« Je refuse d’un cœur la vaste complaisance,
Qui ne fait de mérite aucune différence :
Je veux qu’on me distingue, et pour le trancher net,
L’ami du genre humain n’est point du tout mon fait »
Molière, Le Misanthrope, I, 1.
Je hante sans un sou, à deux doigts de la grivèlerie, les salons du plus mythique des hôtels bruxellois. Je mets la dernière main à quelques idées engrangées au fil des années en une liasse de papiers plusieurs fois annotés. Dans un moment, il me faudra parler d’Alceste à l’occasion d’un débat qui n’en sera pas un. La salle sera bien vide. Les propos seront entassés sans ordre ni rigueur, même si, en trop peu de temps (toujours le même drame !), une approche complexe, nuancée, nécessitant digressions, sera hasardée.
Le Misanthrope est la pièce la plus difficile de Molière. Peut-être même l’est-elle de tout le répertoire. Elle ne raconte rien, sinon de façon allusive. Son intrigue, lacunaire, ne s’esquisse que sur un fond bien vague. Là ne sont pas les enjeux. Sur scène, l’on ne voit guère que trois personnages, trois figures : Alceste, Philinte et Célimène. Il y a le guerrier, le béni-oui-oui, à tous complaisant, et la beauté fallacieuse qui est aussi jeunesse terrifiée à l’idée de la mort.
Qui est Molière en 1666? Où en est celui qui a écrit et joué Le Tartuffe et Dom Juan dans les conditions que l’on connaît ?
Au XVIIème siècle, il faut entendre, surtout lorsqu’il s’agit d’une comédie, le terme de misanthrope comme sonnerait aujourd’hui l’expression frappadingue. Dans une société hyper-policée et hyper-codifiée, qui refuse les usages en cours dans salons les plus civilisés d’Europe ne peut être qu’un pauvre fou. Parenté de l’homme aux rubans verts avec Alonso Quijana, dont il est hautement improbable que Molière n’ait pas entendu parler des exploits singuliers, s’il ne les a pas, tout bonnement, lus. Le titre se doit d’être un programme racoleur. On sait aussi que Molière, qui interpréta Alceste à la façon d’un De Funès, forçait les tics, traits et grimaces « de circonstance ». On sait que sa voix jouait de façon très appuyée sur les crispations du personnage.
Cheval de Troie?
Telle est mon hypothèse. Je ne fais dans les pages qui suivent que spéculer, mais non sans proposer du grain à moudre, je crois.
On donne à un premier degré ce que le public attend. Il comprend ce qu’il croit que raconte la pièce et s’amuse de la caricature d’un malade ensauvagé, de quelqu’un que Baudelaire, son frère, dans l’un de ses plus beaux sonnets, nommera « un extravagant ». Le public sort ravi ; il s’est tapé sur les cuisses. « Qu’est-ce qu’il lui a mis, à Alceste, le Poquelin! »
Mais alors pourquoi ce nom et la tension si vive qu’il oppose à celui de Philinte?
Alceste : le champion, le guerrier ; Philinte (avec cet étrange suffixe vide de sens) : la machine à aimer. À dire oui et non selon, à sourire et pleurer lorsqu’il convient. À s’accommoder de tout, partout, tout le temps. Pour demeurer en grâce dans la lumière des salons. La main sur le cœur, il est toujours prêt à s’engager derrière une bonne cause, pourvu qu’elle soit dans l’air du temps, cependant qu’il prostitue son amitié avec une régularité de métronome.
Alcide est l’autre nom d’Héraklès. Alcée, le père de la lignée des combattants les plus valeureux. Hercule n’est pas le grand gaillard bodybuildé qu’on nous donne à voir aujourd’hui. La force brute, plutôt que la finesse. La violence, plutôt que la réflexion. Au XVIème siècle, dans les allégories peintes ou sculptées de la Renaissance, Hercule est avant tout la force spirituelle, la faculté de convertir son intelligence en énergie. Il n’est rien moins que l’archétype de celui qui se sert de ses muscles et de ses poings en toutes occasions.
