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Posts Tagged ‘Eric Brogniet’

Pour Claire Noël et Michel Vanden Bossche

Sans Jacques Cels, depuis quatre ans déjà, jour pour jour.

Fouillant dans ses romans, ses nouvelles, ses essais, son théâtre, je pillotte (Montaigne) sans cesse, épinglant une citation ici, étonné de la justesse en même temps que par la formulation singulière d’une idée qui va, là, se développant en sonatine, je ne quitte pas les livres de Cels, des volumes qui, pour la majorité, furent envoyés au pilon il y un an et demi, sans que sa famille s’en inquiétât. Tant d’intelligence, tant de subtilité, tant de sensibilité et de sensualité, tant d’amour pour la phrase claire et la phrase qui (nous) éclaire : en quelques secondes, désintégrés! Comme le regretté Jacques De Decker me le confiait : « Tout devrait être édité de ce prodigieux, de cet inclassable polygraphe. » Et d’ajouter qu’il mériterait une fondation qui rendît hommage à ce mélange si étonnant de goût, d’élégance, de faculté à tisser des liens entre art, littérature, philosophie, histoire, musique, peinture et science, parfois même – bien renseigné qu’il fût toujours, par des proches avertis, fascinés de leur côté par son aisance et son humilité aussi. Ce qui a déjà été publié en volume, et tout le reste : ses carnets de travail, son journal intime, ses haïkus composés au revers de cartons de brasserie, sa correspondance enfin, immense, merveilleuse – et les réponses souvent, de très grands noms parfois, à l’instar de celui de Milan Kundera. Très peu de gens savent le trésor caché – caché ou détruit, ne fût-ce que partiellement – par sa familias, qui le méprisa, allant jusqu’à affirmer sa rage (sic) contre lui face à son cercueil. Deux romans en cours de développement, un récit extraordinaire sur les aventures d’Einstein en Belgique. Puis des notes, des dizaines de milliers de notes dans des milliers de livres, et ses annotations dans les marges, de sa magnifique écriture ronde, tracées au crayon léger. – Où, tout cela? Où, tout cela pour les amis de l’écrivain et de l’homme, du penseur et du rêveur?

D’où la merveille de découvrir ou de redécouvrir une perle échappée au carnage. Car voici que, sous une pile de journaux, je retrouve le tiré à part d’une petite étude parue aux Cahiers d’éducation permanente de La Pensée et les Hommes (Dossier n°2016 – 031). Son titre : « Marguerite Yourcenar : le sens et le sensoriel. Réflexion philosophique ». Dans cette toile à penser, Jacques se fait à la fois essayiste et historien de la littérature, mais, comme souvent, il épouse à ce point son sujet, qu’au-delà de l’exégèse remarquable qu’il développe autour de deux ou trois idées essentielles pour l’auteur de L’oeuvre au Noir, il en arrive, lui toujours si discret sur lui-même, à se révéler autant qu’il dévoile un jeu de miroirs étonnant au sein de l’oeuvre de Yourcenar.

À ce point, trêve de mise en situation : les phrases de Cels seules, à nous offertes, comme des balises, des torches dans la nuit, ou de ses fabuleux empilements de pierre à forme humaine, les Inukshuk, qui permettent aux Inuits de ne pas se perdre dans l’hiver infini et sous le ciel noir.

« Faut-il vivre avec son temps? À cette question, Yourcenar aurait à coup sûr répondu par l’affirmative. Mais il n’est pas exclu de croire que, un peu comme Flaubert, elle aurait aussi conseillé de vivre simultanément avec toutes les époques. Et pour entamer genre de voyage, rien de tel que de séjourner à Rome et d’y retourner le plus souvent possible. »

Et quelques paragraphes plus loin, ceci :

« Il me paraît possible d’interpréter <le> débrouillage comme le symbole de la démarche de Youcenar. Quant on écrit une pièce de théâtre intitulée Qui n’a pas son Minotaure?, sans doute n’est-on pas de ceux qui évitent quelque dédale que ce soit, en lui tournant le dos ou en le contournant. Et de fait, notre académicienne n’a jamais renoncé à regarder droit dans les yeux le vrai visage du désordre. »

Puis, à deux pages d’écart, un paragraphe de synthèse qui vaut son pesant d’or :

« Écrire, donc, pour tenter faire la lumière. Voilà l’objectif que se fixerait Yourcenar (consciemment ou non) et qui expliquerait chez elle ces trois ressorts : son besoin de prendre des distances par rapport au présent, son recours à la force clarifiante des mythes et son goût, d’esprit classique, pour un certain nombre de vérités universelles. »

