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Archive for the ‘Au fil des jours’ Category

Jacques Cels est né avant-hier. Trop ému, très abattu, je n’ai pu me résoudre à l’embrasser dès l’aube ce fameux 29 février, qui fut aussi le jour où Montaigne naquit, dans un autre monde. Le soudain silence de Jacques, survenu il y a sept ans déjà, a correspondu au début d’une série d’événements qui me conduisent à penser qu’il avait raison lorsqu’il me dit un jour, peu de temps avant sa mort : « Au fond, tu vois, Christophe, nous n’appartenons plus à ce monde. Il ne veut plus de nous. Nous y sommes en surnombre. Nous sommes devenus les surnuméraires. Avait-il lu le beau roman de Patrice Jean? Je l’ignore. Mais aussitôt je sentis qu’il avait raison, et cependant qu’il oeuvrait dans la cuisine tandis que je caressais Watson dans le salon en écoutant du Haydn, l’envie me saisit de transcrire la formule et l’idée et de jeter aussitôt sur le papier l’amorce d’un texte. Je dois avouer que, dans sa forme première, il était passablement noir, non sans justice ; depuis lors, en dépit de tout ce qui aurait dû me convaincre de le noircir davantage, j’ai préféré saluer mon maître en choisissant d’honorer sa plus profonde et féconde leçon. Je pense qu’on se la rappellera aisément en lisant les lignes qui suivent. Le voici, donc, ce texte. À Jacques il est bien sûr dédié.

Adresse aux surnuméraires

À toi, Jacques, qui me révélas les secrets

de l’intelligence lettrée, et me transmis aussi cette vertu

si difficile à manifester de l’optimisme de l’espoir

au sein du pessimisme de la raison.

Nous, qui désormais sommes de trop 

Sur cette planète, et titubons sans tenue

Dans la lumière vacante,

Nous, à qui manque de toujours

L’Amour de Dieu,

Vers quoi nous tourner ?

Cette pensée qui te gagne parfois,

C’est l’antienne des voix du Nihil,

Lesquelles aimeraient tant que tu te rallies

À la masse des morts-vivants,

Lesquelles te conseillent de te taire

Lorsque mugit l’atroce Bêtise

Des religions dévoyées,

Des idéologies sans âme ni mémoire,

Des êtres veules qui souhaiteraient

Que tu accroisses les rangs

De la soumission généralisée,

Comme est tienne cette double gerçure

Parfois :

Vers quoi te tourner encore et à quoi bon ?

Mais c’est alors qu’une autre musique

Soudain s’élève dans l’air et que,

Vivaldiennement,

Te soit rappelée

La vénitienne évidence

De la Beauté sans pourquoi

Autre que la Volonté la plus haute,

Que les hommes manifestent parfois

Au lieu de se résoudre au marécage et à la barbarie,

Et l’Intelligence qui est la leur

Lorsqu’ils ont la force d’aimer

Cette terre âpre

Parce que la foulent

Hérésiarques, Archontes

Et autres Architectes ou Gardiens

des Geôles où nous entrons,

Ayant oublié, ayant trahi

L’unique tâche :

Pivoter sur nous-mêmes,

Nous, les surnuméraires,

Afin de nous tourner plutôt

Vers

L’Éclat, la Vitesse, la Splendeur,

La Chimie et l’Électricité,

Déesses méconnues,

L’Éperdu, que redoutent les âmes petites

La Sauvagerie et l’Ivresse de la Chasse,

La Bienveillance sélective,

L’Audace et le Jugement,

L’exactitude du Calme,

L’Intelligence intègre,

Le Discernement décrié,

Le Savoir profond,

L’Aléa, cher au joueur,

Le Courage, que l’Évasion récompense,

La savante patience du Désir criminel,

La scintillante Joie de la Nuit, aussi,

Le Regard stellaire,

La juste Rigueur et l’Autorité des Saints,

Leur incompréhensible perversité,

Leur Art, médité,

Le Vertige, qui dans leurs Livres tourbillonne,

Et le Silence des Seuls,

Et l’élan des Rares, des Passionnés,

L’infini labyrinthe de la Bibliothèque

Et le Mystère charnel du Temps,

Sphère parfaite,

Loin du bruit des  et des ici ?

© Christophe Van Rossom, Armes & bagages, à paraître.

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Ascension

Je reçois, en réaction à mon dernier post, rédigé dans la perspective de saluer le maître en ironie que fut Sollers – et avec cette indication qu’il suit la transcription et la mise en ligne de vers graves, beaux et terribles d’Yves Bonnefoy -, ces lambeaux indignés de D. M., une (ex-)abonnée :

« Voici la nouvelle prière des filles conçues artificiellement par amour : « Je te salue, mère n°1, et toi aussi, mère …

Quelle honte, ce message. Puisque vous vous faites le complice des prédateurs et des violeurs, je vais illico quitter votre liste. Elle a bon dos l’ironie. DM

>

En guise de réponse (sérénissime) à une mise en cause malheureusement prévisible, je crois utile et courtois de préciser certains points, que l’on comprenait autrefois sans difficulté. Et sans l’obligation de mettre un nez rouge sur le sien à chaque changement de registre :

Chère Madame,

Je crains que vous n’ayez pas lu cette triade de citations comme Sollers précisément aurait souhaité qu’on les lise, c’est-à-dire avec minutie et discernement, mais aussi avec la distance que suppose l’ironie – soit, le jeu. Soit, la littérature.

Supposer que Philippe Sollers ou moi-même cautionnons le viol, est bien mal nous connaître, l’un et l’autre. Si vous lisiez les mots, tous les mots, et que, dans la suite de leur logique ironique, certes, vous alliez au bout du raisonnement réel, vous constateriez sans peine que ce qu’il dénonce dans son roman, ce sont les excès liés à la vague « Balance ton porc! ». Passer de cas individuels, toujours tragiques, à une supposée généralité universelle sensationnaliste mais assassine, de même qu’user lâchement des réseaux sous le couvert de pseudos, ce dont j’ai personnellement été victime, pour condamner en bloc tous les hommes, tous violeurs, n’est-ce pas là le grand danger?

De même, croyez-vous que nier le sexe d’un être qui naît (c’est-à-dire une réalité biologique et génétique indéniable), au profit d’un genre (qui relève lui-même d’une théorie ne faisant fureur que dans le monde occidental), ne représente pas un très grave danger à l’heure, en outre, où la technologie médicale (payante et coûteuse) rend possible des PMA problématiques, ou des transitions que les uns ou les autres parmi ceux qui ont été au bout de ce tropisme « trop en vogue » (au point qu’on en donne aujourd’hui le désir à des enfants dès l’école primaire), regrettent parfois plus tard leur décision sans espoir de retour? Les hormones, les phéromones, le génome spécifiques aux hommes et aux femmes, ne pèsent-ils pas plus lourd que toutes les sottises dangereuses que prône la culture soi-disant wokiste? – Affirmeriez-vous, comme cette dernière, que les enfants naissent sans sexe et que le sexe lui-même n’existe pas. – Pensez-vous que l’on ne naît pas fille ou garçon? Et considérez-vous, en outre, qu’il est devenu fasciste de continuer d’en défendre l’idée? 