Nous avons oublié cela. Mais je doute que Molière ignorait cette dimension du demi-dieu.
Voilà pour Alceste. Mais Molière, lui-même? Pourquoi ce pseudonyme, pris lorsqu’il a une vingtaine d’année? Pour se démarquer de son père, dira-t-on. Pour ne point salir le nom de famille. Pour sauvegarder les apparences. Peut-être, mais sait-on que c’est aussi le patronyme d’un libertin assassiné en 1624 : Molière d’Essertine ?
Et, à ce propos, sait-on auprès de qui Molière a étudié avec le plus de ferveur?
Pierre Gassendi, le meilleur des hommes, enseignait Épicure et rêvait à la civilisation qui aurait pu naître sur les bases d’un humanisme épicurien. Molière est là, il l’écoute, se passionne, naît peut-être à lui-même en tant qu’homme. À ses côtés, durant les cours : Chapelle, des Barreaux, La Mothe le Vayer, Hercule Savinien de Cyrano de Bergerac! On vénère Montaigne, interdit, et l’on sait précisément quelles lutes il y a lieu de mener. On sait non moins à quel point elles sont et seront dangereuses non moins qu’infructueuses. Raison pour laquelle il faut se conduire en exemple, chacun avec ses armes et ses talents, afin qu’un jour les idées auxquelles on croit puissent s’exprimer au grand jour. Il ne s’agit pas d’asséner des leçons : il faut être la leçon. Montaigne est une mèche allumée, le baril de poudre n’explosera, on le sait, qu’en 1789. Le courant libertin, encore et toujours largement méconnu, du XVIIème siècle est l’articulation sans laquelle la Renaissance ne peut se muer en Lumières.
Et, au passage, ce rappel encore : qui a traduit en vers français le De natura rerum, soit le poème le plus libre de l’histoire? – Molière! Molière, encore, même si c’est aussi lui-même qui sans doute détruira son œuvre la plus sulfureuse.
Oui, mais tout de même, soyons sérieux : Monsieur, d’abord et puis le Roi lui-même. Pendant une vingtaine d’années, y a-t-il plus courtisan que Molière ? On peut le penser, mais un courtisan alors jusqu’au bout fidèle à ses maîtres et aux idées qu’ils lui ont transmises. Le Tartuffe (1664), Dom Juan (1665), Le Misanthrope (1666) sont une machine de guerre qui prolongent et étendent Montaigne, non moins que clignent de l’œil en direction de La Mothe Le Vayer. L’inventaire des livres qu’il possédait, récemment publiée dans la nouvelle édition de ses œuvres dans la Bibliothèque de la Pléiade, témoigne. Il n’y eut, auparavant, que Cyrano, pour avoir osé porter, parole haute, les audaces aussi loin sinon plus loin encore.
Le Dom Juan qui est joué un an avant constitue lui aussi une clé. Dom Juan, un « grand seigneur méchant homme », certes, mais aussi un matérialiste athée implacable. Parfaitement à même d’argumenter rigoureusement et de mettre en péril toutes les institutions sociales, politiques et religieuses en place. Et que nul interlocuteur, quels que soient ses qualités, titres et rang, ne parviendra à ramener dans le droit chemin d’une existence socialement acceptable.
Toute cette affaire est complexe et les grands rôles du cœur du répertoire moliéresque doivent s’étudier conjointement. Ainsi, d’Arnolphe, en 1662. Est-il bien, comme on l’interprète le plus souvent, ce barbon infatué, ce tyran domestique quasi pédophile? Ou aime-t-il vraiment, même si tellement mal? Est-on bien sûr, à l’opposé, des sentiments du freluquet Horace dont Agnès s’amourache parce qu’il est le premier à passer sous ses fenêtres?
