Les Notes de chevet, de Sei Shônagon
Choix de textes & lectures d’Émilie Pothion,
précédé par une présentation de l’auteur
par Christophe Van Rossom,
À la Librairie Quartiers Latins,
le samedi 26 mars 2016, à midi.
Sei Shônagon (encre)
Sans doute la liste est-elle la forme la plus archaïque de la littérature. Si on la considère pour ce qu’elle fut, originellement et durablement, depuis qu’elle est née quelque part entre le Tigre et l’Euphrate, l’écriture inventorie, classe, trie, biffe et ajoute, ordonne et formule. Avant même de nommer et de hiérarchiser les dieux, elle dénombre les bœufs, les ânes, les moutons et les esclaves.
En 2009, Umberto Eco a préfacé et commenté un beau volume anthologique, remarquablement illustré, intitulé Vertige de la liste. Il y démontre la permanence du genre dans toutes les cultures. Il en distingue les carrefours et les évolutions, parfois surprenantes.
Les Stoïciens, comme les Épicuriens, la pratiquaient comme un art de voir clair en eux. Ritualisant chaque acte de notre existence, les Brahmanas sont de fastidieuses, interminables et cependant indispensables listes. Dans la Chine ancienne, avant l’abbé Kenko, au Japon, Li Yi-chan nous propose la plus incongrue collection de notes qui soit. Dans son Gargantua, Rabelais, grand amateur du procédé, énumère, comme on sait, une trentaine de manières de se torcher le cul, avant de dresser l’inventaire le plus complet que je sache des couillons dans le Tiers Livre. Plus proches de nous, dans Le Chiffre, Borges rappelle subtilement à quel point Les Notes de chevet comptent pour lui. Caillois écrit pour donner à l’univers entier son Tableau de Mendeleïev. Aujourd’hui, dans ses Petits Traités comme dans Dernier royaume, aussi bien que dans ses romans mêmes, Pascal Quignard confesse sa dette envers la Japonaise et cite fréquemment son œuvre et son nom.
Les listes sont des aveux magnifiques, des confessions pudiques. De façon archipélique, elles cernent les goûts, les émotions, les pensées. Une singularité s’y esquisse. Leur caractère succinct les met à l’abri de l’épanchement, du lyrisme, du narcissisme.
Aux alentours de notre An Mil, Sei Shônagon officie au rang de Dame de Cour de l’impératrice Sadako. L’Histoire n’a rien retenu d’elle : autant d’inconnues, autant de légendes ! Au sein de la littérature, en revanche, elle occupe une place de premier plan et compte au nombre des plus grands écrivains de langue japonaise. Rien de semblable en Occident. Rien d’aussi gai, rien d’aussi libre, drôle, tendre, déroutant. Rien d’aussi léger et juste tout à la fois. Le Makura no Sôshi (autrefois connu comme Les Notes de l’Appuie-tête) constitue un ensemble merveilleux de trois cents fragments environ, de notes jetées au creux du soir ou au milieu de la nuit. Irritable, lettré et fin, un esprit exercé y capte tout, retient tout. Tracées au pinceau, voici dès lors des pages qui rassemblent une suite de bonheurs saisis, de fêtes somptueuses ou minuscules, d’espoirs déçus ou rencontrés, de quelques doutes, de fulgurances poétiques, de pensées déroutantes, de portraits en pointes, de petites colères et de joies nombreuses. Elles sont rien moins que superficielles. Leur lecture en tout cas relève d’un exercice précieux : dénicher la finesse même de la vie là où elle menace de demeurer invisible et à la fois, s’étant débarrassé de l’inessentiel, s’ouvrir à ce qui vaut dans ce qui est. Écouter la voix de Sei Shônagon, c’est découvrir soudain que tout reste à recevoir et à ressentir ici, comme là, jadis comme aujourd’hui.
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