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Posts Tagged ‘Le dernier chemin’

Peut-être existe-t-il une démarche plus digne que de prendre la parole, quand en réalité on ne souhaite que donner. Et quel meilleur choix que nos maîtres pour dire au plus juste ce que soi-même on ne formulera jamais aussi élégamment, aussi intelligemment que n’y sont parvenus ces derniers? Contrairement à ce que croient les imbéciles, il est heureux de posséder des maîtres, morts ou vivants. Plus ces derniers sont nombreux, plus on est libre. C’est que, vivants ou morts, ils sont plus présents que les troupeaux qui braient de façon stridente au fur et à mesure que l’on se prosterne devant les fausses idoles qu’ils s’efforcent de nous imposer, en nous empêchant d’écouter les vraies voix qu’aucun « éternel présent » ne saurait éteindre. Non pas avancer masqué derrière eux, mais leur céder le pas, car il connaissent mieux les chemins. Dois-je répéter, enfin, que gratitude n’est en rien soumission ? Et dois-je rappeler que Char décréta, dans un texte capital, que la lucidité était la blessure la plus rapprochée du soleil ?

Il se trouve que j’ai redécouvert dans un vieux numéro de Marginales, de la période où Jacques De Decker avait pris la direction de cette revue qui a tant compté dans la Belgique littéraire, il y a longtemps, si longtemps, un texte de Jacques Cels intitulé La reconversion. Je l’ai lu, puis relu, en m’efforçant de retrouver sa voix et les fils savamment tissés d’une pensée brillante, omniprésente dans tous ses écrits, à quelque genre qu’ils appartinssent. Le plaisir se chamaillait avec l’émotion. Et le plaisir croissait à mesure que je voyais le peintre, au milieu de ses labyrinthes de verre ou de verdure, esquisser rien de moins que l’un de ses plus exacts autoportraits. Je veux dire un portrait de lui rien moins que pornographique. Jacques aimait la pudeur. Son élégance de pensée, à l’oral autant qu’à l’écrit, suscitait bien des jalousies. Précisément, j’évoque ici ce que l’on pourrait nommer un reflet de lui dans une psyché.

Le grand-père du narrateur est historien. Il aime la verticalité, qui élève, considérant avec mépris les thuriféraires de l’horizontalité qui ne tutoient que leur nombril crasseux, et qui, au nom de cette crasse même, entendent noyer avec eux dans leur boue les pauvres bougres qui ont le malheur de croire à leur charabia non moins délirant qu’autosatisfait. Avec gratitude, le narrateur lui est reconnaissant de lui avoir enseigné, parmi d’autres, ce principe. Et de cet héritage, il édifiera à son tour une vocation et la possibilité d’une vie décente. – Sauf que…

Jacques Cels aura vu et compris bien des choses ; mais non sans continuer d’aimer, sur fond d’une musique néo-platonicienne, la Beauté. Celle des phrases autant que celle des formes plastiques. L’architecture ne comptait pas pour peu non plus pour ce renaissant qui s’éprouva, plus solitaire au fil des années et des trahisons, de plus en plus égaré au sein d’un univers nihiliste, hyper-individualiste, et, jusqu’à l’écœurement absolu, spectaculaire-marchand. – Une reconversion, c’est un peu comme une résurrection : cela ne s’improvise pas. Elle se prépare dans la lenteur et le silence. Silence des lectures, silence des moments d’écriture. Et nécessaire lenteur qui prélude aux fulgurances de l’esprit, que l’on peut alors articuler dans un calme et une équanimité apparents. Comme font les chats, la douleur se dissimule. La conscience aigüe de tout ce qui menace l’humanité, les drames que chaque homme (au nombre desquels sa propre personne), saisi dans le tumulte de sa vie, traverse, doit demeurer de prime abord cachée. Lorsque l’on invite quelqu’un chez soi, on ne déverse pas devant lui des seaux de purin et ses déchets ménagers avant de lui montrer les roses de son jardin et de lui faire découvrir un mets patiemment concocté, un vin en harmonie avec le plat, la personne et le moment.