Vous êtes-vous déjà vraiment posé ces questions?

Sollers, disparu depuis le 5 courant, comme votre serviteur, ne vous invitait qu’à penser. Tabou devenu absolu dans nos sociétés où il convient que, tous, nous ronronnions de façon synchrone, sans jamais produire de son discordant.

Jamais je ne hurlerai avec les loups avant d’avoir suspendu mon jugement le temps nécessaire à ce que mûrisse la pensée.

Il semble que ce ne soit pas votre cas. Je le regrette, mais qu’y puis-je? Vous vous désabonnez de mon site (sans argument qui tienne) : bel acte de courage et qui doit vous coûter, assurément.

Vous êtes, tout comme moi, tout comme Sollers, contre les violeurs et contre toutes les formes d’abus dont sont victimes les femmes. Fort bien, je vous invite à entraîner vos amis wokistes à venir manifester pour la liberté et l’égalité des femmes et des hommes dans certains quartiers de Molenbeek-Saint-Jean, d’Anderlecht ou de Saint-Josse. Nous ne serions que très, très peu nombreux à l’oser, je le crains. Là résident le problème, les mensonges et la lâcheté. Autrefois, l’on se félicitait que les écrivains fussent là pour demeurer des consciences morales. À présent, on applaudit à la médiocrité des perroquets de service qui n’ont de cesse de remuer et d’amplifier la nauséabonde rumeur ambiante. Ce ne sera jamais mon cas.

À vrai dire, chère Madame, j’ignore si nous nous connaissons ou pas, mais, si vous avez rejoint mon site, à un moment, c’est que vous y trouviez votre compte. Gratuitement. Je ne force personne à me lire et encore moins à m’emboîter le pas. Je m’efforce de transmettre et de stimuler l’intelligence dans un monde où il est devenu interdit de le faire publiquement. Vous m’écrivez sous le coup de l’émotion, je vous réponds de manière courtoise.

Cessez donc, je vous en prie, de vous tromper de cible, et de jouer à l’effarouchée qui refuse de passer le cap du premier degré. Je veux croire que vous en êtes capable.

Bien à vous,

Christophe Van Rossom

Point final à la conversation?  Prise de conscience et grand revirement? Que nenni! Nous voilà replongés dans une suite pressée, nerveuse, redondante, agressive, insultante, de déclarations qui, à nouveau, manquent singulièrement de fond. Il n’y pas de doute : nous sommes en 2023. – Je laisse bien entendu à chacun le soin d’en juger.

Monsieur, 

Inutile de vous étendre par de fallacieux (et parfois obscurs) raisonnements.

On sait très bien que Sollers a cautionné, entre autre, un certain Madzneff [sic], sans doute ce que vous appelez émettre un « son discordant ». 

Par ailleurs, je n’ai pas d’amis wokistes, je pense par moi-même, je lis, j’écoute. 

Et votre argument minable sur certains quartiers belges vise sans doute à me faire passer pour une « islamo-gauchiste ». Raté, là aussi. 

Et je répondais à votre billet non « sous le coup de l’émotion », mais en tant que lectrice qui sait lire. 

Je le redis : elle a bon dos, l’ironie. 

Sollers écrit : « Quel cirque, quel zoo, quel rézoo! La nouvelle religion est proclamée au nom de nous-toutes. Comment échapper à l’Église Nous-Toutes? ».

Dans sa dernière interview à l’Obs, il rappelait son hostilité au mouvement qui a donné la parole aux victimes des violeurs. 

Tout me suffit et vos sophismes n’y peuvent rien. 

Inutile de poursuivre cet échange.

DM

Comme l’on m’a appris, très tôt, que tout courrier méritait une réponse, même si son rédacteur ne la souhaite pas, je me suis senti tenu de faire taire mon arthrose pour reprendre une dernière fois le clavier. J’ajoute que je porte ceci à la connaissance publique, afin de ne pas être contraint de me répéter à la réception de tous les mails assurés de brandir la bannière du bon camp. Il y en aura encore de nombreux, j’en suis convaincu.

Mais ce n’était pas un échange, Madame, seulement la tentative d’en instaurer un. Vous le refusez sans argument, à nouveau, clamant avec virulence que vous savez tout, et que vous avez lu et pris le temps de la réflexion : pendant combien de minutes, au juste? Je vous remercie en tout cas pour vos pétitions de principe et vos affirmations gorgées d’ignorances diverses. Car c’est autant moi-même que Sollers que vous mettez en cause dans la confusion la plus totale. Or, que savez-vous de moi, si vous croyez par ailleurs tout savoir de lui? D’où ce constat, aussi, de plus en plus courant : l’on confond l’homme et l’auteur, l’auteur et ses personnages, ou alors on se plaît à résumer ce dernier à un fait ou à un livre, sans doute contestables du reste. Un peu d’esprit de finesse, un peu de nuance, un peu de tenue, je vous en prie.

Cette dernière question, enfin, (je n’ai en effet pas la chance de posséder vos certitudes péremptoires : je préfère interroger quant à moi) à vous, qui vous déclarez immarcescible (Sollers avait donc bien vu juste sur un point au moins) : avez-vous lu la citation grave, belle et terrible, du grand poète Yves Bonnefoy, dont j’eus l’immense chance de devenir l’un des amis (ce qui ne fut pas le cas avec Sollers, dont je ne crois pas cautionner, tant s’en faut, tous les choix ni toutes les déclarations : constatez par vous-même sur mon site)? Croyez-vous que ce soit par hasard que, sortant d’une longue période de silence, j’aie transmis ces citations le même jour, alors que j’écris de moins en moins, notamment en raison de la mauvaise foi de personnes telles que vous, promptes à condamner, juger coupable, pour enfin décapiter. C’est donc bien la mort de toute vraie littérature, laquelle ne s’est jamais complu dans la tiédeur boueuse des étangs de la bien-pensance perpétuelle et du politiquement correct de mise.

Ne voyez-vous pas à quel point ils disent, ces vers de Bonnefoy, avec une toute autre altitude, évidemment, une même inquiétude quant à l’effondrement de la grande pensée occidentale comme du rapport à la beauté ou à l’exigence de sens?