J’ai extrait ces trois citations – Jacques aimait les trinités, pourvu qu’elles fussent immanentes – parmi 12 pages d’une densité inouïe. J’avais envie de les transcrire, d’abord. Puis, comme il me l’a enseigné, de les proposer à autrui, de les transmettre. Car si l’on élucide quelques problèmes notables, ou que l’on approfondit de façon convaincante des interrogations qui nous donnent le vertige, Cels n’a jamais considéré qu’il y avait lieu de les sceller en un coffre d’ivoire. Bien au contraire, toute sa vie, il ne chercha qu’à donner, à partager. Que ce fût dans les grandes classes où il enseignait d’une façon unique la littérature et les idées, ou, dans l’intimité, privilégiant de voir ses grands amis en tête à tête, comme si son dessein fût d’apporter ainsi plus d’attention à chacun d’eux.

Tout Cels pourrait être résumé là, en une concentration extrême. Or, à cause du Minotaure évoqué plus haut (figure ô combien centrale aussi dans l’oeuvre d’un Moreau) me revient à l’esprit sa magnifique relecture, placée sous le signe de Georges Bataille, du mythe d’Icare. Plus on s’approche de la vérité, plus l’esseulement se creuse. Et lorsque la lumière se fait pour ainsi dire absolue, voici que nos ailes peu à peu se défont et que nous chutons sans fin, d’une chute, qu’en son exil intérieur, Jacques Cels vécut durant les dernières années de son existence.

Éric Brogniet, qui, depuis la disparition toute récente de Jacques Crickillon, est à l’évidence devenu notre plus grand poète lyrique, a composé les vers suivants au sein d’un livre placé sous le signe du fantasme, du réel et de leur représentation. Rien ne pourrait achever mieux mon propos, quelque peu mélancolique, que ces derniers, où la mythologie affleure d’emblée :

Je suis le fil d’Ariane ou l’obélisque enchaînée

Et mes plages sont noires avec des bouquets de muguet.

À votre manche, j’offre le parfum froncé d’un oeillet.

Je vous dévoile, de la vie, les métamorphoses infinies :

Le réel est une pellicule surexposée

Où l’on ne peut bien voir qu’en se brûlant les yeux…

Sens, sensualité, sensorialité : étonnamment, l’univers de Cels est présent dans ces vers parfaitement cadencés, hauts en couleurs, en parfums et en évocations, et qui osent soudain une thèse philosophique tout entière. Même si l’imaginaire de l’ami Éric explore, disons, d’autres régions interdites, régions insoumises (Crickillon), Brogniet partage avec Cels, natif comme lui de 1956, le privilège très belge, d’être un Rare (Nicolas Rozier), apprécié par quelques rares, appartenant au cercle des maudits de notre époque. Autrement dit, quoi qu’ils puissent écrire, on ne les lira pas. On ne les verra pas, bien que nul ne puisse se plaindre qu’on lui ait crevé les yeux. Nous vivons auprès de géants, mais nous préférons considérer les limaces.

Je ne vois qu’une raison à cela : le gros animal, de plus en plus manipulé et contre-manipulé, est appelé partout, à tout instant, à fourrer le groin dans rien moins que la beauté. Quel gâchis, quelle sinistre fin des temps! – Je n’ose imaginer les larmes de Marguerite Yourcenar.

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« Nos lèvres sont politiques »

Éric Brogniet

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Septembre, longue dépression, longue pénitence, veille sombre. Et la situation, appelée à empirer. Et les bas consensus ; et les silences maudits!

Monde déshumanisé qui déchires la chair tendre et  la pensée généreuse comme chiens de guerre les hommes en sang,

Monde-Moloch, qui foules au pied l’intelligence et le savoir, me détournant de ta barbarie,  je ne trouve plus d’allié sur le chemin du maquis.

Des ossuaires, des tumulus, monuments d’anciennes batailles et de glorieux combats, scandent la route. Je puis encore déchiffrer des noms, des titres de gloire. Ils scintillent comme étoiles dans le noir cosmique. Le froid ne givrera pas mes pas. Il faut que je progresse. Ô l’ascèse difficile pour accéder au Temps!

 

© Christophe Van Rossom, Armes & bagages, à paraître.

 

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[En réponse à une autre question ouverte]

 

Il n’y a ni sujet, ni matière.