Une chose me frappe soudain : le narrateur de son premier roman, Le Déjeuner de Paestum, est la cible de plusieurs balles tirées par un vieil ami, au terme de longues conversations qui creusent un gouffre entre les deux hommes au lieu qu’elles devraient les rapprocher. Tout est toujours plus complexe qu’il n’apparaît chez Jacques – et ce, en dépit des jugements de ses adversaires littéraires qui le jugeaient trop lisse, trop policé. Au commencement d’un travail romanesque empli d’échos de livres en livres, un homme se tient entre la vie et la mort dans les circonstances que j’ai dites. Comprend-on alors peut-être pourquoi l’hyper-sensibilité de Cels, proche de la prescience par moments, le conduit à nommer, bien des années avant qu’il ne nous quitte, au terme d’années affreuses, si seul en son exil intérieur irréparable, son ultime récit Le dernier Chemin.

La raison solaire (pour emprunter à Guillaume Apollinaire sa belle formule) que Jacques Cels incarna, comme toute médaille, possédait un avers et un revers. La critique aura trop souvent oublié cette donne, reléguant par là même au néant ou à l’avenir – un avenir bien incertain – le soin de (ne pas) se pencher sur les palimpsestes kafkaïens ou orwelliens, flaubertiens tout autant que proustiens, de ce polygraphe cependant si soucieux d’un style qu’il travaillait consciemment à l’instar d’un artisan plutôt que d’un artiste. Je veux dire, pour conclure, que la très claire conscience de ce qu’il fut, de toutes ses possibilités comme de ses limites, est à ce point omniprésente dans son œuvre qu’elle crève les yeux. Nos yeux. Si bien qu’on ne voit plus, et que l’on se trouve condamné à errer sur une terre gaste parmi des êtres chaque jour plus illettrés, plus grossiers, plus dangereux.

Jacques est parti il y a une demi-douzaine d’années, à la fois malade et terrifié par ce que sa lecture des journaux lui révélait autant (je le crains) que par plusieurs de nos conversations au cours desquelles nous constations, exemples à l’appui , à quel point l’irréparable se creusait chaque jour davantage. Dans les dernières années, il avait, je crois, fait son deuil de l’humanité future, et, cependant (tout est dans ce cependant), ses livres, ses textes, devenus introuvables, en ont appelé sans cesse à un sursaut hölderlinien, à ce qu’il aimait à nommer le « rebond salvateur ». Sincèrement, il pensait, oui, que quelques-uns pouvaient, pourraient encore échapper à la faillite généralisée. À condition toutefois de s’en remettre à la Beauté, à l’exigence d’un regard sans concession, à la Gratitude envers les Maîtres, à la transmission à notre tour du Savoir qu’ils nous ont transmis, à l’Effort sans cesse renouvelé de l’artisan, aux plaisirs érotiques de l’érudition, et à la Verticalité, à laquelle nous rend prioritairement sensible la connaissance de l’Histoire. Oserais-je ajouter cette valeur à ses yeux cardinale : à l’Amour aussi, mais à un degré d’élévation tel que seul un Crickillon aura été capable de nous le rendre sensible? C’est que l’amour n’est pas (que) réciproque, il ouvre surtout, au-delà de la rencontre intime avec autrui, à une vaste transformation de tout l’être qui rend les plus urgentes médiations imaginables, en paroles comme en actes.

 Peut-être à une reconversion.

C.V.R.

On devait être en 1999 lorsque mon grand-père a pris sa retraite. À l’époque, je venais d’avoir douze ans et je me souviens qu’en famille, un dimanche midi, dans un beau restaurant près du Bois de la Cambre, nous avons fêté l’événement qui, en somme, si l’on force un peu, aura coïncidé avec mon entrée au lycée où lui-même avait terminé ses études secondaires tout au début des années 50. Il était très fier de moi, cette école me conviendrait à merveille, l’établissement demeurait de qualité, j’allais m’y épanouir et je puis prétendre à présent qu’il n’a pas eu tort.

Aujourd’hui, j’ai trente-trois ans et je me dis, avec un petit pincement, vous le devinez, que si je devais mourir au même âge que mon grand-père, eh bien, très exactement depuis hier, il ne me reste plus qu’un demi-siècle à vivre. Je le sais, tous ces calculs sont un peu compliqués, mais il est des moments où l’on veut y voir clair, où l’on s’obstine à mentionner les bonnes dates, et puis, comme historien, vous le savez, la précision des repères, je ne puis tout de même pas la négliger. Alors voilà. Mon grand-père est mort en 2017, il y a donc trois ans déjà. Moi, j’en avais trente quand son corps fut amené au crématorium. Une cérémonie splendide, des oraisons poignantes. Il en avait connu du monde évidemment tout au long de sa carrière brillante.