Fallacieusement vôtre,

Christophe Van Rossom

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Peut-être existe-t-il une démarche plus digne que de prendre la parole, quand en réalité on ne souhaite que donner. Et quel meilleur choix que nos maîtres pour dire au plus juste ce que soi-même on ne formulera jamais aussi élégamment, aussi intelligemment que n’y sont parvenus ces derniers? Contrairement à ce que croient les imbéciles, il est heureux de posséder des maîtres, morts ou vivants. Plus ces derniers sont nombreux, plus on est libre. C’est que, vivants ou morts, ils sont plus présents que les troupeaux qui braient de façon stridente au fur et à mesure que l’on se prosterne devant les fausses idoles qu’ils s’efforcent de nous imposer, en nous empêchant d’écouter les vraies voix qu’aucun « éternel présent » ne saurait éteindre. Non pas avancer masqué derrière eux, mais leur céder le pas, car il connaissent mieux les chemins. Dois-je répéter, enfin, que gratitude n’est en rien soumission ? Et dois-je rappeler que Char décréta, dans un texte capital, que la lucidité était la blessure la plus rapprochée du soleil ?

Il se trouve que j’ai redécouvert dans un vieux numéro de Marginales, de la période où Jacques De Decker avait pris la direction de cette revue qui a tant compté dans la Belgique littéraire, il y a longtemps, si longtemps, un texte de Jacques Cels intitulé La reconversion. Je l’ai lu, puis relu, en m’efforçant de retrouver sa voix et les fils savamment tissés d’une pensée brillante, omniprésente dans tous ses écrits, à quelque genre qu’ils appartinssent. Le plaisir se chamaillait avec l’émotion. Et le plaisir croissait à mesure que je voyais le peintre, au milieu de ses labyrinthes de verre ou de verdure, esquisser rien de moins que l’un de ses plus exacts autoportraits. Je veux dire un portrait de lui rien moins que pornographique. Jacques aimait la pudeur. Son élégance de pensée, à l’oral autant qu’à l’écrit, suscitait bien des jalousies. Précisément, j’évoque ici ce que l’on pourrait nommer un reflet de lui dans une psyché.

Le grand-père du narrateur est historien. Il aime la verticalité, qui élève, considérant avec mépris les thuriféraires de l’horizontalité qui ne tutoient que leur nombril crasseux, et qui, au nom de cette crasse même, entendent noyer avec eux dans leur boue les pauvres bougres qui ont le malheur de croire à leur charabia non moins délirant qu’autosatisfait. Avec gratitude, le narrateur lui est reconnaissant de lui avoir enseigné, parmi d’autres, ce principe. Et de cet héritage, il édifiera à son tour une vocation et la possibilité d’une vie décente. – Sauf que…

Jacques Cels aura vu et compris bien des choses ; mais non sans continuer d’aimer, sur fond d’une musique néo-platonicienne, la Beauté. Celle des phrases autant que celle des formes plastiques. L’architecture ne comptait pas pour peu non plus pour ce renaissant qui s’éprouva, plus solitaire au fil des années et des trahisons, de plus en plus égaré au sein d’un univers nihiliste, hyper-individualiste, et, jusqu’à l’écœurement absolu, spectaculaire-marchand. – Une reconversion, c’est un peu comme une résurrection : cela ne s’improvise pas. Elle se prépare dans la lenteur et le silence. Silence des lectures, silence des moments d’écriture. Et nécessaire lenteur qui prélude aux fulgurances de l’esprit, que l’on peut alors articuler dans un calme et une équanimité apparents. Comme font les chats, la douleur se dissimule. La conscience aigüe de tout ce qui menace l’humanité, les drames que chaque homme (au nombre desquels sa propre personne), saisi dans le tumulte de sa vie, traverse, doit demeurer de prime abord cachée. Lorsque l’on invite quelqu’un chez soi, on ne déverse pas devant lui des seaux de purin et ses déchets ménagers avant de lui montrer les roses de son jardin et de lui faire découvrir un mets patiemment concocté, un vin en harmonie avec le plat, la personne et le moment.

Une chose me frappe soudain : le narrateur de son premier roman, Le Déjeuner de Paestum, est la cible de plusieurs balles tirées par un vieil ami, au terme de longues conversations qui creusent un gouffre entre les deux hommes au lieu qu’elles devraient les rapprocher. Tout est toujours plus complexe qu’il n’apparaît chez Jacques – et ce, en dépit des jugements de ses adversaires littéraires qui le jugeaient trop lisse, trop policé. Au commencement d’un travail romanesque empli d’échos de livres en livres, un homme se tient entre la vie et la mort dans les circonstances que j’ai dites. Comprend-on alors peut-être pourquoi l’hyper-sensibilité de Cels, proche de la prescience par moments, le conduit à nommer, bien des années avant qu’il ne nous quitte, au terme d’années affreuses, si seul en son exil intérieur irréparable, son ultime récit Le dernier Chemin.

La raison solaire (pour emprunter à Guillaume Apollinaire sa belle formule) que Jacques Cels incarna, comme toute médaille, possédait un avers et un revers. La critique aura trop souvent oublié cette donne, reléguant par là même au néant ou à l’avenir – un avenir bien incertain – le soin de (ne pas) se pencher sur les palimpsestes kafkaïens ou orwelliens, flaubertiens tout autant que proustiens, de ce polygraphe cependant si soucieux d’un style qu’il travaillait consciemment à l’instar d’un artisan plutôt que d’un artiste. Je veux dire, pour conclure, que la très claire conscience de ce qu’il fut, de toutes ses possibilités comme de ses limites, est à ce point omniprésente dans son œuvre qu’elle crève les yeux. Nos yeux. Si bien qu’on ne voit plus, et que l’on se trouve condamné à errer sur une terre gaste parmi des êtres chaque jour plus illettrés, plus grossiers, plus dangereux.

Jacques est parti il y a une demi-douzaine d’années, à la fois malade et terrifié par ce que sa lecture des journaux lui révélait autant (je le crains) que par plusieurs de nos conversations au cours desquelles nous constations, exemples à l’appui , à quel point l’irréparable se creusait chaque jour davantage. Dans les dernières années, il avait, je crois, fait son deuil de l’humanité future, et, cependant (tout est dans ce cependant), ses livres, ses textes, devenus introuvables, en ont appelé sans cesse à un sursaut hölderlinien, à ce qu’il aimait à nommer le « rebond salvateur ». Sincèrement, il pensait, oui, que quelques-uns pouvaient, pourraient encore échapper à la faillite généralisée. À condition toutefois de s’en remettre à la Beauté, à l’exigence d’un regard sans concession, à la Gratitude envers les Maîtres, à la transmission à notre tour du Savoir qu’ils nous ont transmis, à l’Effort sans cesse renouvelé de l’artisan, aux plaisirs érotiques de l’érudition, et à la Verticalité, à laquelle nous rend prioritairement sensible la connaissance de l’Histoire. Oserais-je ajouter cette valeur à ses yeux cardinale : à l’Amour aussi, mais à un degré d’élévation tel que seul un Crickillon aura été capable de nous le rendre sensible? C’est que l’amour n’est pas (que) réciproque, il ouvre surtout, au-delà de la rencontre intime avec autrui, à une vaste transformation de tout l’être qui rend les plus urgentes médiations imaginables, en paroles comme en actes.

