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Peut-être existe-t-il une démarche plus digne que de prendre la parole, quand en réalité on ne souhaite que donner. Et quel meilleur choix que nos maîtres pour dire au plus juste ce que soi-même on ne formulera jamais aussi élégamment, aussi intelligemment que n’y sont parvenus ces derniers? Contrairement à ce que croient les imbéciles, il est heureux de posséder des maîtres, morts ou vivants. Plus ces derniers sont nombreux, plus on est libre. C’est que, vivants ou morts, ils sont plus présents que les troupeaux qui braient de façon stridente au fur et à mesure que l’on se prosterne devant les fausses idoles qu’ils s’efforcent de nous imposer, en nous empêchant d’écouter les vraies voix qu’aucun « éternel présent » ne saurait éteindre. Non pas avancer masqué derrière eux, mais leur céder le pas, car il connaissent mieux les chemins. Dois-je répéter, enfin, que gratitude n’est en rien soumission ? Et dois-je rappeler que Char décréta, dans un texte capital, que la lucidité était la blessure la plus rapprochée du soleil ?

Il se trouve que j’ai redécouvert dans un vieux numéro de Marginales, de la période où Jacques De Decker avait pris la direction de cette revue qui a tant compté dans la Belgique littéraire, il y a longtemps, si longtemps, un texte de Jacques Cels intitulé La reconversion. Je l’ai lu, puis relu, en m’efforçant de retrouver sa voix et les fils savamment tissés d’une pensée brillante, omniprésente dans tous ses écrits, à quelque genre qu’ils appartinssent. Le plaisir se chamaillait avec l’émotion. Et le plaisir croissait à mesure que je voyais le peintre, au milieu de ses labyrinthes de verre ou de verdure, esquisser rien de moins que l’un de ses plus exacts autoportraits. Je veux dire un portrait de lui rien moins que pornographique. Jacques aimait la pudeur. Son élégance de pensée, à l’oral autant qu’à l’écrit, suscitait bien des jalousies. Précisément, j’évoque ici ce que l’on pourrait nommer un reflet de lui dans une psyché.

Le grand-père du narrateur est historien. Il aime la verticalité, qui élève, considérant avec mépris les thuriféraires de l’horizontalité qui ne tutoient que leur nombril crasseux, et qui, au nom de cette crasse même, entendent noyer avec eux dans leur boue les pauvres bougres qui ont le malheur de croire à leur charabia non moins délirant qu’autosatisfait. Avec gratitude, le narrateur lui est reconnaissant de lui avoir enseigné, parmi d’autres, ce principe. Et de cet héritage, il édifiera à son tour une vocation et la possibilité d’une vie décente. – Sauf que…

Jacques Cels aura vu et compris bien des choses ; mais non sans continuer d’aimer, sur fond d’une musique néo-platonicienne, la Beauté. Celle des phrases autant que celle des formes plastiques. L’architecture ne comptait pas pour peu non plus pour ce renaissant qui s’éprouva, plus solitaire au fil des années et des trahisons, de plus en plus égaré au sein d’un univers nihiliste, hyper-individualiste, et, jusqu’à l’écœurement absolu, spectaculaire-marchand. – Une reconversion, c’est un peu comme une résurrection : cela ne s’improvise pas. Elle se prépare dans la lenteur et le silence. Silence des lectures, silence des moments d’écriture. Et nécessaire lenteur qui prélude aux fulgurances de l’esprit, que l’on peut alors articuler dans un calme et une équanimité apparents. Comme font les chats, la douleur se dissimule. La conscience aigüe de tout ce qui menace l’humanité, les drames que chaque homme (au nombre desquels sa propre personne), saisi dans le tumulte de sa vie, traverse, doit demeurer de prime abord cachée. Lorsque l’on invite quelqu’un chez soi, on ne déverse pas devant lui des seaux de purin et ses déchets ménagers avant de lui montrer les roses de son jardin et de lui faire découvrir un mets patiemment concocté, un vin en harmonie avec le plat, la personne et le moment.

Une chose me frappe soudain : le narrateur de son premier roman, Le Déjeuner de Paestum, est la cible de plusieurs balles tirées par un vieil ami, au terme de longues conversations qui creusent un gouffre entre les deux hommes au lieu qu’elles devraient les rapprocher. Tout est toujours plus complexe qu’il n’apparaît chez Jacques – et ce, en dépit des jugements de ses adversaires littéraires qui le jugeaient trop lisse, trop policé. Au commencement d’un travail romanesque empli d’échos de livres en livres, un homme se tient entre la vie et la mort dans les circonstances que j’ai dites. Comprend-on alors peut-être pourquoi l’hyper-sensibilité de Cels, proche de la prescience par moments, le conduit à nommer, bien des années avant qu’il ne nous quitte, au terme d’années affreuses, si seul en son exil intérieur irréparable, son ultime récit Le dernier Chemin.

La raison solaire (pour emprunter à Guillaume Apollinaire sa belle formule) que Jacques Cels incarna, comme toute médaille, possédait un avers et un revers. La critique aura trop souvent oublié cette donne, reléguant par là même au néant ou à l’avenir – un avenir bien incertain – le soin de (ne pas) se pencher sur les palimpsestes kafkaïens ou orwelliens, flaubertiens tout autant que proustiens, de ce polygraphe cependant si soucieux d’un style qu’il travaillait consciemment à l’instar d’un artisan plutôt que d’un artiste. Je veux dire, pour conclure, que la très claire conscience de ce qu’il fut, de toutes ses possibilités comme de ses limites, est à ce point omniprésente dans son œuvre qu’elle crève les yeux. Nos yeux. Si bien qu’on ne voit plus, et que l’on se trouve condamné à errer sur une terre gaste parmi des êtres chaque jour plus illettrés, plus grossiers, plus dangereux.

