La culture néandertalienne se déploie sur 150.000 ans. Si l’on considère que la nôtre naît avec l’écriture ou les villes, on peut la faire remonter à 6000 ou 8000 ans, 10.000 ans, peut-être, si l’on ergote. Si l’on tient que c’est avec la Renaissance que naît un embryon de civilisation occidentale, nous nous sommes efforcés de créer une modalité de vie en commun et de pensée à peine âgée de quelques siècles. Qui sommes-nous pour asséner des leçons? Manifeste-t-on une pensée, une imagination, une créativité plus vaste que les premiers Sapiens Sapiens, les Neandertal ou les Denisova?
Que l’on me donne le nom d’un homme d’aujourd’hui qui a vu le tonnerre frapper la terre, puis un bûcher se déclarer, non pour reculer, comme la masse épaisse, mais pour approcher son bras audacieux du feu et en retirer une branche encore enflammée et la brandir haut, en riant? Savez-vous que ce geste improbable, Prométhée n’étant encore qu’une vague possibilité au sein des limbes quantiques, nul dieu ne hantant le ciel, nul de nos semblables n’arpentant la savane ou les vallées, Ergaster, notre lointain cousin, l’a tenté il y a 500.000 ans, sinon davantage, sur le sol de la superbe Afrique?
Considérer les choses avec humanisme, c’est-à-dire avec perspective, c’est-à-dire avec une connaissance lettrée, archéologique ou paléontologique du passé, nous invite à quelque leçon d’humilité? Nous rapproche de cette terre ardente où le ciel se reflète dans les eaux, et que, éphémères et point trop mécontents d’une métropole crue moderne, nous oublions du soir au matin. Nous écartons de nos rêves. À moins qu’un orage, une tempête, un tremblement de terre, une éruption volcanique, nous rappelle soudain à un ordre, un κόσμος qu’aucun de nos lointains aïeux ne perdait de vue une seule seconde.
Adonis, Orion, Actéon, Narcisse : tous punis! La raison officielle, soit la raison du plus fort, soit celle des dieux, de la religion, active ou devenue lambeaux de mythes, les désigne comme coupables de blasphème. Nemrud sera semblablement puni, avec une atroce perversion, par le dieu vétérotestamentaire. Avant de devenir guerrier et roi, avant qu’il s’engage à rallier les navires d’Agamemnon afin de détruire et piller la ville de Priam, Ulysse était célébré par les siens comme le plus habile chasseur d’Ithaque. La tension de la corde de son arc l’atteste pour l’éternité.
J’avance l’hypothèse étrange que les châtiés se comptent tous au nombre des plus valeureux chasseurs de leur temps. L’arc et la vie ont heureuse consonance, oui, Héraclite aux ongles brûlants, brûlés. Guetteurs et veilleurs, protecteurs du clan et nourrisseurs, traqueurs de traces et conteurs et inventeurs. Tels furent les chasseurs, nos devanciers remarquables. Face à eux, nous ne sommes que piètres petits joueurs de billes. Les modèles à méditer s’effacent, dont nous n’avons d’ailleurs que superficiellement effleurer les récits. Jusqu’à une époque proche, l’on réécrivit systématiquement ces mythes, les adaptant à la tolérance du clergé du jour. La violence des provisoires vainqueurs de cause sans substance est dans nos murs. La Loi et la Religion rôdent en nos rues. La guerre civile mondialisée a lieu sous nos yeux, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Plus rien ne témoigne de l’ordre secret du temps que je signale. La liberté est une venaison à point rôtie dont nous n’avons nulle idée de la saveur.
Les veilleurs manquent, oui. Les scribes mémorieux. Nous sommes incapables de formuler le nom d’un seul chasseur. En quel âge de l’être vivons-nous?
© Armes & bagages, à paraître.
Cinq ans déjà sans Jacques Cels…
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Tout le prédisposait à devenir un rare. Comme Michel de Montaigne, sa figure tutélaire par excellence, Jacques eut le privilège de naître un 29 février, de sorte que, quoi que l’on fît, il était quatre fois plus jeune que nous. Importance de l’enfant, puis de l’adolescent, qui médite et se construit très tôt dans son oeuvre. En témoigne la première nouvelle des Îles secrètes, subtil ensemble, remarquablement architecturé autour d’un phare, et qui esquisse des destins, des décisions qui orientent le tout de nos vies, à chaque âge de cette vie. J’invite d’ailleurs les vrais amis de Jacques, les fins lecteurs, à lire à voix haute, en parfait écho à la première nouvelle, le récit qui clôt le volume, lequel se construit par vagues et petits châteaux de sable, sans cesse élevés, sans cesse détruits, sans cesse recommencés, sans cesse affinés, pour en arriver, dans ce tuilage de phrases ivres mais absolument lucides, presque infini, à transmettre peut-être ce qui constitue l’essentiel d’une vie. Je doute qu’ils y parviennent sans que des larmes leur montent aux yeux ou au coeur. Nous avons du mal à enregistrer les héritages lorsqu’ils ne sont précédés d’aucun testament.