 Peut-être à une reconversion.

C.V.R.

On devait être en 1999 lorsque mon grand-père a pris sa retraite. À l’époque, je venais d’avoir douze ans et je me souviens qu’en famille, un dimanche midi, dans un beau restaurant près du Bois de la Cambre, nous avons fêté l’événement qui, en somme, si l’on force un peu, aura coïncidé avec mon entrée au lycée où lui-même avait terminé ses études secondaires tout au début des années 50. Il était très fier de moi, cette école me conviendrait à merveille, l’établissement demeurait de qualité, j’allais m’y épanouir et je puis prétendre à présent qu’il n’a pas eu tort.

Aujourd’hui, j’ai trente-trois ans et je me dis, avec un petit pincement, vous le devinez, que si je devais mourir au même âge que mon grand-père, eh bien, très exactement depuis hier, il ne me reste plus qu’un demi-siècle à vivre. Je le sais, tous ces calculs sont un peu compliqués, mais il est des moments où l’on veut y voir clair, où l’on s’obstine à mentionner les bonnes dates, et puis, comme historien, vous le savez, la précision des repères, je ne puis tout de même pas la négliger. Alors voilà. Mon grand-père est mort en 2017, il y a donc trois ans déjà. Moi, j’en avais trente quand son corps fut amené au crématorium. Une cérémonie splendide, des oraisons poignantes. Il en avait connu du monde évidemment tout au long de sa carrière brillante.

Ah ! oui, je ne vous l’ai jamais dit, il était ce que je suis devenu moi-même. Un historien, oui. Un remarquable spécialiste du monde antique, lui, un connaisseur de la Méditerranée qu’il a parcourue en tous sens jusqu’à son dernier souffle. C’est le cas de le dire, vous allez voir.

En fait, l’année dernière, dans une des armoires de son bureau, que ma grand-mère m’autorise à occuper de temps à autre pour que ce lieu surtout continue de vivre dans la maison où elle-même entreprend des combats quotidiens contre la poussière, j’ai retrouvé des carnets de notes de mon grand-père et, depuis lors, avec ces documents, j’essaye plus que jamais de comprendre cet homme qui a tant compté pour moi, qui m’a fait découvrir l’Histoire dans les musées du Cinquantenaire d’abord, en me faisant visiter la Grèce et l’Italie ensuite… Enfin, je ne vais pas m’étendre là-dessus. Simplement, mais je suis sûr que pas mal d’entre vous auront déjà fait les opérations, je vous signale que cet homme est né au beau milieu des deux guerres mondiales dont vous pressentez à quel point elles ont traumatisé le siècle dernier.

Eh bien, cet homme, jeunes gens, aura été un incroyable mélange d’espoir et d’inquiétude, d’optimisme et de désenchantement. Un kaléidoscope assez déroutant pour ne rien vous cacher. Par exemple, s’il lui arrivait d’écrire dans le plus intime secret de ces carnets dont je vous parle, c’est qu’il ne parvenait jamais à confier à ses connaissances qu’il était à la fois novateur et traditionaliste, à la fois démocrate sur le plan politique et très conservateur dès qu’il s’agissait de culture ou d’enseignement. On ne le suivait pas. On le déclarait contradictoire. Comment pouvait-il trouver compatibles son désir d’émancipation pour le plus grand nombre et son attachement, presque aristocratique, à toutes les formes d’élitisme ?

Après le conflit de 39-45, et pendant toute la période de la guerre froide, il s’est tourné vers les États-Unis. Il détestait l’URSS où, croyez-moi, il était allé tout de même, à plusieurs reprises du reste, et sans trop de préjugés, me semble-t-il. Mais il a pris la résolution de ne plus jamais s’y rendre le jour où Moscou lui a donné l’occasion d’assister à un défilé militaire, ce qui, peu de temps après, l’a conduit à noter ceci dans un de ses carnets : « La droite me séduit par certains côtés, mais ce genre de spectacle est franchement trop à droite pour moi. » Cela dit, au lendemain de l’effondrement du communisme, c’est-à-dire au début de la dernière décennie du précédent millénaire, quand le néolibéralisme s’est planétarisé, là il est devenu farouchement hostile à tout ce qui pouvait venir des États-Unis. Il ne jurait plus désormais que par l’Europe. Oui, la vieille Europe toute percluse et encombrée de sa propre histoire, comme on disait alors.

En réalité, il supportait de moins en moins l’américanisation de la culture. De toutes les cultures même. Oh ! je n’ai lu nulle part, sous sa plume, des diatribes idiotes contre les jeans ou les canettes de Coca. Non. Ce qui l’inquiétait, c’était plutôt le concept de nivellement généralisé, l’idée que toutes les hiérarchies sont à détruire. Et pas en y mettant le feu, bien sûr, mais en agissant de façon insidieuse et en rabattant, sans avoir l’air d’y toucher, toute verticalité sur un axe horizontal, si vous voulez, c’est-à-dire, pour être moins abstrait, en répandant par infiltration l’idéologie qu’il faut en finir, sauf dans le sport, avec tous les palmarès et les distributions des prix, parce que tout élève vaut le professeur, parce que le cadet vaut l’aîné, le garçon de salle le grand cuistot, le traducteur talentueux le romancier génial… Et puis parce qu’il est normal que le voleur soupçonne le gendarme, et le patient son médecin, et enfin parce qu’il est plus juste de vouloir la transparence en matière de délibérations, etc., etc. Il paraît qu’à la fin du vingtième siècle, les restaurants mettaient un point d’honneur à rendre visibles leurs fourneaux et leurs casseroles, comme si le tenancier tenait à garantir qu’on ne servait pas chez lui du chat siamois en lieu et place d’un lapin en gibelotte. Vous imaginez un peu la confiance qui devait régner en ces temps si obscurs qu’il fallait tout tirer au clair !

Voyez-vous, jeunes gens, mon grand-père trouvait que la spécificité de l’Europe, c’était au fond le contraire. Non pas la mise à plat. Mais le sens du haut et du bas. Celui de la stratification, de la superposition des couches, de l’étagement comme on peut encore l’observer dans une ville telle que Rome, qu’il aimait par-dessus tout et qu’il m’a fait découvrir quand je suis sorti de section gréco-latine, après avoir suivi un enseignement qu’on a réhabilité de nos jours, vous le savez, mais qui a disparu pendant de longues années, je vous le jure, comme pour donner raison aux craintes de mon grand-père dont le souvenir ne me quitte pas.