Jacques est parti il y a une demi-douzaine d’années, à la fois malade et terrifié par ce que sa lecture des journaux lui révélait autant (je le crains) que par plusieurs de nos conversations au cours desquelles nous constations, exemples à l’appui , à quel point l’irréparable se creusait chaque jour davantage. Dans les dernières années, il avait, je crois, fait son deuil de l’humanité future, et, cependant (tout est dans ce cependant), ses livres, ses textes, devenus introuvables, en ont appelé sans cesse à un sursaut hölderlinien, à ce qu’il aimait à nommer le « rebond salvateur ». Sincèrement, il pensait, oui, que quelques-uns pouvaient, pourraient encore échapper à la faillite généralisée. À condition toutefois de s’en remettre à la Beauté, à l’exigence d’un regard sans concession, à la Gratitude envers les Maîtres, à la transmission à notre tour du Savoir qu’ils nous ont transmis, à l’Effort sans cesse renouvelé de l’artisan, aux plaisirs érotiques de l’érudition, et à la Verticalité, à laquelle nous rend prioritairement sensible la connaissance de l’Histoire. Oserais-je ajouter cette valeur à ses yeux cardinale : à l’Amour aussi, mais à un degré d’élévation tel que seul un Crickillon aura été capable de nous le rendre sensible? C’est que l’amour n’est pas (que) réciproque, il ouvre surtout, au-delà de la rencontre intime avec autrui, à une vaste transformation de tout l’être qui rend les plus urgentes médiations imaginables, en paroles comme en actes.

 Peut-être à une reconversion.

C.V.R.

On devait être en 1999 lorsque mon grand-père a pris sa retraite. À l’époque, je venais d’avoir douze ans et je me souviens qu’en famille, un dimanche midi, dans un beau restaurant près du Bois de la Cambre, nous avons fêté l’événement qui, en somme, si l’on force un peu, aura coïncidé avec mon entrée au lycée où lui-même avait terminé ses études secondaires tout au début des années 50. Il était très fier de moi, cette école me conviendrait à merveille, l’établissement demeurait de qualité, j’allais m’y épanouir et je puis prétendre à présent qu’il n’a pas eu tort.

Aujourd’hui, j’ai trente-trois ans et je me dis, avec un petit pincement, vous le devinez, que si je devais mourir au même âge que mon grand-père, eh bien, très exactement depuis hier, il ne me reste plus qu’un demi-siècle à vivre. Je le sais, tous ces calculs sont un peu compliqués, mais il est des moments où l’on veut y voir clair, où l’on s’obstine à mentionner les bonnes dates, et puis, comme historien, vous le savez, la précision des repères, je ne puis tout de même pas la négliger. Alors voilà. Mon grand-père est mort en 2017, il y a donc trois ans déjà. Moi, j’en avais trente quand son corps fut amené au crématorium. Une cérémonie splendide, des oraisons poignantes. Il en avait connu du monde évidemment tout au long de sa carrière brillante.

Ah ! oui, je ne vous l’ai jamais dit, il était ce que je suis devenu moi-même. Un historien, oui. Un remarquable spécialiste du monde antique, lui, un connaisseur de la Méditerranée qu’il a parcourue en tous sens jusqu’à son dernier souffle. C’est le cas de le dire, vous allez voir.

En fait, l’année dernière, dans une des armoires de son bureau, que ma grand-mère m’autorise à occuper de temps à autre pour que ce lieu surtout continue de vivre dans la maison où elle-même entreprend des combats quotidiens contre la poussière, j’ai retrouvé des carnets de notes de mon grand-père et, depuis lors, avec ces documents, j’essaye plus que jamais de comprendre cet homme qui a tant compté pour moi, qui m’a fait découvrir l’Histoire dans les musées du Cinquantenaire d’abord, en me faisant visiter la Grèce et l’Italie ensuite… Enfin, je ne vais pas m’étendre là-dessus. Simplement, mais je suis sûr que pas mal d’entre vous auront déjà fait les opérations, je vous signale que cet homme est né au beau milieu des deux guerres mondiales dont vous pressentez à quel point elles ont traumatisé le siècle dernier.

Eh bien, cet homme, jeunes gens, aura été un incroyable mélange d’espoir et d’inquiétude, d’optimisme et de désenchantement. Un kaléidoscope assez déroutant pour ne rien vous cacher. Par exemple, s’il lui arrivait d’écrire dans le plus intime secret de ces carnets dont je vous parle, c’est qu’il ne parvenait jamais à confier à ses connaissances qu’il était à la fois novateur et traditionaliste, à la fois démocrate sur le plan politique et très conservateur dès qu’il s’agissait de culture ou d’enseignement. On ne le suivait pas. On le déclarait contradictoire. Comment pouvait-il trouver compatibles son désir d’émancipation pour le plus grand nombre et son attachement, presque aristocratique, à toutes les formes d’élitisme ?