Ah ! oui, je ne vous l’ai jamais dit, il était ce que je suis devenu moi-même. Un historien, oui. Un remarquable spécialiste du monde antique, lui, un connaisseur de la Méditerranée qu’il a parcourue en tous sens jusqu’à son dernier souffle. C’est le cas de le dire, vous allez voir.

En fait, l’année dernière, dans une des armoires de son bureau, que ma grand-mère m’autorise à occuper de temps à autre pour que ce lieu surtout continue de vivre dans la maison où elle-même entreprend des combats quotidiens contre la poussière, j’ai retrouvé des carnets de notes de mon grand-père et, depuis lors, avec ces documents, j’essaye plus que jamais de comprendre cet homme qui a tant compté pour moi, qui m’a fait découvrir l’Histoire dans les musées du Cinquantenaire d’abord, en me faisant visiter la Grèce et l’Italie ensuite… Enfin, je ne vais pas m’étendre là-dessus. Simplement, mais je suis sûr que pas mal d’entre vous auront déjà fait les opérations, je vous signale que cet homme est né au beau milieu des deux guerres mondiales dont vous pressentez à quel point elles ont traumatisé le siècle dernier.

Eh bien, cet homme, jeunes gens, aura été un incroyable mélange d’espoir et d’inquiétude, d’optimisme et de désenchantement. Un kaléidoscope assez déroutant pour ne rien vous cacher. Par exemple, s’il lui arrivait d’écrire dans le plus intime secret de ces carnets dont je vous parle, c’est qu’il ne parvenait jamais à confier à ses connaissances qu’il était à la fois novateur et traditionaliste, à la fois démocrate sur le plan politique et très conservateur dès qu’il s’agissait de culture ou d’enseignement. On ne le suivait pas. On le déclarait contradictoire. Comment pouvait-il trouver compatibles son désir d’émancipation pour le plus grand nombre et son attachement, presque aristocratique, à toutes les formes d’élitisme ?

Après le conflit de 39-45, et pendant toute la période de la guerre froide, il s’est tourné vers les États-Unis. Il détestait l’URSS où, croyez-moi, il était allé tout de même, à plusieurs reprises du reste, et sans trop de préjugés, me semble-t-il. Mais il a pris la résolution de ne plus jamais s’y rendre le jour où Moscou lui a donné l’occasion d’assister à un défilé militaire, ce qui, peu de temps après, l’a conduit à noter ceci dans un de ses carnets : « La droite me séduit par certains côtés, mais ce genre de spectacle est franchement trop à droite pour moi. » Cela dit, au lendemain de l’effondrement du communisme, c’est-à-dire au début de la dernière décennie du précédent millénaire, quand le néolibéralisme s’est planétarisé, là il est devenu farouchement hostile à tout ce qui pouvait venir des États-Unis. Il ne jurait plus désormais que par l’Europe. Oui, la vieille Europe toute percluse et encombrée de sa propre histoire, comme on disait alors.

En réalité, il supportait de moins en moins l’américanisation de la culture. De toutes les cultures même. Oh ! je n’ai lu nulle part, sous sa plume, des diatribes idiotes contre les jeans ou les canettes de Coca. Non. Ce qui l’inquiétait, c’était plutôt le concept de nivellement généralisé, l’idée que toutes les hiérarchies sont à détruire. Et pas en y mettant le feu, bien sûr, mais en agissant de façon insidieuse et en rabattant, sans avoir l’air d’y toucher, toute verticalité sur un axe horizontal, si vous voulez, c’est-à-dire, pour être moins abstrait, en répandant par infiltration l’idéologie qu’il faut en finir, sauf dans le sport, avec tous les palmarès et les distributions des prix, parce que tout élève vaut le professeur, parce que le cadet vaut l’aîné, le garçon de salle le grand cuistot, le traducteur talentueux le romancier génial… Et puis parce qu’il est normal que le voleur soupçonne le gendarme, et le patient son médecin, et enfin parce qu’il est plus juste de vouloir la transparence en matière de délibérations, etc., etc. Il paraît qu’à la fin du vingtième siècle, les restaurants mettaient un point d’honneur à rendre visibles leurs fourneaux et leurs casseroles, comme si le tenancier tenait à garantir qu’on ne servait pas chez lui du chat siamois en lieu et place d’un lapin en gibelotte. Vous imaginez un peu la confiance qui devait régner en ces temps si obscurs qu’il fallait tout tirer au clair !