Au tournant de l’an 2000 d’ailleurs, donc à l’époque où il a pris sa retraite, je me rappelle qu’il était particulièrement heureux de voir que le principe de la monnaie unique était acquis pour nos pays. « Irréversible, disait-il. La bonne nouvelle, l’Euro, fais-moi confiance. Mais le travail n’est pas fini. Une fois de plus, un problème est résolu de façon horizontale. Maintenant, si l’on veut contrer vraiment les États-Unis, il nous reste à remettre le squelette bien droit, fièrement debout pour en voir les côtes et la colonne. Pour que le crâne et les pieds, surtout, ne soient plus au même niveau. »

Je crois qu’il est mort apaisé. L’Histoire n’évolue pas toujours dans la direction que l’on redoute. À soixante-huit ans, tenez-vous bien, mon grand-père s’est remis à travailler. Finalement, il aura vite cessé de pester contre la consommation, le divertissement et la disneylandisation qui devenaient galopants dans ces années-là. Ce qui s’est produit ? Un revirement. Ni plus ni moins. Au sens propre, une révolution. Mais comme on n’en avait jamais vu. Après le grand tourisme de masse, par exemple, qui amenait les voyageurs à faire l’Inde en quarante-huit heures, non je ne plaisante pas, le goût des voyages culturels s’est imposé partout. Les jeunes générations en voulaient tant et plus, elles le criaient dans les rues, elles voulaient un autre dialogue avec le patrimoine. Alors un beau jour, avec son épouse, toujours bien vivante grâce à cela peut-être, mon grand-père a été engagé comme conférencier à bord d’un grand bateau voguant en Méditerranée. Avant l’examen approfondi des sites, il projetait des diapositives comme au bon vieux temps, il organisait des séminaires, il partageait son savoir comme d’autres le pain.

Je regrette de ne jamais avoir embarqué avec eux. Mais aujourd’hui, tandis que nous célébrons le vingtième anniversaire de la mise en circulation de l’Euro, tandis que nous fêtons aussi mes trente-trois ans et qu’à cette occasion vous m’avez fait parler de mon grand-père, je peux vous dire qu’avec des étudiants tels que vous, je suis comblé d’avoir repris le flambeau d’un homme qui, lors de sa retraite, n’a pas reconverti que sa monnaie nationale.

Jacques Cels, Marginales, 21 mars 1999.

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Tik Tok est apparu en Occident pendant la crise du COVID et sa double période de confinement.

Tik Tok est né en Chine. Cette plateforme de socialisation prône le règne absolu de l’instantanéisme, vide de toute autre pensée qu’adoubée par un pouvoir non-démocratique et hyper-autoritaire. Précisons, si besoin est : la Chine n’entend qu’une chose : imposer la soumission à ses habitants. Notamment par la peur de ce qui advient si l’on n’obéit pas de façon synchrone.

D’où s’est échappé le virus du COVID 19?

Comment doit-on analyser la guerre russo-ukrainienne aujourd’hui? Pourquoi?

Est-il encore possible, après 2020-2022, d’enseigner aux jeunes à penser dans ces conditions – à des jeunes gens qui ont été privés de liberté et largement laissés à eux-mêmes pendant deux ans et demi -, cependant qu’auparavant la religion composite et binaire autoproclamée woke, en pleine montée en puissance, rendait déjà tout précaire et difficile à l’extrême?

Où en sommes-nous avec le temps, Monsieur Gide?

Armes & bagages, à paraître.

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Tout le prédisposait à devenir un rare. Comme Michel de Montaigne, sa figure tutélaire par excellence, Jacques eut le privilège de naître un 29 février, de sorte que, quoi que l’on fît, il était quatre fois plus jeune que nous. Importance de l’enfant, puis de l’adolescent, qui médite et se construit très tôt dans son oeuvre. En témoigne la première nouvelle des Îles secrètes, subtil ensemble, remarquablement architecturé autour d’un phare, et qui esquisse des destins, des décisions qui orientent le tout de nos vies, à chaque âge de cette vie. J’invite d’ailleurs les vrais amis de Jacques, les fins lecteurs, à lire à voix haute, en parfait écho à la première nouvelle, le récit qui clôt le volume, lequel se construit par vagues et petits châteaux de sable, sans cesse élevés, sans cesse détruits, sans cesse recommencés, sans cesse affinés, pour en arriver, dans ce tuilage de phrases ivres mais absolument lucides, presque infini, à transmettre peut-être ce qui constitue l’essentiel d’une vie. Je doute qu’ils y parviennent sans que des larmes leur montent aux yeux ou au coeur. Nous avons du mal à enregistrer les héritages lorsqu’ils ne sont précédés d’aucun testament.

Formuler, c’est clarifier. Se formuler (c’est-à-dire comme Montaigne, essayer d’y parvenir), c’est se placer à suffisante distance pour que, du sujet que l’on est, nous nous transformions peu à peu en un objet – quant à lui scrutable, explorable, questionnable.

Jacques n’a cessé de lire. Soit, aussi bien, d’écrire. L’un étant l’avers de l’autre. Travaillant sur une oeuvre littéraire, la présentant en classe, il s’interrogeait sur lui-même. Derrière les masques dont joue le romancier ou le dramaturge, le créateur façonne des voix et des façons d’être ou de penser, toutes disparates, semble-t-il, mais qui nous offrent cependant l’opportunité de chercher la voix propre de l’oeuvre, la voix de l’écrivain. Double postulation du lettré qui manie aussi la plume.

La voix, le chemin. Jusqu’au dernier. – Comprenne qui pourra.

Jacques aimait les jardins, la lumière des saisons, l’encre bleue, la pensée claire. Quatre cents ans après Montaigne, il prisait comme lui les livres de Sénèque, car cet idéaliste (au sens néo-platonicien du terme) s’efforçait aussi, notamment en l’enseignant, à élaborer, pour lui-même, une citadelle intérieure, digne de l’édifice mental projeté par Marc Aurèle. Équanimité impossible, mais fiévreusement désirée ; sens aigu de la gratitude envers les maîtres ; méditation sur l’homme au sein du cosmos ; du tout que l’empereur paraissait être et du rien si promptement voué à l’oubli qu’il était mêmement. Que faire du pouvoir? L’exercer avec justice. Justice du jugement, justesse de sa formulation. Que faire du savoir? En rendre le clair accès au plus grand nombre, si on en a la possibilité, ne jamais le brader, et a minima toujours s’efforcer de le transmettre autour de soi, en prouvant que celui qui sait va toujours en jouissant mieux de la beauté et, cependant qu’à défaut de les conjurer, il est en mesure de nommer précisément les désastres, parce que, très profondément, il les a mis en perspective, non moins qu’il en a vécu, et à ce titre, se trouve en situation de les analyser et de les commenter. Avec justice et justesse.

L’air du temps n’est plus à l’humanisme véritable, et encore moins à l’humanitas, dont Aulu-Gelle déjà se faisait loi de redéfinir le sens chaque fois que nécessaire. Il s’agit même, pour tout dire, de détruire, d’abolir, d’annuler. Et d’aller évidemment à ces racines du mal que furent l’art, les pensées, les livres et l’art de vivre des Grecs et des Romains. Qu’il s’agit de travestir afin de les écarter aussitôt que possible! Oui, quelle horreur que ce passé nauséabond et criminel dont il y a lieu de se repentir, alors que l’immédiat de la révolte qui met à bat les statues, censure à tours de bras, nie la biologie, se vautre dans le révisionnisme de l’Histoire autant que dans la négation du réel, non sans réinventer le racisme, en passant, est si bon et si juste! Ah! qu’il est doux, « éternel présent » (Orwell), de valser avec vous!