Après le conflit de 39-45, et pendant toute la période de la guerre froide, il s’est tourné vers les États-Unis. Il détestait l’URSS où, croyez-moi, il était allé tout de même, à plusieurs reprises du reste, et sans trop de préjugés, me semble-t-il. Mais il a pris la résolution de ne plus jamais s’y rendre le jour où Moscou lui a donné l’occasion d’assister à un défilé militaire, ce qui, peu de temps après, l’a conduit à noter ceci dans un de ses carnets : « La droite me séduit par certains côtés, mais ce genre de spectacle est franchement trop à droite pour moi. » Cela dit, au lendemain de l’effondrement du communisme, c’est-à-dire au début de la dernière décennie du précédent millénaire, quand le néolibéralisme s’est planétarisé, là il est devenu farouchement hostile à tout ce qui pouvait venir des États-Unis. Il ne jurait plus désormais que par l’Europe. Oui, la vieille Europe toute percluse et encombrée de sa propre histoire, comme on disait alors.

En réalité, il supportait de moins en moins l’américanisation de la culture. De toutes les cultures même. Oh ! je n’ai lu nulle part, sous sa plume, des diatribes idiotes contre les jeans ou les canettes de Coca. Non. Ce qui l’inquiétait, c’était plutôt le concept de nivellement généralisé, l’idée que toutes les hiérarchies sont à détruire. Et pas en y mettant le feu, bien sûr, mais en agissant de façon insidieuse et en rabattant, sans avoir l’air d’y toucher, toute verticalité sur un axe horizontal, si vous voulez, c’est-à-dire, pour être moins abstrait, en répandant par infiltration l’idéologie qu’il faut en finir, sauf dans le sport, avec tous les palmarès et les distributions des prix, parce que tout élève vaut le professeur, parce que le cadet vaut l’aîné, le garçon de salle le grand cuistot, le traducteur talentueux le romancier génial… Et puis parce qu’il est normal que le voleur soupçonne le gendarme, et le patient son médecin, et enfin parce qu’il est plus juste de vouloir la transparence en matière de délibérations, etc., etc. Il paraît qu’à la fin du vingtième siècle, les restaurants mettaient un point d’honneur à rendre visibles leurs fourneaux et leurs casseroles, comme si le tenancier tenait à garantir qu’on ne servait pas chez lui du chat siamois en lieu et place d’un lapin en gibelotte. Vous imaginez un peu la confiance qui devait régner en ces temps si obscurs qu’il fallait tout tirer au clair !

Voyez-vous, jeunes gens, mon grand-père trouvait que la spécificité de l’Europe, c’était au fond le contraire. Non pas la mise à plat. Mais le sens du haut et du bas. Celui de la stratification, de la superposition des couches, de l’étagement comme on peut encore l’observer dans une ville telle que Rome, qu’il aimait par-dessus tout et qu’il m’a fait découvrir quand je suis sorti de section gréco-latine, après avoir suivi un enseignement qu’on a réhabilité de nos jours, vous le savez, mais qui a disparu pendant de longues années, je vous le jure, comme pour donner raison aux craintes de mon grand-père dont le souvenir ne me quitte pas.

Au tournant de l’an 2000 d’ailleurs, donc à l’époque où il a pris sa retraite, je me rappelle qu’il était particulièrement heureux de voir que le principe de la monnaie unique était acquis pour nos pays. « Irréversible, disait-il. La bonne nouvelle, l’Euro, fais-moi confiance. Mais le travail n’est pas fini. Une fois de plus, un problème est résolu de façon horizontale. Maintenant, si l’on veut contrer vraiment les États-Unis, il nous reste à remettre le squelette bien droit, fièrement debout pour en voir les côtes et la colonne. Pour que le crâne et les pieds, surtout, ne soient plus au même niveau. »

Je crois qu’il est mort apaisé. L’Histoire n’évolue pas toujours dans la direction que l’on redoute. À soixante-huit ans, tenez-vous bien, mon grand-père s’est remis à travailler. Finalement, il aura vite cessé de pester contre la consommation, le divertissement et la disneylandisation qui devenaient galopants dans ces années-là. Ce qui s’est produit ? Un revirement. Ni plus ni moins. Au sens propre, une révolution. Mais comme on n’en avait jamais vu. Après le grand tourisme de masse, par exemple, qui amenait les voyageurs à faire l’Inde en quarante-huit heures, non je ne plaisante pas, le goût des voyages culturels s’est imposé partout. Les jeunes générations en voulaient tant et plus, elles le criaient dans les rues, elles voulaient un autre dialogue avec le patrimoine. Alors un beau jour, avec son épouse, toujours bien vivante grâce à cela peut-être, mon grand-père a été engagé comme conférencier à bord d’un grand bateau voguant en Méditerranée. Avant l’examen approfondi des sites, il projetait des diapositives comme au bon vieux temps, il organisait des séminaires, il partageait son savoir comme d’autres le pain.

Je regrette de ne jamais avoir embarqué avec eux. Mais aujourd’hui, tandis que nous célébrons le vingtième anniversaire de la mise en circulation de l’Euro, tandis que nous fêtons aussi mes trente-trois ans et qu’à cette occasion vous m’avez fait parler de mon grand-père, je peux vous dire qu’avec des étudiants tels que vous, je suis comblé d’avoir repris le flambeau d’un homme qui, lors de sa retraite, n’a pas reconverti que sa monnaie nationale.

Jacques Cels, Marginales, 21 mars 1999.