Voyez-vous, jeunes gens, mon grand-père trouvait que la spécificité de l’Europe, c’était au fond le contraire. Non pas la mise à plat. Mais le sens du haut et du bas. Celui de la stratification, de la superposition des couches, de l’étagement comme on peut encore l’observer dans une ville telle que Rome, qu’il aimait par-dessus tout et qu’il m’a fait découvrir quand je suis sorti de section gréco-latine, après avoir suivi un enseignement qu’on a réhabilité de nos jours, vous le savez, mais qui a disparu pendant de longues années, je vous le jure, comme pour donner raison aux craintes de mon grand-père dont le souvenir ne me quitte pas.

Au tournant de l’an 2000 d’ailleurs, donc à l’époque où il a pris sa retraite, je me rappelle qu’il était particulièrement heureux de voir que le principe de la monnaie unique était acquis pour nos pays. « Irréversible, disait-il. La bonne nouvelle, l’Euro, fais-moi confiance. Mais le travail n’est pas fini. Une fois de plus, un problème est résolu de façon horizontale. Maintenant, si l’on veut contrer vraiment les États-Unis, il nous reste à remettre le squelette bien droit, fièrement debout pour en voir les côtes et la colonne. Pour que le crâne et les pieds, surtout, ne soient plus au même niveau. »

Je crois qu’il est mort apaisé. L’Histoire n’évolue pas toujours dans la direction que l’on redoute. À soixante-huit ans, tenez-vous bien, mon grand-père s’est remis à travailler. Finalement, il aura vite cessé de pester contre la consommation, le divertissement et la disneylandisation qui devenaient galopants dans ces années-là. Ce qui s’est produit ? Un revirement. Ni plus ni moins. Au sens propre, une révolution. Mais comme on n’en avait jamais vu. Après le grand tourisme de masse, par exemple, qui amenait les voyageurs à faire l’Inde en quarante-huit heures, non je ne plaisante pas, le goût des voyages culturels s’est imposé partout. Les jeunes générations en voulaient tant et plus, elles le criaient dans les rues, elles voulaient un autre dialogue avec le patrimoine. Alors un beau jour, avec son épouse, toujours bien vivante grâce à cela peut-être, mon grand-père a été engagé comme conférencier à bord d’un grand bateau voguant en Méditerranée. Avant l’examen approfondi des sites, il projetait des diapositives comme au bon vieux temps, il organisait des séminaires, il partageait son savoir comme d’autres le pain.

Je regrette de ne jamais avoir embarqué avec eux. Mais aujourd’hui, tandis que nous célébrons le vingtième anniversaire de la mise en circulation de l’Euro, tandis que nous fêtons aussi mes trente-trois ans et qu’à cette occasion vous m’avez fait parler de mon grand-père, je peux vous dire qu’avec des étudiants tels que vous, je suis comblé d’avoir repris le flambeau d’un homme qui, lors de sa retraite, n’a pas reconverti que sa monnaie nationale.

Jacques Cels, Marginales, 21 mars 1999.

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Tout le prédisposait à devenir un rare. Comme Michel de Montaigne, sa figure tutélaire par excellence, Jacques eut le privilège de naître un 29 février, de sorte que, quoi que l’on fît, il était quatre fois plus jeune que nous. Importance de l’enfant, puis de l’adolescent, qui médite et se construit très tôt dans son oeuvre. En témoigne la première nouvelle des Îles secrètes, subtil ensemble, remarquablement architecturé autour d’un phare, et qui esquisse des destins, des décisions qui orientent le tout de nos vies, à chaque âge de cette vie. J’invite d’ailleurs les vrais amis de Jacques, les fins lecteurs, à lire à voix haute, en parfait écho à la première nouvelle, le récit qui clôt le volume, lequel se construit par vagues et petits châteaux de sable, sans cesse élevés, sans cesse détruits, sans cesse recommencés, sans cesse affinés, pour en arriver, dans ce tuilage de phrases ivres mais absolument lucides, presque infini, à transmettre peut-être ce qui constitue l’essentiel d’une vie. Je doute qu’ils y parviennent sans que des larmes leur montent aux yeux ou au coeur. Nous avons du mal à enregistrer les héritages lorsqu’ils ne sont précédés d’aucun testament.