Formuler, c’est clarifier. Se formuler (c’est-à-dire comme Montaigne, essayer d’y parvenir), c’est se placer à suffisante distance pour que, du sujet que l’on est, nous nous transformions peu à peu en un objet – quant à lui scrutable, explorable, questionnable.
Jacques n’a cessé de lire. Soit, aussi bien, d’écrire. L’un étant l’avers de l’autre. Travaillant sur une oeuvre littéraire, la présentant en classe, il s’interrogeait sur lui-même. Derrière les masques dont joue le romancier ou le dramaturge, le créateur façonne des voix et des façons d’être ou de penser, toutes disparates, semble-t-il, mais qui nous offrent cependant l’opportunité de chercher la voix propre de l’oeuvre, la voix de l’écrivain. Double postulation du lettré qui manie aussi la plume.
La voix, le chemin. Jusqu’au dernier. – Comprenne qui pourra.
Jacques aimait les jardins, la lumière des saisons, l’encre bleue, la pensée claire. Quatre cents ans après Montaigne, il prisait comme lui les livres de Sénèque, car cet idéaliste (au sens néo-platonicien du terme) s’efforçait aussi, notamment en l’enseignant, à élaborer, pour lui-même, une citadelle intérieure, digne de l’édifice mental projeté par Marc Aurèle. Équanimité impossible, mais fiévreusement désirée ; sens aigu de la gratitude envers les maîtres ; méditation sur l’homme au sein du cosmos ; du tout que l’empereur paraissait être et du rien si promptement voué à l’oubli qu’il était mêmement. Que faire du pouvoir? L’exercer avec justice. Justice du jugement, justesse de sa formulation. Que faire du savoir? En rendre le clair accès au plus grand nombre, si on en a la possibilité, ne jamais le brader, et a minima toujours s’efforcer de le transmettre autour de soi, en prouvant que celui qui sait va toujours en jouissant mieux de la beauté et, cependant qu’à défaut de les conjurer, il est en mesure de nommer précisément les désastres, parce que, très profondément, il les a mis en perspective, non moins qu’il en a vécu, et à ce titre, se trouve en situation de les analyser et de les commenter. Avec justice et justesse.
L’air du temps n’est plus à l’humanisme véritable, et encore moins à l’humanitas, dont Aulu-Gelle déjà se faisait loi de redéfinir le sens chaque fois que nécessaire. Il s’agit même, pour tout dire, de détruire, d’abolir, d’annuler. Et d’aller évidemment à ces racines du mal que furent l’art, les pensées, les livres et l’art de vivre des Grecs et des Romains. Qu’il s’agit de travestir afin de les écarter aussitôt que possible! Oui, quelle horreur que ce passé nauséabond et criminel dont il y a lieu de se repentir, alors que l’immédiat de la révolte qui met à bat les statues, censure à tours de bras, nie la biologie, se vautre dans le révisionnisme de l’Histoire autant que dans la négation du réel, non sans réinventer le racisme, en passant, est si bon et si juste! Ah! qu’il est doux, « éternel présent » (Orwell), de valser avec vous!
Je suis heureux que Jacques n’ait pas connu notre époque qui signe l’acte de décès de la civilisation, évacuant le meilleur de ce que les Rares nous ont offert en même temps que le pire dont les hommes furent et sont toujours capables, surtout lorsqu’ils se sentent investis par une mission, l’esprit tout ébouillanté par quelques slogans faciles et d’autant plus pernicieux.
Ne sachant plus écrire, je lis et relis avec un bonheur réel le « Vers Soi-Même » de Marc Aurèle, ouvrant volontiers le volume au Livre VII, qui dessine l’aire de ce qu’est le Mal, aux yeux du philosophe rhéteur, et conséquemment l’espace que revêt ce qu’il estime être le Bien. Je m’éduque, je me rééduque à vivre. J’y travaille sans relâche, et cela, d’autant plus que le plus ancien parmi mes grands maîtres m’a enseigné cette exigence, laquelle sculpte ce que quelques-uns savent encore être la Dignité. J’avais quatorze ans, puis bientôt quinze. Nonobstant, j’ai très vite pris conscience que cet homme allait bouleverser tous mes projets, exercer mon regard critique, et, faisant en sorte que j’épouse ma nature véritable, me diriger sur les chemins qui m’apprendraient moi-même à devenir homme et professeur.
Tout fascine dans le Livre VII des Pensées. Le Lisant, relisant le volume entier, c’est souvent comme si la voix de Jacques me parle.
« Fais ton examen intérieur. C’est à l’intérieur qu’est la source du bien, toujours capable de jaillir, à condition qu’on creuse toujours. » (59)
Ceux qui me connaissent un peu, ceux qui connaissaient Jacques, ne s’étonneront pas que je prise tout particulièrement celle-ci, qui constitue aussi ma réponse à la Destruction en cours.
« C’est le fait d’un caractère accompli de passer chaque jour comme si c’était le dernier, sans s’énerver, sans s’endormir, sans affectation théâtrale. » (69)
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