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Pour l’ami Samuel, dont les pollens les plus salubres irriguent l’esprit et le corps

Alors, forcément, oui, ce poème que connaissent tous les lettrés – et qui n’a rien de crépusculaire puisqu’il fut composé il y a sept décennies, au tout début de l’oeuvre généreuse et polymorphe de ce penseur, rêveur, commentateur, et immense traducteur – c’est-dire lecteur, au degré le plus intense de ce vocable. Lorsque je me rends à l’hosto et que je dois subir un moment désagréable et dont l’issue est improbable, j’emporte toujours avec moi le premier volume de Jaccottet, en Poésie/Gallimard, comme les Poèmes de Bonnefoy. Ils constituent des talismans comme certains de leurs poèmes me sont mantras, que je me récite, comme un enfant ses prières avant le coucher, au moment où j’ai rejoint la salle d’attente pré-opératoire, métallique et sans horloges autres que gelées. Je murmure entre d’autres lits blancs les poèmes que je sais. Des boucles ainsi se forment auxquelles se joignent volontiers des fragments d’Ostinato, de Louis-René des Forêts. L’Iliade, l’Odyssée (traduite par Jaccottet), les Métamorphoses, les énigmes de Chrétien, la Commedia, constituent une lignée qui va jusqu’à nous ; qui irradie d’énergie dans le théâtre de Shakespeare et nous éblouit parfois jusqu’à la cécité dans les vers de Racine ; Hölderlin (la grande passion de Jaccottet). Nerval, Baudelaire, Rimbaud, Mallarmé sont les intelligences les plus averties du XIXe siècle et les meilleurs inventeurs de l’indispensable arsenal à venir… Qui a dit que ces poètes étaient morts ; que leurs textes sombraient dans les marais du Temps, à l’image de la demeure familiale des Usher? Qui aurait le front de l’affirmer en face? La poésie est sans fin car elle n’est qu’amour et confiance, loyauté envers les maîtres, force et honneur face à l’horreur comme aux adversités rampantes, imbéciles, quotidiennes. A-t-on dit assez qu’avec la figure de Jaccottet disparaissait celle de l’un de plus grands humanistes de notre époque, l’un des plus infatigables passeurs qui fussent? Or, il est impératif de le dire et de le répéter, oui, car le moment vient où l’humanisme, notre exemple et notre source, fera l’objet du plus abject, du plus navrant des procès – et il n’y a guère de doute que sa tête tombera. L’amour n’est pas la naïveté et n’exclut pas une vision limpide et critique de ce que notre monde devient. Jaccottet jamais n’abdiqua en matière de lucidité – de cette lucidité qui n’est que l’autre nom de la lumière intérieure, de la clairvoyance terrible. Et c’est pourquoi, dans quinze jours, je n’oublierai pas d’emporter dans mon baluchon ni mon Jaccottet, avec qui je n’eus l’occasion de converser qu’une fois, ni mon Bonnefoy, que j’eus la chance de rencontrer, parfois longuement, trente ans durant. Ils sont là. Ils demeurent vivants. Et ce n’est d’êtres comme eux que je suis prêt à recevoir un peu de lumière pour en faire mon pain et mon vin – en amont de la cène blanche et noire, absente, vers laquelle je vais serein mais sans aveuglement. – Avant de renaîtrehic et nunc. – Forcément.

Que la fin nous illumine

Sombre ennemi qui nous combats et nous resserres,
laisse-moi, dans le peu de jours que je détiens,
vouer ma faiblesse et ma force à la lumière :
et que je sois changé en éclair à la fin.
 
Moins il y a d’avidité et de faconde
en nos propos, mieux on les néglige pour voir
jusque dans leur hésitation briller le monde
entre le matin ivre et la légèreté du soir.
 
Moins nos larmes apparaîtront brouillant nos yeux
et nos personnes par la crainte garrottées,
plus les regards iront s’éclaircissant et mieux
les égarés verront les portes enterrées.
 
L’effacement soit ma façon de resplendir,
la pauvreté surcharge de fruits notre table,
la mort, prochaine ou vague selon son désir,
soit l’aliment de la lumière inépuisable.

Philippe Jaccottet

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Pour Claire Noël et Michel Vanden Bossche

Sans Jacques Cels, depuis quatre ans déjà, jour pour jour.

Fouillant dans ses romans, ses nouvelles, ses essais, son théâtre, je pillotte (Montaigne) sans cesse, épinglant une citation ici, étonné de la justesse en même temps que par la formulation singulière d’une idée qui va, là, se développant en sonatine, je ne quitte pas les livres de Cels, des volumes qui, pour la majorité, furent envoyés au pilon il y un an et demi, sans que sa famille s’en inquiétât. Tant d’intelligence, tant de subtilité, tant de sensibilité et de sensualité, tant d’amour pour la phrase claire et la phrase qui (nous) éclaire : en quelques secondes, désintégrés! Comme le regretté Jacques De Decker me le confiait : « Tout devrait être édité de ce prodigieux, de cet inclassable polygraphe. » Et d’ajouter qu’il mériterait une fondation qui rendît hommage à ce mélange si étonnant de goût, d’élégance, de faculté à tisser des liens entre art, littérature, philosophie, histoire, musique, peinture et science, parfois même – bien renseigné qu’il fût toujours, par des proches avertis, fascinés de leur côté par son aisance et son humilité aussi. Ce qui a déjà été publié en volume, et tout le reste : ses carnets de travail, son journal intime, ses haïkus composés au revers de cartons de brasserie, sa correspondance enfin, immense, merveilleuse – et les réponses souvent, de très grands noms parfois, à l’instar de celui de Milan Kundera. Très peu de gens savent le trésor caché – caché ou détruit, ne fût-ce que partiellement – par sa familias, qui le méprisa, allant jusqu’à affirmer sa rage (sic) contre lui face à son cercueil. Deux romans en cours de développement, un récit extraordinaire sur les aventures d’Einstein en Belgique. Puis des notes, des dizaines de milliers de notes dans des milliers de livres, et ses annotations dans les marges, de sa magnifique écriture ronde, tracées au crayon léger. – Où, tout cela? Où, tout cela pour les amis de l’écrivain et de l’homme, du penseur et du rêveur?