Formuler, c’est clarifier. Se formuler (c’est-à-dire comme Montaigne, essayer d’y parvenir), c’est se placer à suffisante distance pour que, du sujet que l’on est, nous nous transformions peu à peu en un objet – quant à lui scrutable, explorable, questionnable.

Jacques n’a cessé de lire. Soit, aussi bien, d’écrire. L’un étant l’avers de l’autre. Travaillant sur une oeuvre littéraire, la présentant en classe, il s’interrogeait sur lui-même. Derrière les masques dont joue le romancier ou le dramaturge, le créateur façonne des voix et des façons d’être ou de penser, toutes disparates, semble-t-il, mais qui nous offrent cependant l’opportunité de chercher la voix propre de l’oeuvre, la voix de l’écrivain. Double postulation du lettré qui manie aussi la plume.

La voix, le chemin. Jusqu’au dernier. – Comprenne qui pourra.

Jacques aimait les jardins, la lumière des saisons, l’encre bleue, la pensée claire. Quatre cents ans après Montaigne, il prisait comme lui les livres de Sénèque, car cet idéaliste (au sens néo-platonicien du terme) s’efforçait aussi, notamment en l’enseignant, à élaborer, pour lui-même, une citadelle intérieure, digne de l’édifice mental projeté par Marc Aurèle. Équanimité impossible, mais fiévreusement désirée ; sens aigu de la gratitude envers les maîtres ; méditation sur l’homme au sein du cosmos ; du tout que l’empereur paraissait être et du rien si promptement voué à l’oubli qu’il était mêmement. Que faire du pouvoir? L’exercer avec justice. Justice du jugement, justesse de sa formulation. Que faire du savoir? En rendre le clair accès au plus grand nombre, si on en a la possibilité, ne jamais le brader, et a minima toujours s’efforcer de le transmettre autour de soi, en prouvant que celui qui sait va toujours en jouissant mieux de la beauté et, cependant qu’à défaut de les conjurer, il est en mesure de nommer précisément les désastres, parce que, très profondément, il les a mis en perspective, non moins qu’il en a vécu, et à ce titre, se trouve en situation de les analyser et de les commenter. Avec justice et justesse.

L’air du temps n’est plus à l’humanisme véritable, et encore moins à l’humanitas, dont Aulu-Gelle déjà se faisait loi de redéfinir le sens chaque fois que nécessaire. Il s’agit même, pour tout dire, de détruire, d’abolir, d’annuler. Et d’aller évidemment à ces racines du mal que furent l’art, les pensées, les livres et l’art de vivre des Grecs et des Romains. Qu’il s’agit de travestir afin de les écarter aussitôt que possible! Oui, quelle horreur que ce passé nauséabond et criminel dont il y a lieu de se repentir, alors que l’immédiat de la révolte qui met à bat les statues, censure à tours de bras, nie la biologie, se vautre dans le révisionnisme de l’Histoire autant que dans la négation du réel, non sans réinventer le racisme, en passant, est si bon et si juste! Ah! qu’il est doux, « éternel présent » (Orwell), de valser avec vous!

Je suis heureux que Jacques n’ait pas connu notre époque qui signe l’acte de décès de la civilisation, évacuant le meilleur de ce que les Rares nous ont offert en même temps que le pire dont les hommes furent et sont toujours capables, surtout lorsqu’ils se sentent investis par une mission, l’esprit tout ébouillanté par quelques slogans faciles et d’autant plus pernicieux.

