(En lisant L’Innomabile Attuale)
Nous avons créé un monstre sans équivalent, venimeux et multiple ainsi qu’une hydre. Sa menace croît chaque jour. Pondant abondamment, il dévore surtout les têtes, parfois même le crâne de ceux qui s’imaginent avertis. C’est le monde spectaculaire-marchand, hyper-médiatisé, devenu planétaire. La Spiritualité, le Sacré, le Savoir, l’Intelligence, la Pensée vagabonde, l’Art, la Beauté y sont proscrits. Ils sont des vestiges que l’on doit abattre ou des monuments qu’il y a lieu de travestir. Leur sorcellerie antique est l’ennemie.
Autour, alentour, cette pornographie des âmes et des corps n’est cependant pas du goût de tous. Des cauchemars géopolitiques s’esquissent ; de terribles réalités se préparent – quoi que nous fassions. Les indices s’accumulent, cependant que nous continuons de nous enliser dans un sommeil aux rêves formatés, frelatés. Est-il utile de rappeler que la démographie est l’unique loi et le seul tribunal ?
Je ne parle pas ici des justes qui font face à l’Hydre en ses marais indélimités et nauséabonds.
J’évoque ceux qui, se réclamant de la religion, se revendiquant de Dieu même, égorgent, asservissent et prostituent ceux qu’ils disent infidèles – militaires ou civils, hommes ou femmes, enfants et vieillards. Cette démence sacrificielle aux relents d’abattoir a été déjà définie, à un autre moment ; mais il est, pour le pire, des motifs récurrents. Les travaux du Collège de Sociologie sont des archives que plus personne ne consulte. Bataille et Caillois nous manquent tellement.
Faute de connaître encore les secrets, les enjeux et les forces en réserve du Sacré, nous subissons, jour après jour, partout dans le monde, cette menace ignoble. Dans l’horizontalité où nous nous trouvons, hébétés, illettrés, privés du sens profond de l’histoire, nous dérivons en abouliques aveugles. L’on se reproduit et consomme comme des lapins encagés qui ne savent aucun autre réel que leur cage confortable.
Il est plus que temps, si nous voulons nous opposer aux destins, de revenir à une aristocratie de la verticalité.
Je sais, cette formulation fait trembler les imbéciles aux lèvres bleues desquelles monte déjà sans doute la sentence convenue, qui empêche tout débat, toute réflexion : « Fasciste! »
Et voici ce qui est pour nous aggravant : la pensée vraie, profonde, qui va aux sources pour comprendre, comme le nomade quête le puits dans le désert où il s’est égaré, est le grand interdit de la Société. Penser ne consomme pas ; penser accroît. La pensée qui va fait de nous, au moins un peu, les auteurs de notre vie. Auctor, en latin, est le garant de l’auctoritas, de cette science en nous qui augmente et nous ouvre tous horizons, comme elle rend possible la spéléologie de nous-mêmes. De créatures, nous devenons créateurs, oui, ô Pic de la Mirandole! Nous pouvons sortir du troupeau pour devenir libertins, comme on dit en vénerie des faucons qui ne reviennent pas. Ou pour bondir hors du rang des assassins, comme le suggérait Kafka.
La liberté que j’exerce en ce moment n’est pas un dû, un acquis : elle est un combat épuisant. Une guerre infinie à mener pour lutter tout autant contre les hommes qui, là, jouiraient de trancher devant une caméra ma tête athée, que contre les zombies qui, ici, entravent la parole, les doutes, le savoir, les connaissances, l’intelligence conquise – que je m’efforce de transmettre, sous une forme ou sous une autre, dans une difficulté devenue extrême.
(Pour Roberto Calasso)
© Christophe Van Rossom, Armes & bagages, à paraître.
Votre commentaire