Une table, une chaise, une voix qui va. Cela suffit. Le tableau est un luxe. Soudain, le Social est mis entre parenthèses pour une circulation qui n’a rien de mécanique.

Le sommeil est merveilleux, mais l’éveil, lorsqu’il survient, et que les yeux répondent à toutes les sollicitations qui lui assaillent la rétine, est l’unique miracle proprement humain. Je songe à l’œil qui s’ouvre au début de chaque épisode de la série gnostique Lost.

Un homme se présente devant ses semblables. Leur âge n’importe pas. Il leur tend la main. Leur propose une transaction. S’ils acceptent, l’échange, la transmission, la conversation, le débat, la rencontre, deviennent possibles. La chose est assez rare pour qu’on la souligne. Où, sinon dans certaines classes, à de certains instants, est-elle encore imaginable? La joie d’apprendre peut alors rayonner, quoi qu’il se passe au-delà des fenêtres et de la porte de l’amphithéâtre. Pas de flics à La Sorbonne! Comprenons : aucune sorte de police, l’uniforme en serait-il séduisant. Le maître apprend autant que l’élève, car la parole qui se déploie simultanément pense, mieux, peut-être, qu’à tête froide, ainsi que le notait Kleist. Rien ne doit y être assujetti à une autre injonction que le plaisir de se retrouver , ensemble, pour que s’affûtent davantage les sens, le goût et l’esprit. Tous les ordres extérieurs sont priés de demeurer à l’extérieur. L’idéologie est la seule étudiante à qui je refuse l’accès à mes locaux. (suite…)

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« Ce qui vient au monde pour ne rien déranger ne mérite ni égard ni patience. »

René Char

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« L’apparition est l’antidote de l’apparent »

Éric Brogniet

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Sur la poésie, aujourd’hui

Trialogue

 

Dans une lettre adressée à sa femme en 1779, Sade écrit : « Que veux-tu que l’on fasse sans livres ? Il faut être entouré de livres pour travailler, sinon on ne peut faire que des contes de fées, et je n’ai pas cet esprit-là. » Le poète non plus sans doute n’a guère cet esprit-là, pas davantage qu’il n’écrit la tête errant entre les nuages. Pas un poète, digne de ce nom, qui ne soit un remarquable lecteur. Quel rôle joue la Bibliothèque dans votre travail quotidien, dans l’élaboration de vos poèmes ?

 

Jean-Paul Michel – Rien comme un livre n’appelle un livre en réponse. La Bibliothèque, c’est « le corps certain », la jauge. Elle atteste la sédimentation, irrécusable, de tant d’« impossible », pourtant là, précisément actualisé. La Bibliothèque fait obligation à l’auteur de tenir devant l’éclat des Phares. Elle est l’incitamentum d’un grand nombre de mouvements d’écriture, appelés avec nécessité comme autant de « réponses » qu’il nous est expressément enjoint d’apporter à notre tour, notre moment, sur la longueur d’onde unique de retentissement de l’expérience qui peut vibrer dans une voix. N’était la Bibliothèque, la « niaiserie affairée », qui est, dit Kant, « le caractère de notre espèce », l’emporterait sans rencontrer bien grande résistance. (suite…)

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Éric Brogniet, Christophe Van Rossom et Nicolas Rozier prendront la parole pour évoquer le projet du Tombeau pour les Rares.

Cette séance exceptionnelle se déroulera le dimanche 25 mars, de 15 à 16 heures (réservation obligatoire au 02/515-64-21 ou au 02/515-64-22)

À cette occasion, Christophe Van Rossom lira notamment quelques extraits de sa suite intitulée Baudelaire, toujours. (suite…)

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Un portrait d’Eric Brogniet

            Troué d’amour et de beauté / Il est troué jusqu’au cœur / Par la perte et par le temps, écrit Eric Brogniet dans Autoportrait au Suaire, le vaste poème-oratorio que viennent de publier les Editions de l’Age d’Homme.

Dans ces trois vers, à la fois simples et élégants, tout le poète est présent. Debout dans le désert du monde, écartelé entre sa soif d’absolu et son désir de toucher du doigt aux joies simples d’ici, lucidement vivant en dépit des clous qui le tiennent attaché à la grande Croix de la modernité. Il fallait oser cette image, comme toutes celles que contient ce beau livre. Le poète en Christ outragé ; le poète en saint, dans une société matérialiste, sans autres liens, semble-t-il, que virtuels désormais. Et c’est lui rendre justice, par conséquent, que de l’avoir risquée, cette image, moins provocante en définitive que désenchantée. (suite…)

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