La Justice d’Othon (vers 1473), de Dirk Bouts
J’apprends ce matin, au détour d’une rubrique nécrologique, le décès de l’un de mes maîtres les plus savants et les plus doux, l’un de ces hommes sans qui je ne serais pas l’être que je suis devenu. Paul Philippot n’est plus. Le matin du 15 janvier dernier, il a préféré prolongé son rêve d’art et de renaissance toujours florissante.
Bien que je n’aie pas été de ces proches, le ventre me serre tandis que je lis l’hommage que l’ICCROM lui consacre, mais surtout les très belles lignes que lui dédient Thierry Lenain et Didier Martens, ainsi que Brigitte d’Hainaut-Zveny, sur le site Koregos.
Il fut, à l’Université, l’une de mes rares respirations, et, assurément, la source de connaissance sensible la plus incontournable. Non seulement pour pouvoir suivre ses cours, mais aussi pour avoir le bonheur de dialoguer avec lui, je sollicitai de la part du recteur une dérogation insolite : celle de passer la majorité des examens de mes cours à option, non pas dans la section où j’étais inscrit, mais en Histoire de l’Art. Je voulais être jugé à l’aune de ce que je valais par qui me semblait le plus digne de m’y juger.
J’eus aussi l’audace de lui demander de lire mon travail de fin d’études, lequel portait sur la question de l’image dans l’oeuvre d’Yves Bonnefoy. Il s’agissait plus d’une ruse pour l’approcher et converser avec lui que pour le prier de devenir, à terme, le lecteur officiel de ce mémoire. Ces moment furent rares mais d’autant plus vivaces sinon séminaux.
J’aimais sa voix tremblée et son regard sans faille ; cette forme de pudeur – celle du Savoir vrai qui rayonne et prodigue sans compter devant des rangées d’étudiants ne méritant pas tous de recueillir cette chaleur – qui lui faisait parfois incliner légèrement la tête de côté en baissant le menton. Il ne donnait pas cours : soudain les dias, les concepts, les images tissaient des liens avec le tout d’une culture presque universelle, pour coaguler en un sens qui esquissait une humanité moins improbable. Les formes et les couleurs se pliaient aux mots et aux développements ; ou, plus exactement, ils les avaient faits tellement siennes que, naturellement, lorsqu’il formulait, c’était toujours, dans la rigueur et l’intelligence (au sens le plus archaïque de ce mot), la justesse et la justice qui s’exprimaient.
Il nous prenait la main au moment où, dans les catacombes puis les premiers sanctuaires, se révélait la symbolique maladroite mais touchante de l’art paléo-chrétien pour nous guider, sans que rien nous parût pesant ou fastidieux – ah! les heures passées en bibliothèque pour retrouver dans les livres les reproductions, souvent en noir et blanc, des oeuvres qu’il commentait! – jusqu’aux primitifs italiens, jusqu’à Brunelleschi, Donatello, Masaccio, ou Verrocchio et Mantegna, sinon un peu plus loin, pourvu que le calendrier académique le permît. Tout cela, en passant par l’art byzantin, l’orfèvrerie des âges dits barbares, le retour romain dans la renaissance carolingienne ou l’art ottonien, puis le grand moment d’intériorisation roman contrastant, ensuite, avec les audaces végétales du gothique. Il en allait d’un savoir qui comprît tous les aspects de la vie, bien au-delà de la technique, même s’il était le mieux placé pour l’évoquer longuement, fort de ses yeux d’expert international et de restaurateur scrupuleux. Tout se tenait, organiquement ; le monde devenait Monde ; le Temps était tangible et amical.
Je me souviens aussi de son cours d’esthétique et en particulier, bien après celles de Benedetto Croce et des grands italiens, comme Argan, des théories, totalement nouvelles à mes oreilles encore mal séchées, crasseuses d’ignorance, de Cesare Brandi, dont il traduisit l’essentiel de la puissante pensée syncrétique, et qu’à son tour il avait assimilée pour en faire une méthodologie amoureuse non moins que parfaitement structurée.
Je me souviens de la lumière de sa voix, et je me prends à regretter de ne l’avoir pas davantage remercié in et extra muros, pour nous avoir tant donné, pour avoir contribué avec un tel soin à me faire sortir de mon animalité native. Que lui soient dédiés ici tous mes éblouissements florentins en même temps que mes tendresses rudes pour la peinture des Pays-bas du Sud. Aujourd’hui et pour toujours, grâce à l’oeil et à la main de son père Albert, mais telle aussi qu’il l’évoquait lui-même, La Justice d’Othon, longiligne et énigmatique, s’affirme, au coeur du Musée d’Art ancien, plus singulière que jamais, cependant qu’une part de ce que l’humanité a produit de plus beau lui doit de resplendir, ici dans la discrétion ombreuse, là dans l’appel de salles plus frayées.
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