Je suis heureux que Jacques n’ait pas connu notre époque qui signe l’acte de décès de la civilisation, évacuant le meilleur de ce que les Rares nous ont offert en même temps que le pire dont les hommes furent et sont toujours capables, surtout lorsqu’ils se sentent investis par une mission, l’esprit tout ébouillanté par quelques slogans faciles et d’autant plus pernicieux.

Ne sachant plus écrire, je lis et relis avec un bonheur réel le « Vers Soi-Même » de Marc Aurèle, ouvrant volontiers le volume au Livre VII, qui dessine l’aire de ce qu’est le Mal, aux yeux du philosophe rhéteur, et conséquemment l’espace que revêt ce qu’il estime être le Bien. Je m’éduque, je me rééduque à vivre. J’y travaille sans relâche, et cela, d’autant plus que le plus ancien parmi mes grands maîtres m’a enseigné cette exigence, laquelle sculpte ce que quelques-uns savent encore être la Dignité. J’avais quatorze ans, puis bientôt quinze. Nonobstant, j’ai très vite pris conscience que cet homme allait bouleverser tous mes projets, exercer mon regard critique, et, faisant en sorte que j’épouse ma nature véritable, me diriger sur les chemins qui m’apprendraient moi-même à devenir homme et professeur.

Tout fascine dans le Livre VII des Pensées. Le Lisant, relisant le volume entier, c’est souvent comme si la voix de Jacques me parle.

« Fais ton examen intérieur. C’est à l’intérieur qu’est la source du bien, toujours capable de jaillir, à condition qu’on creuse toujours. » (59)

Ceux qui me connaissent un peu, ceux qui connaissaient Jacques, ne s’étonneront pas que je prise tout particulièrement celle-ci, qui constitue aussi ma réponse à la Destruction en cours.

« C’est le fait d’un caractère accompli de passer chaque jour comme si c’était le dernier, sans s’énerver, sans s’endormir, sans affectation théâtrale. » (69)

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With love

Roberto Calasso, prosélyte de la littérature absolue, exégète le plus averti qui soit de la longue histoire de l’esprit en ses manifestations sacrées et esthétiques les plus élevées, nous ayant quittés ce 28 juillet, je crois pouvoir affirmer que seul un panthéon pourrait encore nous sauver. Oh! Puisse-t-il avoir laissé savamment, subtilement, élégamment décantés, quelques signes – quelques feux pour scruter dans la nuit, à l’image de tous ceux que cet aristocrate florentin interpréta, afin que nous ne perdissions pas totalement la raison entre les murs de fer du Labyrinthe!

Il nous faudrait en cet instant la délicatesse d’une Cristina Campo pour rendre compte et de la perte sensible que sa disparition représente pour tous ceux qui le lisaient et aimaient sa pensée exigeante, sa prose élevée, en même temps que l’incendie de dizaines de bibliothèques que sa mort signifie désormais pour les lettrés de cette planète.

Écartées, les grandes fêtes votives, sacrificielles – où le numen terrible, joyeux ou libérateur se manifestait – ont fait place à la festivité régressive permanente, insignifiante, insensée, mais, pire, à une culture de l’annihilation et au réveil massif de néo-humains lobotomisés fonctionnant de manière synchrone, post-apocalyptique, en un innommable actuel, où le nombre de la Bête, déchiffrable sans efforts, a terrassé la difficile lettre des scribes. 

Le temps des hiérarques est consommé. Sacrifiant le Sacrifice au grand Baal social, nous avons tout perdu et nous-mêmes au premier chef. Calasso ne cessa de nous mettre en garde depuis La Ruine de Kasch. La tristesse étend ses ombres inexorablement. Je n’entendrai plus jamais l’écrivain de L’Ardeur proférer de vérité vivante, éclatante, révélatrice. Je ne le verrai plus presser les textes védiques afin d’en recueillir le soma. Je ne l’entendrai plus ni rire ni se pencher avec attention en direction de son interlocuteur pour creuser la question qui le passionnait, le passionna jusqu’au bout : où donc nous mènerait ce cheminement dans le Temps, toujours davantage en amont de l’amont – sinon en ce point peut-être où nous pourrions apercevoir, à la faveur d’un éclair, le moment tragique qui correspondit à « la migration des dieux »?

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Pour l’ami Samuel, dont les pollens les plus salubres irriguent l’esprit et le corps

Alors, forcément, oui, ce poème que connaissent tous les lettrés – et qui n’a rien de crépusculaire puisqu’il fut composé il y a sept décennies, au tout début de l’oeuvre généreuse et polymorphe de ce penseur, rêveur, commentateur, et immense traducteur – c’est-dire lecteur, au degré le plus intense de ce vocable. Lorsque je me rends à l’hosto et que je dois subir un moment désagréable et dont l’issue est improbable, j’emporte toujours avec moi le premier volume de Jaccottet, en Poésie/Gallimard, comme les Poèmes de Bonnefoy. Ils constituent des talismans comme certains de leurs poèmes me sont mantras, que je me récite, comme un enfant ses prières avant le coucher, au moment où j’ai rejoint la salle d’attente pré-opératoire, métallique et sans horloges autres que gelées. Je murmure entre d’autres lits blancs les poèmes que je sais. Des boucles ainsi se forment auxquelles se joignent volontiers des fragments d’Ostinato, de Louis-René des Forêts. L’Iliade, l’Odyssée (traduite par Jaccottet), les Métamorphoses, les énigmes de Chrétien, la Commedia, constituent une lignée qui va jusqu’à nous ; qui irradie d’énergie dans le théâtre de Shakespeare et nous éblouit parfois jusqu’à la cécité dans les vers de Racine ; Hölderlin (la grande passion de Jaccottet). Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé sont les intelligences les plus averties du XIXe siècle et les meilleurs inventeurs de l’indispensable arsenal à venir… Qui a dit que ces poètes étaient morts ; que leurs textes sombraient dans les marais du Temps, à l’image de la demeure familiale des Usher? Qui aurait le front de l’affirmer en face? La poésie est sans fin car elle n’est qu’amour et confiance, loyauté envers les maîtres, force et honneur face à l’horreur comme aux adversités rampantes, imbéciles, quotidiennes. A-t-on dit assez qu’avec la figure de Jaccottet disparaissait celle de l’un de plus grands humanistes de notre époque, l’un des plus infatigables passeurs qui fussent? Or, il est impératif de le dire et de le répéter, oui, car le moment vient où l’humanisme, notre exemple et notre source, fera l’objet du plus abject, du plus navrant des procès – et il n’y a guère de doute que sa tête tombera. L’amour n’est pas la naïveté et n’exclut pas une vision limpide et critique de ce que notre monde devient. Jaccottet jamais n’abdiqua en matière de lucidité – de cette lucidité qui n’est que l’autre nom de la lumière intérieure, de la clairvoyance terrible. Et c’est pourquoi, dans quinze jours, je n’oublierai pas d’emporter dans mon baluchon ni mon Jaccottet, avec qui je n’eus l’occasion de converser qu’une fois, ni mon Bonnefoy, que j’eus la chance de rencontrer, parfois longuement, trente ans durant. Ils sont là. Ils demeurent vivants. Et ce n’est d’êtres comme eux que je suis prêt à recevoir un peu de lumière pour en faire mon pain et mon vin – en amont de la cène blanche et noire, absente, vers laquelle je vais serein mais sans aveuglement. – Avant de renaîtrehic et nunc. – Forcément.