Ne sachant plus écrire, je lis et relis avec un bonheur réel le « Vers Soi-Même » de Marc Aurèle, ouvrant volontiers le volume au Livre VII, qui dessine l’aire de ce qu’est le Mal, aux yeux du philosophe rhéteur, et conséquemment l’espace que revêt ce qu’il estime être le Bien. Je m’éduque, je me rééduque à vivre. J’y travaille sans relâche, et cela, d’autant plus que le plus ancien parmi mes grands maîtres m’a enseigné cette exigence, laquelle sculpte ce que quelques-uns savent encore être la Dignité. J’avais quatorze ans, puis bientôt quinze. Nonobstant, j’ai très vite pris conscience que cet homme allait bouleverser tous mes projets, exercer mon regard critique, et, faisant en sorte que j’épouse ma nature véritable, me diriger sur les chemins qui m’apprendraient moi-même à devenir homme et professeur.

Tout fascine dans le Livre VII des Pensées. Le Lisant, relisant le volume entier, c’est souvent comme si la voix de Jacques me parle.

« Fais ton examen intérieur. C’est à l’intérieur qu’est la source du bien, toujours capable de jaillir, à condition qu’on creuse toujours. » (59)

Ceux qui me connaissent un peu, ceux qui connaissaient Jacques, ne s’étonneront pas que je prise tout particulièrement celle-ci, qui constitue aussi ma réponse à la Destruction en cours.

« C’est le fait d’un caractère accompli de passer chaque jour comme si c’était le dernier, sans s’énerver, sans s’endormir, sans affectation théâtrale. » (69)

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Si l’on excepte ses Entretiens avec Charles Bertin (paru en 2012 aux bons soins de l’Académie royale de langue et de littérature françaises et des Éditions du Cri), il se trouve que pendant dix ans, Jacques Cels n’aura rien publié, ce dont personne ne s’est véritablement avisé. Symboliquement, Le dernier chemin aura donc été son dernier livre. Ce récit aura été son dernier roman. Il faut lire et relire ces trois phrases, une longue deux brèves, pour commencer à dénombrer les écritures qui s’y superposent, à l’instar d’un palimpseste. L’idéal y recoupe le spleen ; le clin d’oeil amical s’invagine dans le regard introspectif ; le mal y cherche son remède. Tout est désormais en place pour que nous reprenions ce volume plus conscients en sachant qu’il constitue un vertigineux testament.

« (…) ma façon d’écrire n’est pas la conséquence d’un parti pris d’ordre esthétique. Mon but n’est pas d’être en rupture ou en adéquation avec une mode. J’enfile à vrai dire des phrases entortillées pour n’avoir plus à regarder en face ma condition, un peu comme ces malades mentaux qui, pour oublier leur enfermement, se consacrent corps et âmes, pendant des mois ou des années, au recouvrement total d’une grande feuille de papier, dont le moindre centimètre carré de blanc doit disparaître sous un gigantesque dessin prodigieusement compliqué. C’est peut-être ainsi qu’ils projettent hors d’eux-mêmes leurs démons. C’est peut-être ainsi qu’ils évacuent millimètre par millimètre leurs noirceurs et qu’ils finissent par s’offrir l’illusion d’une simplicité retrouvée. »

Jacques Cels

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Pieter de Hooch, Intérieur avec un jeune couple, Metropolitan Museum, New York

Pieter de Hooch, Intérieur avec un jeune couple (1663-65),

Metropolitan Museum, New York.

 

Il suffit d’écouter, car l’oeil écoute, oui, Claudel.

Tout le tremblé d’une seconde résonne, là. Pieter de Hooch est le théoricien génial de l’ailleurs-ici. Ses oreilles perçoivent des fréquences imprévues. Son pinceau les note. Le quotidien, ici, se recompose vie ailleurs. La parole est présente, mais elle ne circule pas forcément entre les êtres. Où rencontre-t-on des hommes et des femmes capables de converser, d’aimer, de bâtir? Je veux dire, de bâtir la fiction de l’échange, la fiction de la communauté?

Je ne sache pas de meilleur commentateur de l’oeuvre du peintre hollandais que l’écrivain belge Jacques Cels. Dans son roman Le dernier chemin (2006), un mystérieux captif s’interroge. Qu’en est-il de la clôture et de l’ouverture? De l’intérieur et de l’extérieur? Nos vies ne seraient-elles pas que dialogue constant entre ces deux principes? (suite…)

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