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Posts Tagged ‘Renaissance’

Tout le prédisposait à devenir un rare. Comme Michel de Montaigne, sa figure tutélaire par excellence, Jacques eut le privilège de naître un 29 février, de sorte que, quoi que l’on fît, il était quatre fois plus jeune que nous. Importance de l’enfant, puis de l’adolescent, qui médite et se construit très tôt dans son oeuvre. En témoigne la première nouvelle des Îles secrètes, subtil ensemble, remarquablement architecturé autour d’un phare, et qui esquisse des destins, des décisions qui orientent le tout de nos vies, à chaque âge de cette vie. J’invite d’ailleurs les vrais amis de Jacques, les fins lecteurs, à lire à voix haute, en parfait écho à la première nouvelle, le récit qui clôt le volume, lequel se construit par vagues et petits châteaux de sable, sans cesse élevés, sans cesse détruits, sans cesse recommencés, sans cesse affinés, pour en arriver, dans ce tuilage de phrases ivres mais absolument lucides, presque infini, à transmettre peut-être ce qui constitue l’essentiel d’une vie. Je doute qu’ils y parviennent sans que des larmes leur montent aux yeux ou au coeur. Nous avons du mal à enregistrer les héritages lorsqu’ils ne sont précédés d’aucun testament.

Formuler, c’est clarifier. Se formuler (c’est-à-dire comme Montaigne, essayer d’y parvenir), c’est se placer à suffisante distance pour que, du sujet que l’on est, nous nous transformions peu à peu en un objet – quant à lui scrutable, explorable, questionnable.

Jacques n’a cessé de lire. Soit, aussi bien, d’écrire. L’un étant l’avers de l’autre. Travaillant sur une oeuvre littéraire, la présentant en classe, il s’interrogeait sur lui-même. Derrière les masques dont joue le romancier ou le dramaturge, le créateur façonne des voix et des façons d’être ou de penser, toutes disparates, semble-t-il, mais qui nous offrent cependant l’opportunité de chercher la voix propre de l’oeuvre, la voix de l’écrivain. Double postulation du lettré qui manie aussi la plume.

La voix, le chemin. Jusqu’au dernier. – Comprenne qui pourra.

Jacques aimait les jardins, la lumière des saisons, l’encre bleue, la pensée claire. Quatre cents ans après Montaigne, il prisait comme lui les livres de Sénèque, car cet idéaliste (au sens néo-platonicien du terme) s’efforçait aussi, notamment en l’enseignant, à élaborer, pour lui-même, une citadelle intérieure, digne de l’édifice mental projeté par Marc Aurèle. Équanimité impossible, mais fiévreusement désirée ; sens aigu de la gratitude envers les maîtres ; méditation sur l’homme au sein du cosmos ; du tout que l’empereur paraissait être et du rien si promptement voué à l’oubli qu’il était mêmement. Que faire du pouvoir? L’exercer avec justice. Justice du jugement, justesse de sa formulation. Que faire du savoir? En rendre le clair accès au plus grand nombre, si on en a la possibilité, ne jamais le brader, et a minima toujours s’efforcer de le transmettre autour de soi, en prouvant que celui qui sait va toujours en jouissant mieux de la beauté et, cependant qu’à défaut de les conjurer, il est en mesure de nommer précisément les désastres, parce que, très profondément, il les a mis en perspective, non moins qu’il en a vécu, et à ce titre, se trouve en situation de les analyser et de les commenter. Avec justice et justesse.

L’air du temps n’est plus à l’humanisme véritable, et encore moins à l’humanitas, dont Aulu-Gelle déjà se faisait loi de redéfinir le sens chaque fois que nécessaire. Il s’agit même, pour tout dire, de détruire, d’abolir, d’annuler. Et d’aller évidemment à ces racines du mal que furent l’art, les pensées, les livres et l’art de vivre des Grecs et des Romains. Qu’il s’agit de travestir afin de les écarter aussitôt que possible! Oui, quelle horreur que ce passé nauséabond et criminel dont il y a lieu de se repentir, alors que l’immédiat de la révolte qui met à bat les statues, censure à tours de bras, nie la biologie, se vautre dans le révisionnisme de l’Histoire autant que dans la négation du réel, non sans réinventer le racisme, en passant, est si bon et si juste! Ah! qu’il est doux, « éternel présent » (Orwell), de valser avec vous!