D’où la merveille de découvrir ou de redécouvrir une perle échappée au carnage. Car voici que, sous une pile de journaux, je retrouve le tiré à part d’une petite étude parue aux Cahiers d’éducation permanente de La Pensée et les Hommes (Dossier n°2016 – 031). Son titre : « Marguerite Yourcenar : le sens et le sensoriel. Réflexion philosophique ». Dans cette toile à penser, Jacques se fait à la fois essayiste et historien de la littérature, mais, comme souvent, il épouse à ce point son sujet, qu’au-delà de l’exégèse remarquable qu’il développe autour de deux ou trois idées essentielles pour l’auteur de L’oeuvre au Noir, il en arrive, lui toujours si discret sur lui-même, à se révéler autant qu’il dévoile un jeu de miroirs étonnant au sein de l’oeuvre de Yourcenar.

À ce point, trêve de mise en situation : les phrases de Cels seules, à nous offertes, comme des balises, des torches dans la nuit, ou de ses fabuleux empilements de pierre à forme humaine, les Inukshuk, qui permettent aux Inuits de ne pas se perdre dans l’hiver infini et sous le ciel noir.

« Faut-il vivre avec son temps? À cette question, Yourcenar aurait à coup sûr répondu par l’affirmative. Mais il n’est pas exclu de croire que, un peu comme Flaubert, elle aurait aussi conseillé de vivre simultanément avec toutes les époques. Et pour entamer genre de voyage, rien de tel que de séjourner à Rome et d’y retourner le plus souvent possible. »

Et quelques paragraphes plus loin, ceci :

« Il me paraît possible d’interpréter <le> débrouillage comme le symbole de la démarche de Youcenar. Quant on écrit une pièce de théâtre intitulée Qui n’a pas son Minotaure?, sans doute n’est-on pas de ceux qui évitent quelque dédale que ce soit, en lui tournant le dos ou en le contournant. Et de fait, notre académicienne n’a jamais renoncé à regarder droit dans les yeux le vrai visage du désordre. »

Puis, à deux pages d’écart, un paragraphe de synthèse qui vaut son pesant d’or :

« Écrire, donc, pour tenter faire la lumière. Voilà l’objectif que se fixerait Yourcenar (consciemment ou non) et qui expliquerait chez elle ces trois ressorts : son besoin de prendre des distances par rapport au présent, son recours à la force clarifiante des mythes et son goût, d’esprit classique, pour un certain nombre de vérités universelles. »

J’ai extrait ces trois citations – Jacques aimait les trinités, pourvu qu’elles fussent immanentes – parmi 12 pages d’une densité inouïe. J’avais envie de les transcrire, d’abord. Puis, comme il me l’a enseigné, de les proposer à autrui, de les transmettre. Car si l’on élucide quelques problèmes notables, ou que l’on approfondit de façon convaincante des interrogations qui nous donnent le vertige, Cels n’a jamais considéré qu’il y avait lieu de les sceller en un coffre d’ivoire. Bien au contraire, toute sa vie, il ne chercha qu’à donner, à partager. Que ce fût dans les grandes classes où il enseignait d’une façon unique la littérature et les idées, ou, dans l’intimité, privilégiant de voir ses grands amis en tête à tête, comme si son dessein fût d’apporter ainsi plus d’attention à chacun d’eux.

Tout Cels pourrait être résumé là, en une concentration extrême. Or, à cause du Minotaure évoqué plus haut (figure ô combien centrale aussi dans l’oeuvre d’un Moreau) me revient à l’esprit sa magnifique relecture, placée sous le signe de Georges Bataille, du mythe d’Icare. Plus on s’approche de la vérité, plus l’esseulement se creuse. Et lorsque la lumière se fait pour ainsi dire absolue, voici que nos ailes peu à peu se défont et que nous chutons sans fin, d’une chute, qu’en son exil intérieur, Jacques Cels vécut durant les dernières années de son existence.

Éric Brogniet, qui, depuis la disparition toute récente de Jacques Crickillon, est à l’évidence devenu notre plus grand poète lyrique, a composé les vers suivants au sein d’un livre placé sous le signe du fantasme, du réel et de leur représentation. Rien ne pourrait achever mieux mon propos, quelque peu mélancolique, que ces derniers, où la mythologie affleure d’emblée :

Je suis le fil d’Ariane ou l’obélisque enchaînée

Et mes plages sont noires avec des bouquets de muguet.

À votre manche, j’offre le parfum froncé d’un oeillet.

Je vous dévoile, de la vie, les métamorphoses infinies :

Le réel est une pellicule surexposée

Où l’on ne peut bien voir qu’en se brûlant les yeux…

Sens, sensualité, sensorialité : étonnamment, l’univers de Cels est présent dans ces vers parfaitement cadencés, hauts en couleurs, en parfums et en évocations, et qui osent soudain une thèse philosophique tout entière. Même si l’imaginaire de l’ami Éric explore, disons, d’autres régions interdites, régions insoumises (Crickillon), Brogniet partage avec Cels, natif comme lui de 1956, le privilège très belge, d’être un Rare (Nicolas Rozier), apprécié par quelques rares, appartenant au cercle des maudits de notre époque. Autrement dit, quoi qu’ils puissent écrire, on ne les lira pas. On ne les verra pas, bien que nul ne puisse se plaindre qu’on lui ait crevé les yeux. Nous vivons auprès de géants, mais nous préférons considérer les limaces.

