À quelques heures d’une communication sur le dernier tome paru de Dernier Royaume, je retrouve fortuitement ce petit texte rédigé à un moment difficile, ce bref article que j’avais écarté pour ses faiblesses et sa superficialité. Peut-être n’est-il pas inopportun de le donner à lire aujourd’hui, alors que j’ai sur ma table de lecture La suite des chats et des ânes, Sur l’idée d’une communauté de solitaires et Critique du jugement.
« La société humaine : la ressemblance à mort.
L’anachorèse lettrée : la dissemblance vivante. »
Pascal Quignard
Le roman est le genre féminin.
Claire Methuen est une cousine d’Ann Hidden.
J’ai relu Les Solidarités mystérieuses après Les Désarçonnés. Toute œuvre est un massif. Un sommet la couronne, mais plusieurs sentiers y peuvent mener. Les livres de Pascal Quignard, depuis Vie secrète, sont politiques, de plus en plus politiques, de plus en plus farouches, de plus en plus félins. Nous ne le voyons guère.
La littérature est sans pourquoi. Les romans qui tentent d’exposer les motifs sont comme du sucre figé recouvrant le miel. L’étrange est la vie même ; la métamorphose, bien davantage qu’un mythe.
Une femme épie un homme. Depuis l’enfance, ils s’aiment, n’ont jamais cessé de s’aimer. Elle est revenue en Bretagne où il vit avec sa femme et son fils. La ferme où elle s’installe brûle. Claire et Simon ne se reverront plus. Ne s’étreindront plus, ne se parleront plus. La ferme, située à l’écart de tout, appartient à Madame Ladon. Madame Ladon a enseigné autrefois le piano à Claire. Madame Ladon n’a pas de fille. Claire deviendra sa fille et son héritière. Paul aime Jean. Jean est prêtre et Paul est le frère de Claire. Abandonnant sa carrière de courtier, il la rejoint. Il s’installe avec elle dans la ferme et lui redonne une seconde vie après l’incendie criminel. Juliette surgit soudain. C’est la fille de Claire. Elle n’aime pas sa mère. La fille et la mère en viendront à s’aimer, plus tard. Il y a une barque vide sur la mer. C’est celle du pharmacien et du maire de La Clarté. C’est celle de Simon Quelen. Son corps est retrouvé devant la grotte de la Goule.
Dans les contes orientaux, la goule est ce mort qui se lève de sa tombe pour dévorer les vivants. La goule est une épreuve, que sanctionne en toute hypothèse un changement radical au cours duquel on se trouve dépouillé de son ancienne chair.
Claire pleure. Elle prétend avoir vu Simon se donner à la mer après lui avoir adressé un signe. Dans la lande, elle progresse. Elle arpente la côte du matin au soir. Elle est le temps, elle est les heures, elle est le lieu. Désormais, elle n’appartient plus. Désormais, elle n’appartient plus qu’à l’amour qui continue de grandir en elle et à parler, tandis qu’à elle, enfin, le silence animal est offert.
Le don de Claire Methuen pour les langues est prodigieux. Capable de traduire de nombreuses langues, même improbables, elle fascine et agace. La multitude des langues empêche de se concentrer sur aucune. Empêche d’entendre la langue qui est parlée au fond de soi. Il faut beaucoup de temps pour que cet événement advienne, s’il advient. Il faut qu’une faille s’ouvre dans le continuum limité de nos vies.
Madame Ladon, dont la musique fut la vie, aime la solitude. Aima davantage la solitude du veuvage que son mariage. Le groupe est une illusion dont on ne revient que trop tard, le plus souvent même on en reste captif jusqu’à la dernière seconde. Il est d’autres formes de communautés, avouables peut-être uniquement par le truchement de la prose romanesque.
Claire est en attente d’une résurrection.
Le mot bonheur revient sans cesse dans le roman. Les escargots prolifèrent.
L’anachorèse est la seule décision salubre. Ovide signale aussi la possibilité de la métamorphose – voulue ou subie.
Je songe à Alice, ou la dernière fugue de Claude Chabrol. C’est la lumière du petit matin ; Alice veut quitter l’étrange villa. Je revois les escargots qui envahissent le capot de son automobile à côté de la maison. Les escargots sont le signe d’un changement, d’une transformation, d’un passage. La spirale de leur coquille fait signe à l’infini autant qu’au mystère de l’intériorité. La lenteur des escargots est un pied de nez merveilleux aux rythmes diurnes, sociaux, familiaux qui nous sont imposés.
Claire devient une périphérique et une apolis. Un animal qui refuse de rendre des comptes. La ferme où elle vit est loin de tout. Mais ce sont ses menées interminables, silencieuses et sans projet où elle se retrouve le mieux. Son errance dans la lande, sa sauvagerie sont politiques. Elle évoque le bonheur, le nomme. L’écart la grandit, la rend à elle-même. On ne peut renaître si on ne le veut pas. Renaissant, près de la mer, on n’en oublie pas pour autant les chemins profonds.
Il est un noyau irréfragable dont seules les théologies négatives, les contes ou les mythes peuvent procurer quelque idée.
- Pascal Quignard, Les solidarités mystérieuses, Gallimard, Paris, 2011.
- Pascal Quignard, Les Désarçonnés (Dernier royaume, VII), Grasset, Paris, 2012.
© Christophe Van Rossom, août 2013.
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