Je suis heureux que Jacques n’ait pas connu notre époque qui signe l’acte de décès de la civilisation, évacuant le meilleur de ce que les Rares nous ont offert en même temps que le pire dont les hommes furent et sont toujours capables, surtout lorsqu’ils se sentent investis par une mission, l’esprit tout ébouillanté par quelques slogans faciles et d’autant plus pernicieux.

Ne sachant plus écrire, je lis et relis avec un bonheur réel le « Vers Soi-Même » de Marc Aurèle, ouvrant volontiers le volume au Livre VII, qui dessine l’aire de ce qu’est le Mal, aux yeux du philosophe rhéteur, et conséquemment l’espace que revêt ce qu’il estime être le Bien. Je m’éduque, je me rééduque à vivre. J’y travaille sans relâche, et cela, d’autant plus que le plus ancien parmi mes grands maîtres m’a enseigné cette exigence, laquelle sculpte ce que quelques-uns savent encore être la Dignité. J’avais quatorze ans, puis bientôt quinze. Nonobstant, j’ai très vite pris conscience que cet homme allait bouleverser tous mes projets, exercer mon regard critique, et, faisant en sorte que j’épouse ma nature véritable, me diriger sur les chemins qui m’apprendraient moi-même à devenir homme et professeur.

Tout fascine dans le Livre VII des Pensées. Le Lisant, relisant le volume entier, c’est souvent comme si la voix de Jacques me parle.

« Fais ton examen intérieur. C’est à l’intérieur qu’est la source du bien, toujours capable de jaillir, à condition qu’on creuse toujours. » (59)

Ceux qui me connaissent un peu, ceux qui connaissaient Jacques, ne s’étonneront pas que je prise tout particulièrement celle-ci, qui constitue aussi ma réponse à la Destruction en cours.

« C’est le fait d’un caractère accompli de passer chaque jour comme si c’était le dernier, sans s’énerver, sans s’endormir, sans affectation théâtrale. » (69)

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Pour l’ami Samuel, dont les pollens les plus salubres irriguent l’esprit et le corps

Alors, forcément, oui, ce poème que connaissent tous les lettrés – et qui n’a rien de crépusculaire puisqu’il fut composé il y a sept décennies, au tout début de l’oeuvre généreuse et polymorphe de ce penseur, rêveur, commentateur, et immense traducteur – c’est-dire lecteur, au degré le plus intense de ce vocable. Lorsque je me rends à l’hosto et que je dois subir un moment désagréable et dont l’issue est improbable, j’emporte toujours avec moi le premier volume de Jaccottet, en Poésie/Gallimard, comme les Poèmes de Bonnefoy. Ils constituent des talismans comme certains de leurs poèmes me sont mantras, que je me récite, comme un enfant ses prières avant le coucher, au moment où j’ai rejoint la salle d’attente pré-opératoire, métallique et sans horloges autres que gelées. Je murmure entre d’autres lits blancs les poèmes que je sais. Des boucles ainsi se forment auxquelles se joignent volontiers des fragments d’Ostinato, de Louis-René des Forêts. L’Iliade, l’Odyssée (traduite par Jaccottet), les Métamorphoses, les énigmes de Chrétien, la Commedia, constituent une lignée qui va jusqu’à nous ; qui irradie d’énergie dans le théâtre de Shakespeare et nous éblouit parfois jusqu’à la cécité dans les vers de Racine ; Hölderlin (la grande passion de Jaccottet). Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé sont les intelligences les plus averties du XIXe siècle et les meilleurs inventeurs de l’indispensable arsenal à venir… Qui a dit que ces poètes étaient morts ; que leurs textes sombraient dans les marais du Temps, à l’image de la demeure familiale des Usher? Qui aurait le front de l’affirmer en face? La poésie est sans fin car elle n’est qu’amour et confiance, loyauté envers les maîtres, force et honneur face à l’horreur comme aux adversités rampantes, imbéciles, quotidiennes. A-t-on dit assez qu’avec la figure de Jaccottet disparaissait celle de l’un de plus grands humanistes de notre époque, l’un des plus infatigables passeurs qui fussent? Or, il est impératif de le dire et de le répéter, oui, car le moment vient où l’humanisme, notre exemple et notre source, fera l’objet du plus abject, du plus navrant des procès – et il n’y a guère de doute que sa tête tombera. L’amour n’est pas la naïveté et n’exclut pas une vision limpide et critique de ce que notre monde devient. Jaccottet jamais n’abdiqua en matière de lucidité – de cette lucidité qui n’est que l’autre nom de la lumière intérieure, de la clairvoyance terrible. Et c’est pourquoi, dans quinze jours, je n’oublierai pas d’emporter dans mon baluchon ni mon Jaccottet, avec qui je n’eus l’occasion de converser qu’une fois, ni mon Bonnefoy, que j’eus la chance de rencontrer, parfois longuement, trente ans durant. Ils sont là. Ils demeurent vivants. Et ce n’est d’êtres comme eux que je suis prêt à recevoir un peu de lumière pour en faire mon pain et mon vin – en amont de la cène blanche et noire, absente, vers laquelle je vais serein mais sans aveuglement. – Avant de renaîtrehic et nunc. – Forcément.