Je ne vois qu’une raison à cela : le gros animal, de plus en plus manipulé et contre-manipulé, est appelé partout, à tout instant, à fourrer le groin dans rien moins que la beauté. Quel gâchis, quelle sinistre fin des temps! – Je n’ose imaginer les larmes de Marguerite Yourcenar.

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Pour l’essentiel, le texte qui suit a été composé dans les heures qui se sont écoulées entre le décès de l’écrivain et ses obsèques. Il ne me satisfait guère. Je sais qu’il ne rend pas justice assez à l’homme, au penseur, au styliste. Je le livre toutefois, après de longs mois de silence. Il se trouve que, durant ces mois, j’ai été proprement incapable de lire, de lire vraiment, longuement, comme il sied à cet art ; pas davantage ne m’a saisi le désir de prendre la plume pour tracer plus de trois ou quatre phrases. Je ne souhaite à personne de rencontrer le néant. D’en percevoir physiquement les manifestations. Cela m’est trop advenu ces deux dernières années. Je prie par avance tous ceux qui aimaient Jacques de pardonner à cet adieu les phrases qu’il ne recèle pas et celles qu’ils auraient souhaité légitimement y trouver. J’ajoute qu’il manque ici des images, des reproductions de tableaux, pour l’essentiel. Jacques chérissait la musique des formes, les signes, les symboles, les corrélations. Je ne l’oublie pas.

 

 

« Les modèles brillants et si lointains qu’on ne les atteint jamais, nous en aurons tout autant besoin que des étoiles. C’est grâce à leur existence qu’au moins nous savons dans quelle direction progresser. »

« Les rêves de quelques fous dans mon genre contiennent parfois de la semence et de l’énergie. Non ? Évidemment, les réalistes étroits, très à la mode, n’aiment guère enfanter. Eux ne bricolent que des prothèses pour des corps usagés. Ah ! comme il me paraît clair qu’il ne faut pas de tout pour défaire un monde. Ceux-là suffisent. Moi, je rêve, oui, je rêve. »

Jacques Cels,  Érasme et les abeilles

 

 

 

Frappé au coeur sans espoir de retour ni à la conscience ni à la vie le vendredi 16 février dernier, Jacques, mon ami Jacques, nous a quittés, officiellement, le lendemain, dans la première heure de la nuit qui a suivi son effondrement.

Je l’apprends samedi, en fin d’après-midi. Je me répète toute la phrase qui m’est adressée, glaciale. Je la comprends et ne la comprends pas – même si je sais, déjà. Le texto m’est bien adressé à moi, à mon nom, le nom de Jacques y figure ainsi que la cause de sa mort, en des termes sur lesquels je ne souhaite pas revenir ici. Jacques est mort, alors que je déjeunais avec lui quelques jours avant, et qu’il évoquait devant moi une demi-douzaine de projets, dont un, au moins, sur le point d’aboutir. Il rayonnait vraiment, avec la pudeur qu’on lui sait, mais il rayonnait, oui, et débordait d’une énergie que je ne lui avais plus connue depuis longtemps. Mais la nouvelle est là et sa réalité, indubitable. Tant d’imbéciles, de salauds et d’imposteurs, tant de non-vivants nous cernent, nous harcèlent, sèment leurs graines mauvaises, mais c’est Jacques qui s’en est allé,

dans la maison où il voulait mourir,

tout à côté du jardin dont il aura fait la suprême métaphore de son art.

 

I

 

Je connais, je connaissais Jacques depuis trente-cinq ans. Jamais la moindre égratignure dans ce qui est devenue très vite une amitié profonde, fidèle, solide. À l’image d’affinités électives, improbables, entre deux électrons joyeux et très librement dissemblables, selon toute apparence.

Tout commença à l’Athénée Adolphe Max. Jacques cultivait sa différence de dandy charmant, drôle et érudit – et sa voix singulièrement timbrée, comme flûtée suscitait maint commentaire ; moi, bavard compulsif, provocateur mal peigné, je ruais dans pas mal de brancards et me mangeais quelques bulletins spéciaux.

Rencontre, advenue donc par le mystère de ce qu’André Breton nomme « le hasard objectif ». Un cours de français, de 3ème année, donnée aux classes de gréco-latines, un jeune écrivain professeur, et un adolescent gourmand de savoir, mais impétueux et incapable d’une concentration vraie, verticale.

Jacques, à l’évidence, a marqué profondément bien des générations d’élèves. Il se trouve que je vénérai très tôt la littérature et que Jacques m’apparut avec l’aura d’un grand prêtre.

 

II

 

Jacques Cels fut donc mon professeur de français, comme on dit en Belgique.

Mais, avant tout, c’est à lui que je dois mon premier éblouissement poétique absolu. C’était une après-midi de printemps. Il avait transcrit au tableau À une passante, de Baudelaire, avant de nous demander de transcrire le sonnet à notre tour. Avant de le lire d’une voix claire et presque féminine, comme pour en accentuer toutes les nuances, les saveurs et la beauté. Avant de le commenter, vers après vers, suscitant au fur et à mesure une adhésion croissante de notre part. Avant de nous prier de le connaître par cœur.