Que la fin nous illumine

Sombre ennemi qui nous combats et nous resserres,
laisse-moi, dans le peu de jours que je détiens,
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière :
et que je sois changé en éclair à la fin.
 
Moins il y a d’avidité et de faconde
en nos propos, mieux on les néglige pour voir
jusque dans leur hésitation briller le monde
entre le matin ivre et la légèreté du soir.
 
Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux
et nos personnes par la crainte garrottées,
plus les regards iront s’éclaircissant et mieux
les égarés verront les portes enterrées.
 
L’effacement soit ma façon de resplendir,
la pauvreté surcharge de fruits notre table,
la mort, prochaine ou vague selon son désir,
soit l’aliment de la lumière inépuisable.

Philippe Jaccottet

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Pour Claire Noël et Michel Vanden Bossche

Sans Jacques Cels, depuis quatre ans déjà, jour pour jour.

Fouillant dans ses romans, ses nouvelles, ses essais, son théâtre, je pillotte (Montaigne) sans cesse, épinglant une citation ici, étonné de la justesse en même temps que par la formulation singulière d’une idée qui va, là, se développant en sonatine, je ne quitte pas les livres de Cels, des volumes qui, pour la majorité, furent envoyés au pilon il y un an et demi, sans que sa famille s’en inquiétât. Tant d’intelligence, tant de subtilité, tant de sensibilité et de sensualité, tant d’amour pour la phrase claire et la phrase qui (nous) éclaire : en quelques secondes, désintégrés! Comme le regretté Jacques De Decker me le confiait : « Tout devrait être édité de ce prodigieux, de cet inclassable polygraphe. » Et d’ajouter qu’il mériterait une fondation qui rendît hommage à ce mélange si étonnant de goût, d’élégance, de faculté à tisser des liens entre art, littérature, philosophie, histoire, musique, peinture et science, parfois même – bien renseigné qu’il fût toujours, par des proches avertis, fascinés de leur côté par son aisance et son humilité aussi. Ce qui a déjà été publié en volume, et tout le reste : ses carnets de travail, son journal intime, ses haïkus composés au revers de cartons de brasserie, sa correspondance enfin, immense, merveilleuse – et les réponses souvent, de très grands noms parfois, à l’instar de celui de Milan Kundera. Très peu de gens savent le trésor caché – caché ou détruit, ne fût-ce que partiellement – par sa familias, qui le méprisa, allant jusqu’à affirmer sa rage (sic) contre lui face à son cercueil. Deux romans en cours de développement, un récit extraordinaire sur les aventures d’Einstein en Belgique. Puis des notes, des dizaines de milliers de notes dans des milliers de livres, et ses annotations dans les marges, de sa magnifique écriture ronde, tracées au crayon léger. – Où, tout cela? Où, tout cela pour les amis de l’écrivain et de l’homme, du penseur et du rêveur?

D’où la merveille de découvrir ou de redécouvrir une perle échappée au carnage. Car voici que, sous une pile de journaux, je retrouve le tiré à part d’une petite étude parue aux Cahiers d’éducation permanente de La Pensée et les Hommes (Dossier n°2016 – 031). Son titre : « Marguerite Yourcenar : le sens et le sensoriel. Réflexion philosophique ». Dans cette toile à penser, Jacques se fait à la fois essayiste et historien de la littérature, mais, comme souvent, il épouse à ce point son sujet, qu’au-delà de l’exégèse remarquable qu’il développe autour de deux ou trois idées essentielles pour l’auteur de L’oeuvre au Noir, il en arrive, lui toujours si discret sur lui-même, à se révéler autant qu’il dévoile un jeu de miroirs étonnant au sein de l’oeuvre de Yourcenar.

À ce point, trêve de mise en situation : les phrases de Cels seules, à nous offertes, comme des balises, des torches dans la nuit, ou de ses fabuleux empilements de pierre à forme humaine, les Inukshuk, qui permettent aux Inuits de ne pas se perdre dans l’hiver infini et sous le ciel noir.

« Faut-il vivre avec son temps? À cette question, Yourcenar aurait à coup sûr répondu par l’affirmative. Mais il n’est pas exclu de croire que, un peu comme Flaubert, elle aurait aussi conseillé de vivre simultanément avec toutes les époques. Et pour entamer genre de voyage, rien de tel que de séjourner à Rome et d’y retourner le plus souvent possible. »

Et quelques paragraphes plus loin, ceci :

« Il me paraît possible d’interpréter <le> débrouillage comme le symbole de la démarche de Youcenar. Quant on écrit une pièce de théâtre intitulée Qui n’a pas son Minotaure?, sans doute n’est-on pas de ceux qui évitent quelque dédale que ce soit, en lui tournant le dos ou en le contournant. Et de fait, notre académicienne n’a jamais renoncé à regarder droit dans les yeux le vrai visage du désordre. »

Puis, à deux pages d’écart, un paragraphe de synthèse qui vaut son pesant d’or :

« Écrire, donc, pour tenter faire la lumière. Voilà l’objectif que se fixerait Yourcenar (consciemment ou non) et qui expliquerait chez elle ces trois ressorts : son besoin de prendre des distances par rapport au présent, son recours à la force clarifiante des mythes et son goût, d’esprit classique, pour un certain nombre de vérités universelles. »

J’ai extrait ces trois citations – Jacques aimait les trinités, pourvu qu’elles fussent immanentes – parmi 12 pages d’une densité inouïe. J’avais envie de les transcrire, d’abord. Puis, comme il me l’a enseigné, de les proposer à autrui, de les transmettre. Car si l’on élucide quelques problèmes notables, ou que l’on approfondit de façon convaincante des interrogations qui nous donnent le vertige, Cels n’a jamais considéré qu’il y avait lieu de les sceller en un coffre d’ivoire. Bien au contraire, toute sa vie, il ne chercha qu’à donner, à partager. Que ce fût dans les grandes classes où il enseignait d’une façon unique la littérature et les idées, ou, dans l’intimité, privilégiant de voir ses grands amis en tête à tête, comme si son dessein fût d’apporter ainsi plus d’attention à chacun d’eux.