Que la fin nous illumine

Sombre ennemi qui nous combats et nous resserres,
laisse-moi, dans le peu de jours que je détiens,
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière :
et que je sois changé en éclair à la fin.
 
Moins il y a d’avidité et de faconde
en nos propos, mieux on les néglige pour voir
jusque dans leur hésitation briller le monde
entre le matin ivre et la légèreté du soir.
 
Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux
et nos personnes par la crainte garrottées,
plus les regards iront s’éclaircissant et mieux
les égarés verront les portes enterrées.
 
L’effacement soit ma façon de resplendir,
la pauvreté surcharge de fruits notre table,
la mort, prochaine ou vague selon son désir,
soit l’aliment de la lumière inépuisable.

Philippe Jaccottet

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La culture néandertalienne se déploie sur 150.000 ans. Si l’on considère que la nôtre naît avec l’écriture ou les villes, on peut la faire remonter à 6000 ou 8000 ans, 10.000 ans, peut-être, si l’on ergote. Si l’on tient que c’est avec la Renaissance que naît un embryon de civilisation occidentale, nous nous sommes efforcés de créer une modalité de vie en commun et de pensée à peine âgée de quelques siècles. Qui sommes-nous pour asséner des leçons? Manifeste-t-on une pensée, une imagination, une créativité plus vaste que les premiers Sapiens Sapiens, les Neandertal ou les Denisova?

Que l’on me donne le nom d’un homme d’aujourd’hui qui a vu le tonnerre frapper la terre, puis un bûcher se déclarer, non pour reculer, comme la masse épaisse, mais pour approcher son bras audacieux du feu et en retirer une branche encore enflammée et la brandir haut, en riant? Savez-vous que ce geste improbable, Prométhée n’étant encore qu’une vague possibilité au sein des limbes quantiques, nul dieu ne hantant le ciel, nul de nos semblables n’arpentant la savane ou les vallées, Ergaster, notre lointain cousin, l’a tenté il y a 500.000 ans, sinon davantage, sur le sol de la superbe Afrique?

Considérer les choses avec humanisme, c’est-à-dire avec perspective, c’est-à-dire avec une connaissance lettrée, archéologique ou paléontologique du passé, nous invite à quelque leçon d’humilité? Nous rapproche de cette terre ardente où le ciel se reflète dans les eaux, et que, éphémères et point trop mécontents d’une métropole crue moderne, nous oublions du soir au matin. Nous écartons de nos rêves. À moins qu’un orage, une tempête, un tremblement de terre, une éruption volcanique, nous rappelle soudain à un ordre, un κόσμος qu’aucun de nos lointains aïeux ne perdait de vue une seule seconde.