Sans doute est-il impossible, sinon interdit, d’enseigner ainsi aujourd’hui en secondaire. – Et cependant, est-il autre démarche pour emmener des élèves vers le plaisir du texte et la découverte de ses enjeux ?

Je vécus en tout cas, moi, gosse encore, perdu, sans repères solides, plus qu’une révélation, une illumination. J’avais treize quatorze ans : je savais que je voulais devenir comme Jacques professeur de lettres. Très simplement, dans mon corps même, j’avais ressenti que si un poème était susceptible de dire ce que Baudelaire nous disait, et qu’il existait une profession qui permît de parler de semblables textes, et d’en transmettre l’éclat, la musique, la beauté et le sens, eh bien, il fallait que je devinsse prof moi aussi. J’ai suivi ensuite les ateliers d’écriture qu’il avait mis en place et qu’il animait avec une fausse désinvolture mais un véritable engagement, puisque nos textes, par lui annotés, corrigés, commentés avec une bienveillance savamment dosée, nous revenaient pour qu’on les reprît et qu’ils fussent l’année suivante publiés. Une chance que les écrivains de sang ne rencontrent pas toujours. Extraordinaires, ces ateliers, littéralement ! Les premiers du genre en milieu scolaire, et, bien qu’ils aient produit depuis lors de nombreux émules, je ne sache pas que l’on ait jamais salué Cels comme leur initiateur au sein de l’enseignement secondaire.

 

III

 

Quoi qu’il en soit, depuis ces jours lointains, un entretien infini est né entre le maître et son élève, entretien qui s’est mué, après ma rhétorique puis mes années universitaires, en conversations répétées, en échanges épistolaires, en réflexions ou en débats repris et continués parfois durant des années. En désaccords, parfois, mais toujours placés sous le signe de l’amitié. Je suivais par ailleurs les cours d’analyse de textes, qu’il prodiguait à l’Université Libre de Bruxelles, durant l’été. Je voyais bien dans les auditoires qu’ils ne fascinaient pas que moi. Plusieurs années durant, je les repris, à sa demande, lorsqu’il choisit de les quitter. Il se trouve qu’il m’échût aussi, tout un temps, de proposer des cours de littérature française de Belgique – et même pendant deux ans d’y animer des ateliers d’écriture. Je n’y parvins bien sûr que grâce à toutes les lectures et les pistes que Jacques m’avait suggérées.

Peu à peu, il me fit lire ses propres textes – de critique aussi bien que de création. Je fus ainsi le lecteur de livres qui parurent et de livres qui ne parurent pas. J’attendais chaque livraison du Mensuel littéraire et poétique avec impatience, pour y découvrir son billet, comme je me rendais avec plaisir en sa compagnie ou pour l’écouter au Théâtre-Poème, où Monique Dorsel avait inventé une nouvelle façon de laisser parler la littérature.

J’ai lu chacun des livres de Jacques ; je les ai relus, ainsi que les vrais romans doivent l’être, à en croire André Gide. Plus tard, je les annotés et commentés en écrivant ; en m’efforçant, comme écrit Pascal Quignard, de rembourser un peu de ma dette au passeur, au timonier d’innombrables rêves, certains vécus, d’autres esquissés seulement, à l’encre bleue, de son écriture ronde, élégante, claire dans ses cahiers et carnets eux-mêmes très nombreux. De lui, j’avais appris l’art, le plaisir et le goût de la transmission.

À cette époque, je me vis proposer par Luce Wilquin, à qui j’avais déjà donné deux monographies, de travailler sur les livres de Jacques.

J’y consacrai plusieurs années. La tâche était ardue, car il était impératif que je misse de la distance entre l’homme et l’auteur, les livres que j’avais lus, dans l’élan de l’amitié, et ceux qu’il me revenait de présenter cette fois sous un angle argumenté et rigoureux.

Je m’efforçai donc de pénétrer dans l’atelier et d’y suivre les efforts de l’artisan, d’en observer les outils et leur emploi particulier. – Et peut-être de proposer une lecture de ses livres, aux registres si nombreux, qui dévoilât comme une espèce de fresque où s’esquissaient des valeurs communes, un identique amour des arts, une même idée de la beauté ainsi qu’une obsession de la composition. – Une fresque ou même un palimpseste, pour reprendre une figure qui lui était propre. Je comprenais aussi qu’il y avait presque dans tous ses livres un art maîtrisé de l’enchâssement, et que chacun d’eux exigeait au moins quatre niveaux de lecture… Souvent, je l’imaginais, au milieu de ses carnets, affairé, mais ordonné, concentré à sa table d’écriture cherchant à conjoindre en ses phrases son amour de l’immensité guère maîtrisable avec le désir croissant d’accueillir ce dernier au sein de l’hortus conclusus qu’il souhaitait que constituât chacun de ses romans, récits ou nouvelles.

De l’écrivain, je retiens surtout la pratique quotidienne, matinale, et le travail sans cesse recommencé – avant que ne commence l’agencement, le grand œuvre architectural.

Le tout premier, Jacques m’a ainsi transmis le sens de l’exigence, de la tenue, de la rigueur, de la justesse.

Les poètes, les essayistes ou les romanciers, dont il me recommandait la lecture, je les ai dévorés. Nous en parlions il y a trente ans comme nous en avons encore parlé la semaine dernière. Et ces écrivains, j’ai même souvent eu l’insigne privilège de les rencontrer –  à l’instar d’un Jean-Paul Goux ou d’un Jacques Crickillon, pour ne citer que deux noms. Ce n’est donc pas d’hier que j’ai pu mesurer que tous, selon leur voie, répondaient à l’altitude où Jacques plaçait la littérature, le fait même d’écrire et de formuler de façon juste et originale pour répondre au chaos des mondes.

