la réunion sexuelle, vers la nuit dont nous venons et dont nous sommes à jamais privés (voir l’incroyable gravure de Claude Mellan intitulée La souricière). Le cœur nous bat parce que nous entrevoyons alors la possibilité d’un retour vers le paradis dont nous avons été expulsés. Il est surprenant du reste que Quignard – qui l’a évoquée autre part – n’ait pas inclus dans ce volume l’admirable fresque de Masaccio où Adam et Eve, soudain pesants et nus, honteux, gémissants, se trouvent chassés du jardin d’Eden. D’où d’ailleurs, souvent, une profonde mélancolie sinon une nostalgie ulysséenne. Le poète français Charles d’Orléans écrivait mèrancolie, rappelle l’auteur. / Mèrancolie tant l’abandon est hanté par le monde maternel qui s’y cherche irrésistiblement. L’enfance – qui n’est assurément pas la puérilité – hante. Peut-être se retrouve-t-elle dans les arts du silence ?
Dans la nuit de l’art, nous tâtonnons en vue de trouver le passage qui nous guiderait à nouveau vers la chaleur, vers la douceur liquide de l’utérus. Nous la guettons âprement, ou, à défaut, ce qui pourrait se substituer à elle. Et c’est pourquoi se révèle si grand sans doute notre appétit de représentations. Nous avons besoin très vite, à peine nés, venant du fond d’absence, de quelque chose qui nous regarde. Nous appelons cette chose qui surgit dans le noir, dans l’abandon, dans le vide, dans la faim, dans la nuit, dans la solitude, une image. Oui, Pascal Quignard.
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
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