Adonis, Orion, Actéon, Narcisse : tous punis! La raison officielle, soit la raison du plus fort, soit celle des dieux, de la religion, active ou devenue lambeaux de mythes, les désigne comme coupables de blasphème. Nemrud sera semblablement puni, avec une atroce perversion, par le dieu vétérotestamentaire. Avant de devenir guerrier et roi, avant qu’il s’engage à rallier les navires d’Agamemnon afin de détruire et piller la ville de Priam, Ulysse était célébré par les siens comme le plus habile chasseur d’Ithaque. La tension de la corde de son arc l’atteste pour l’éternité.

J’avance l’hypothèse étrange que les châtiés se comptent tous au nombre des plus valeureux chasseurs de leur temps. L’arc et la vie ont heureuse consonance, oui, Héraclite aux ongles brûlants, brûlés. Guetteurs et veilleurs, protecteurs du clan et nourrisseurs, traqueurs de traces et conteurs et inventeurs. Tels furent les chasseurs, nos devanciers remarquables. Face à eux, nous ne sommes que piètres petits joueurs de billes. Les modèles à méditer s’effacent, dont nous n’avons d’ailleurs que superficiellement effleurer les récits. Jusqu’à une époque proche, l’on réécrivit systématiquement ces mythes, les adaptant à la tolérance du clergé du jour. La violence des provisoires vainqueurs de cause sans substance est dans nos murs. La Loi et la Religion rôdent en nos rues. La guerre civile mondialisée a lieu sous nos yeux, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Plus rien ne témoigne de l’ordre secret du temps que je signale. La liberté est une venaison à point rôtie dont nous n’avons nulle idée de la saveur.

Les veilleurs manquent, oui. Les scribes mémorieux. Nous sommes incapables de formuler le nom d’un seul chasseur. En quel âge de l’être vivons-nous?

© Armes & bagages, à paraître.

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Nous ne sommes même plus des nains juchés sur les épaules de géants.

Sans moyen effectif pour nous y opposer, infantilisés en permanence, nous assistons à la chute de l’humanisme – un vocable dont très peu savent encore, l’étymologie agonisant elle-même, la signification véritable. À la substitution de ses idées par des valeurs démonétisées. Au renversement et à l’inversion de ce que les antiquaires de la Renaissance et leurs héritiers ont exhumé pour nous proposer de quitter la dépendance.
Les contemporains parlent une langue qui va se zombifiant. Les sons qu’ils articulent ou ahanent se sont mués en coquilles vides. La Parole est rare. Seuls les Rares parlent encore, lorsqu’ils ne sont pas jetés dans les remblais.
Le projet était simple cependant, et Sorel l’avait formulé de la plus limpide des façons : les dieux étant absents, nous pouvions travailler à devenir divins. L’Olympe qui était à notre portée, est aujourd’hui en ruines. Elles murmurent encore. Les citations sont les degrés des escaliers qui y mènent.

Citer à propos, c’est sauver quelques instants de notre vie de l’ubuesque Bêtise ubiquitaire.

© Christophe Van Rossom, Armes & bagages, à paraître.

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« Je refuse d’un cœur la vaste complaisance,

Qui ne fait de mérite aucune différence :

Je veux qu’on me distingue, et pour le trancher net,

L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait »

Molière, Le Misanthrope, I, 1.

 

Je hante sans un sou, à deux doigts de la grivèlerie, les salons du plus mythique des hôtels bruxellois. Je mets la dernière main à quelques idées engrangées au fil des années en une liasse de papiers plusieurs fois annotés. Dans un moment, il me faudra parler d’Alceste à l’occasion d’un débat qui n’en sera pas un. La salle sera bien vide. Les propos seront entassés sans ordre ni rigueur, même si, en trop peu de temps (toujours le même drame !), une approche complexe, nuancée, nécessitant digressions, sera hasardée.