Tout Cels pourrait être résumé là, en une concentration extrême. Or, à cause du Minotaure évoqué plus haut (figure ô combien centrale aussi dans l’oeuvre d’un Moreau) me revient à l’esprit sa magnifique relecture, placée sous le signe de Georges Bataille, du mythe d’Icare. Plus on s’approche de la vérité, plus l’esseulement se creuse. Et lorsque la lumière se fait pour ainsi dire absolue, voici que nos ailes peu à peu se défont et que nous chutons sans fin, d’une chute, qu’en son exil intérieur, Jacques Cels vécut durant les dernières années de son existence.

Éric Brogniet, qui, depuis la disparition toute récente de Jacques Crickillon, est à l’évidence devenu notre plus grand poète lyrique, a composé les vers suivants au sein d’un livre placé sous le signe du fantasme, du réel et de leur représentation. Rien ne pourrait achever mieux mon propos, quelque peu mélancolique, que ces derniers, où la mythologie affleure d’emblée :

Je suis le fil d’Ariane ou l’obélisque enchaînée

Et mes plages sont noires avec des bouquets de muguet.

À votre manche, j’offre le parfum froncé d’un oeillet.

Je vous dévoile, de la vie, les métamorphoses infinies :

Le réel est une pellicule surexposée

Où l’on ne peut bien voir qu’en se brûlant les yeux…

Sens, sensualité, sensorialité : étonnamment, l’univers de Cels est présent dans ces vers parfaitement cadencés, hauts en couleurs, en parfums et en évocations, et qui osent soudain une thèse philosophique tout entière. Même si l’imaginaire de l’ami Éric explore, disons, d’autres régions interdites, régions insoumises (Crickillon), Brogniet partage avec Cels, natif comme lui de 1956, le privilège très belge, d’être un Rare (Nicolas Rozier), apprécié par quelques rares, appartenant au cercle des maudits de notre époque. Autrement dit, quoi qu’ils puissent écrire, on ne les lira pas. On ne les verra pas, bien que nul ne puisse se plaindre qu’on lui ait crevé les yeux. Nous vivons auprès de géants, mais nous préférons considérer les limaces.

Je ne vois qu’une raison à cela : le gros animal, de plus en plus manipulé et contre-manipulé, est appelé partout, à tout instant, à fourrer le groin dans rien moins que la beauté. Quel gâchis, quelle sinistre fin des temps! – Je n’ose imaginer les larmes de Marguerite Yourcenar.

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Jamais en ce temps de ruine, ne fut plus généreuse voix, plus abondant torrent de poèmes ; jamais de meilleur maître : de ceux qui, impassibles, émancipent leurs élèves ; jamais de plus attentif ami ; d’oreille plus subtile à la musique savante, ni esprit plus lettré, plus curieux, plus encyclopédique ; jamais, plus salubres colères n’éclatèrent, plus justes émerveillements fusèrent, si vertigineux effrois ne se formulèrent qu’en ses livres… Non, jamais. Pour ceux qui le connurent, pour ceux qui sont appelés à le découvrir, attention : choc! Appel ou rejet, peu importe, car le levain en eux aura commencé à monter. La grande poésie ne transige pas : elle nous requiert tout entiers. Et tant pis pour les cons, et tant pis pour les pisse-froid, les donneurs de leçons. Ils demeureront de côté, à côté, sans rien voir ni entendre… Méditant ou éveillé, Maître Crux nous tient à l’oeil, cependant que Devline joue de ses surins. Impossible à cantonner dans quelque réserve que ce soit, l’Indien de la Gare du Nord ne nous a pas quittés. Il est toujours là, oui, afin que, de leurs splendides percussions, les tambours de guerre éteignent les hideux gémissements prosaïques et appellent à résister aux ordres nouveaux d’un temps proche qu’il n’hésita pas à nommer avec son audace coutumière : New Auschwitz. – Il y a six jours, Jacques Crickillon, poète des territoires de nuit et ascensionniste de l’impossible a rejoint la pointe la plus extrême des hauts du haut de l’Our. Aucun de ses partisans n’est prêt à déposer les armes.

Pour Jacques et Ferry, pour tout ce qu’ils ont incarné et continuent de représenter, d’élevé, d’élevant, il y a dix ans environ, j’avais donné ce texte, cette fable, ce portrait du poète…

Conte

            Avec les mots et les couleurs, il tutoyait le vertige. Jamais il ne fut autre qu’appel et réponse à l’appel. Il se nourrissait frugal de montagnes et de mondes.

            Sa vie, un puits. Enfance est le nom de l’eau saumâtre où profond descend le seau que recouvre la rouille des songes et des royaumes. Chaque mot a un prix qui se monnaie en sang et en insomnie infinie.

            Il parle. Jaillissent les audaces et portent les coups de couteau. Une femme surgit de la nuit, dans une musique de vent et de feu.

            Les territoires noirs et verts du Texte sont éclairés soudain par une torche vive à tous vents opposant ses défis. Le Prince nomma sa muse. La voix vatique avec lui persistait. Orage et éclairs, son œuvre et ses mots. Pas de concession, ni avec la Mort vivante ni avec la mort venant.

            Poète est le nom du Vif au pays des zombies ; poème, le nom clandestin de l’épée que les imbéciles croient enclavée.

            Ses cercles n’éclairent pas, ils murmurent de vulnéraires prières. Sur toutes zones perturbées, toutes zones turbulentes, il régna en anarchiste amoureux d’ordres anciens ou à venir. Sous les pierres, cela chante lorsque l’amour éclaire. Lorsque l’amour à ce point scintille, l’ange noir recule et dans la réserve demeure, indécis. La beauté est semblable aux miettes de pain que Poucet sema derrière lui ; la force réside dans une lame que les ans ont forgée et que l’on ne peut faire danser élégamment qu’au sein du seul. Le saint guerrier en prière sur les hautes et désertes terrasses, c’est lui, dont je veux taire le nom ici, mais que j’honore au temple pèlerin du Temps.

© Christophe Van Rossom, Le rire de Démocrite, La Lettre volée, Poiesis, Bruxelles, 2012.

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Marcel Moreau est mort ce samedi 4 avril 2020, dans un EHPAD, à Bobigny. Du coronavirus, écrit-on dans la presse. Il était mon ami. Beaucoup écrit sur lui, sur ses livres, sur son verbe. Les circonstances sont telles que je n’aurai pu le voir une dernière fois. On ne sait jamais quand on embrasse pour la dernière fois qui l’on aime. Ses obsèques seront très esseulées. Un caveau l’attend au Père Lachaise. La citation qui figurera sur sa tombe est sublime. Normal : c’est lui qui l’avait composée à cette intention : « Je suis heureux pour la première fois de ma mort. »

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