Écrire pour clarifier. Telle était, à l’instar de Montaigne, son grand maître, son obsession majeure, laquelle gravitait autour de la métaphore spéculative de la lumière. Penser, pour élucider. Et formuler, par le truchement de pièces, de récits, de nouvelles, d’essais et de romans, pour donner à voir et à vivre.

C’était là son jardin d’idées et le propos de ses sonates comme de ses symphonies. Le jardin auquel il rêvait et qui le faisait méditer et creuser toujours davantage ses idées. Comme celui qu’il posséda et aménagea, année après année, derrière sa maison de Woluwé-Saint-Lambert. – Un jardin, dont il était, à juste titre, aussi fier que ses enfants furent très longtemps heureux d’y jouer jusqu’à plus soif. – Un jardin, où il aimait accueillir et installer ses amis autour d’une bonne table et de vins choisis. – Un jardin où les conversations tôt commencées, sous le soleil, se poursuivaient parfois tard dans la nuit.

 

IV

 

Mors et vita in manu linguae.

Je traduis vite, et partiellement.

La langue est ce qui tient le tout de nos vies ensemble jusqu’à la mort.

Jacques n’aura cessé de parler et d’écrire pour rassembler les membres épars du corps d’Osiris.

Ou, pour dire les choses tout autrement :

pour se scruter en spéléologue averti,

pour aller vers autrui et apprendre à l’aimer, dans sa complexité ;

enfin, pour effectuer de profonds et incisifs diagnostics, lorsqu’il le fallait, sur notre monde. Sur un monde qui lui semblait tourner de moins en moins rond.

Non moins que l’entropie croissante, protéiforme, agissante, qui brouille nos existences,  Jacques a très clairement vu le crépuscule envahir sa vie. Traversant un terrible exil intérieur, il a tâché de le combattre, avec une discrétion et une pudeur qui témoignent en faveur de l’écrivain et du penseur rare. Au sein de l’obscur, il continuait de promener ses lampes. Il allumait des torches. Mieux, il bâtissait de nouveaux phares. À l’inverse de tant d’autres, il ne se résignait pas.

Les circonstances, l’émotion font que je vais à tâtons dans les souvenirs et les mots. Par conséquent,  permettez-moi une dernière fois, de saluer, non seulement le maître, mais au-delà, la recherche d’une langue et de la lumière qu’elle peut receler, fût-ce au plus noir de la nuit, au fil de livres travaillés, avec style, énergie et espoir. Je veux également redire à quel point il s’opiniâtra jusqu’au bout, malgré tout, à éclairer et à clarifier comme à se clarifier, ce dont témoignent son oeuvre publiée mais aussi les livres en cours, ses notes, ses cahiers, son journal de bord… Peut-être est-il temps de lui en être reconnaissant. Je ne suis pas convaincu que la Belgique francophone se soit assez manifestée en ce sens jusqu’ici. Mais nul ici n’a besoin de l’institution pour savoir qui fut l’homme à qui nous disons adieu, à quelques jours de son anniversaire.

Pour ma part, je parlerai, comme nous parlerons à quelques-uns encore, longuement et longtemps, de l’œuvre et de la pensée du poète pédagogue, de l’homme secret, du passeur inspiré, du rêveur définitif et de l’humaniste à la mélancolie tenue,

mais surtout, et de plus en plus, je veux le croire,

tout simplement,

de l’écrivain subtil et élégant,

du scribe savant de la Chair et de l’Idée, qu’il fut et demeurera en la mémoire de tous ceux qui, lisant et aimant, l’ont connu et aimé, comme entièrement on doit aimer un homme entier.

 

***

 

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(En lisant L’Innomabile Attuale)

 

Nous avons créé un monstre sans équivalent, venimeux et multiple ainsi qu’une hydre. Sa menace croît chaque jour. Pondant abondamment, il dévore surtout les têtes, parfois même le crâne de ceux qui s’imaginent avertis. C’est le monde spectaculaire-marchand, hyper-médiatisé, devenu planétaire. La Spiritualité, le Sacré, le Savoir, l’Intelligence, la Pensée vagabonde, l’Art, la Beauté y sont proscrits. Ils sont des vestiges que l’on doit abattre ou des monuments qu’il y a lieu de travestir. Leur sorcellerie antique est l’ennemie.

Autour, alentour, cette pornographie des âmes et des corps n’est cependant pas du goût de tous. Des cauchemars géopolitiques s’esquissent ; de terribles réalités se préparent – quoi que nous fassions. Les indices s’accumulent, cependant que nous continuons de nous enliser dans un sommeil aux rêves formatés, frelatés. Est-il utile de rappeler que la démographie est l’unique loi et le seul tribunal ?

Je ne parle pas ici des justes qui font face à l’Hydre en ses marais indélimités et nauséabonds.

J’évoque ceux qui, se réclamant de la religion, se revendiquant de Dieu même, égorgent, asservissent et prostituent ceux qu’ils disent infidèles – militaires ou civils, hommes ou femmes, enfants et vieillards. Cette démence sacrificielle aux relents d’abattoir a été déjà définie, à un autre moment ; mais il est, pour le pire, des motifs récurrents. Les travaux du Collège de Sociologie sont des archives que plus personne ne consulte. Bataille et Caillois nous manquent tellement. (suite…)

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