 

Le Misanthrope est la pièce la plus difficile de Molière. Peut-être même l’est-elle de tout le répertoire. Elle ne raconte rien, sinon de façon allusive. Son intrigue, lacunaire, ne s’esquisse que sur un fond bien vague. Là ne sont pas les enjeux. Sur scène, l’on ne voit guère que trois personnages, trois figures : Alceste, Philinte et Célimène. Il y a le guerrier, le béni-oui-oui, à tous complaisant, et la beauté fallacieuse qui est aussi jeunesse terrifiée à l’idée de la mort.

Qui est Molière en 1666? Où en est celui qui a écrit et joué Le Tartuffe et Dom Juan dans les conditions que l’on connaît ?

Au XVIIème siècle, il faut entendre, surtout lorsqu’il s’agit d’une comédie, le terme de misanthrope comme sonnerait aujourd’hui l’expression frappadingue. Dans une société hyper-policée et hyper-codifiée, qui refuse les usages en cours dans salons les plus civilisés d’Europe ne peut être qu’un pauvre fou. Parenté de l’homme aux rubans verts avec Alonso Quijana, dont il est hautement improbable que Molière n’ait pas entendu parler des exploits singuliers, s’il ne les a pas, tout bonnement, lus. Le titre se doit d’être un programme racoleur. On sait aussi que Molière, qui interpréta Alceste à la façon d’un De Funès, forçait les tics, traits et grimaces « de circonstance ». On sait que sa voix jouait de façon très appuyée sur les crispations du personnage.

Cheval de Troie?

Telle est mon hypothèse. Je ne fais dans les pages qui suivent que spéculer, mais non sans proposer du grain à moudre, je crois.

On donne à un premier degré ce que le public attend. Il comprend ce qu’il croit que raconte la pièce et  s’amuse de la caricature d’un malade ensauvagé, de quelqu’un que Baudelaire, son frère, dans l’un de ses plus beaux sonnets, nommera « un extravagant ». Le public sort ravi ; il s’est tapé sur les cuisses. « Qu’est-ce qu’il lui a mis, à Alceste, le Poquelin! »

Mais alors pourquoi ce nom et la tension si vive qu’il oppose à celui de Philinte? (suite…)

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« Le désenchantement du monde, qui est l’envers de la rationalisation poussée jusqu’à ses ultimes conséquences par la civilisation européenne, est en voie d’achèvement. Les idéaux du XIXème siècle n’ont pas survécu au XXème. L’histoire hésite. Après des siècles de lenteur, d’autarcie matérielle et intellectuelle, les groupes, les individus se trouvent pris dans des rapports planétaires. Des façons d’être et de penser, de parler, qui s’étaient insensiblement formées dans des aires exiguës, fermées, ont été balayées en quelques décennies. D’autres, apparues sous la domination du capital financier, des rapports marchands, des médias, sont en passe de gagner l’ensemble de la terre.

 

Urbanisée, scolarisée, cosmopolite, connectée sur Internet, hédoniste et calculatrice, dans un contexte d’insécurité économique et d’inégalité accrue, telle s’annonce la première génération du IIIème millénaire, dans les pays développés. Les vieux maux lui seront épargnés, la famine et la peste, l’ignorance, les persécutions, la guerre, le despotisme. D’autres, plus insidieux, se devinent, primat de l’intérêt économique pur et des critères financiers, standardisation des objets, des goûts, des usages, abaissement de la fonction politique, stéréotypes ternes, sinistres ou tapageurs des dirigeants des grandes firmes et des vedettes médiatiques. Il se peut qu’ils l’emportent. Déchue de sa puissance réfléchissante, inventive, contestataire, la littérature deviendra lettre morte aux mains des archivistes et des historiens. Mais il n’est pas entièrement exclu que les valeurs universelles d’examen et de critique, d’explicitation et de libération, de raison dont elle fut le vecteur principal, depuis la Renaissance, résistent à la grande désillusion d’aujourd’hui. Si tel est le cas, les textes du passé où nous reconnaissons notre profondeur présente ont un bel avenir. »

 

 

Pierre Bergounioux,

Bréviaire de littérature à l’usage des vivants (2004).

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