[En réponse à une autre question ouverte]
Il n’y a ni sujet, ni matière.
Une table, une chaise, une voix qui va. Cela suffit. Le tableau est un luxe. Soudain, le Social est mis entre parenthèses pour une circulation qui n’a rien de mécanique.
Le sommeil est merveilleux, mais l’éveil, lorsqu’il survient, et que les yeux répondent à toutes les sollicitations qui lui assaillent la rétine, est l’unique miracle proprement humain. Je songe à l’œil qui s’ouvre au début de chaque épisode de la série gnostique Lost.
Un homme se présente devant ses semblables. Leur âge n’importe pas. Il leur tend la main. Leur propose une transaction. S’ils acceptent, l’échange, la transmission, la conversation, le débat, la rencontre, deviennent possibles. La chose est assez rare pour qu’on la souligne. Où, sinon dans certaines classes, à de certains instants, est-elle encore imaginable? La joie d’apprendre peut alors rayonner, quoi qu’il se passe au-delà des fenêtres et de la porte de l’amphithéâtre. Pas de flics à La Sorbonne! Comprenons : aucune sorte de police, l’uniforme en serait-il séduisant. Le maître apprend autant que l’élève, car la parole qui se déploie simultanément pense, mieux, peut-être, qu’à tête froide, ainsi que le notait Kleist. Rien ne doit y être assujetti à une autre injonction que le plaisir de se retrouver là, ensemble, pour que s’affûtent davantage les sens, le goût et l’esprit. Tous les ordres extérieurs sont priés de demeurer à l’extérieur. L’idéologie est la seule étudiante à qui je refuse l’accès à mes locaux.
Le Savoir n’est pas serf du Culte moderne de l’Utile. Il ne poursuit aucune fin scolaire ou économique. Les épreuves écrites ou orales ne sont que des circonstances – heureuses d’ailleurs pour les étudiants vivants. Par définition, une note n’est pas la mélodie.
L’idéal serait de parvenir à altérer les habitudes, quant aux livres, par exemple, quant à la beauté, quant à l’intelligence. Il y a lieu de faire justice à l’Être autant qu’à la Connaissance. Lorsque cela advient, la vibration du silence, cette respiration de l’immémorial ruisselant, devient perceptible. L’attention ne se distingue plus de la tension. L’horloge ne tourne pas au même rythme, la course des aiguilles s’en trouve presque suspendue.
Dans certains établissements, l’on distingue entre cours artistiques, pratiques et théoriques. C’est une erreur. Tout enseignement digne de ce nom constitue une totalité respirante, active, réactive.
Penser, caprinement, à rebours de la convention. Non pas faire cours, mais donner cours. Lire à voix haute, mettre en perspective et commenter sans fin. Ne reculer devant aucune digression : si elle apparaît à l’esprit, surgit à un moment, lors d’un développement, elle a toute sa raison d’être. Elle vaut parfois davantage que ce qui précède ou suit.
Projet : tisser – révéler – une toile (un extranet, proposait Alain Jouffroy) qui accroisse la vigilance non moins que la passion, et rende sensibles, intelligibles, les réseaux invisibles ou discrets, les filiations, les conversations secrètes. Soit, prendre tout le temps d’ouvrir le Temps, d’entrer dans sa sphère et d’y dialoguer avec toutes les singularités qui l’habitent. Donner cours, c’est songer tout haut, pour, avec et grâce à ses étudiants. Ce n’est pas étudier un auteur ou une thématique, mais les laisser infuser, semaine après semaine, en nous, à tel point que le tout de nos vies en soit hanté, irrigué, rendu plus aigu, incandescent, excitant. Dans ses dernières années, Barthes a rédigé de belles pages sur le désir qui alors est en jeu, sur les bouleversements qu’il est susceptible d’engendrer. Nos lèvres sont politiques, écrit de son côté le poète Éric Brogniet : rien n’est plus assuré. Encore faudrait-il que l’on fût en mesure de comprendre la portée du mot, comme Eschyle ou Sophocle, Virgile et Ovide, Érasme et Montaigne, Gassendi et Cyrano, Casanova ou Sade, Bataille et Caillois, la surent à la fois instinctivement et consciemment.
À contrepoil des ambitions de l’époque, laquelle nous veut sans mémoire autre qu’officielle, disponibles, dociles, flexibles, taillables et corvéables à merci, consommateurs synchrones, j’enseigne pour ma part, avec l’espoir frêle que moins de moutons soient conduits à l’abattoir après avoir mené une existence de moutons, en cette fin de civilisation que nous vivons.
© Christophe Van Rossom, Armes & bagages
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