Molière n’est jamais là ou on croit le tenir. Alceste lui-même est une seiche. Toujours un nuage d’encre le protège lorsqu’on croit l’avoir attrapé.
Soit : Alceste est donc bien un champion. Mais de quoi?
Apparemment de deux causes, complémentaires : d’une part, de ce qu’un Yves Bonnefoy nommera la vérité de parole ; d’autre part d’une idée qui, pour vantée qu’elle soit, n’est en réalité, jamais gage de reconnaissance : le mérite. Je note que s’il s’agit là du vocable le plus prononcé dans la pièce (vingt-quatre fois !), c’est également la valeur la plus foulée aux pieds par chacun de bout en bout.
La vérité de parole n’est pas qu’un enjeu social.
Molière est un poète et il sait ce que suppose, nonante-neuf fois sur cent, l’inflation du langage sur le réel ou les sentiments. Poète est l’homme constamment soucieux d’un rééquilibrage susceptible de rendre la langue à ses vertus originelles, lui permettant ainsi d’échapper à la terrible malédiction de Gorgias. Je paraphrase Pascal Quignard, dans Les Tablettes de buis d’Apronenia Avitia : « Il ne faut user d’autres mots que ceux qui renvoient aux êtres de cette terre dans la lumière propre à cette terre. » Parole de sagesse dessillée, parole de penseur latin. Labeur de quelques-uns seulement contre le plus grand nombre, contre les assauts massifs de livres, de textes, de slogans, où la parole est de bout en bout violée et démonétisée.
Le mérite suppose travail, patience, réflexion, élaboration lente et effort constant afin de recueillir ou d’obtenir le meilleur. Vertu aristocratique donc, au sens étymologique et non politique. Que veut Alceste ? La distinction. Ce qui fait de chaque une singularité hostile à tout grégarisme. Le meilleur, donc? Qu’est-ce à dire? Eh bien, rien d’autre peut-être que ce qui permettrait aux hommes et aux femmes d’éprouver un peu plus de liberté, les énergies circulant mieux, et de mener à terme, peut-être, à une vie en commun plus juste et plus heureuse. Élan vertical qui pourfend la dictature de l’horizontalité caractéristique de toute société s’enivrant d’elle-même. Comme celle que connut déjà Molière, comme celle que nous connaissons aujourd’hui. Plaçons là où ils donneront le meilleur de ce qu’ils sont, étant heureux de le faire, ceux qui excellent dans leur domaine ; et dégageons de la place les imposteurs et les parvenus, les courtisans sans âme, les incapables incompétents et les pique-assiettes de tout poil! Voilà la révolution proposée par Alceste, et voilà le scandale! Car que demeurerait-il de notre monde si nous l’appliquions avec la radicalité que personnifie Alceste? Presque rien, ni personne. – Mais, osons le rêver : un peu susceptible de recommencer le premier jour et les premiers gestes.
La sanction ne se fait pas attendre : ce sera le désert à défaut du suicide, auquel Alceste fait clairement référence dès les premiers échanges de la pièce.
Il est des forêts, des terres mal entretenues, des demeures où le vent pénètre, de dérisoires cabanes de bois, des appartements aux murs craquelés et rongés par l’humidité, où la vie accède soudain à un tout autre éclat. Le Temps s’y ouvre, souriant. Passé et futur s’y conjuguent au présent. Le poids de l’inutile n’est plus qu’un souvenir. L’on vit léger et disponible à la lecture, à la pensée, à la méditation. Il arrive que l’on se mette à table afin de tracer quelques lignes qui deviennent des livres. Rien, apparemment, ne change sur la surface du globe. Et pourtant, Dieu sait comme le pouvoir se sent alors menacé, agressé, mis en péril. Les solitaires retirés, volontiers taciturnes, dans toutes les civilisations qui se sont succédé, portent deux noms : les uns les appellent sages, les autres fous et péremptoires. Les sangliers comme les phacochères souffrent tous deux d’une épouvantable réputation.
© Christophe Van Rossom, octobre 2013.
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