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Posts Tagged ‘Georges Bataille’

Pour Claire Noël et Michel Vanden Bossche

Sans Jacques Cels, depuis quatre ans déjà, jour pour jour.

Fouillant dans ses romans, ses nouvelles, ses essais, son théâtre, je pillotte (Montaigne) sans cesse, épinglant une citation ici, étonné de la justesse en même temps que par la formulation singulière d’une idée qui va, là, se développant en sonatine, je ne quitte pas les livres de Cels, des volumes qui, pour la majorité, furent envoyés au pilon il y un an et demi, sans que sa famille s’en inquiétât. Tant d’intelligence, tant de subtilité, tant de sensibilité et de sensualité, tant d’amour pour la phrase claire et la phrase qui (nous) éclaire : en quelques secondes, désintégrés! Comme le regretté Jacques De Decker me le confiait : « Tout devrait être édité de ce prodigieux, de cet inclassable polygraphe. » Et d’ajouter qu’il mériterait une fondation qui rendît hommage à ce mélange si étonnant de goût, d’élégance, de faculté à tisser des liens entre art, littérature, philosophie, histoire, musique, peinture et science, parfois même – bien renseigné qu’il fût toujours, par des proches avertis, fascinés de leur côté par son aisance et son humilité aussi. Ce qui a déjà été publié en volume, et tout le reste : ses carnets de travail, son journal intime, ses haïkus composés au revers de cartons de brasserie, sa correspondance enfin, immense, merveilleuse – et les réponses souvent, de très grands noms parfois, à l’instar de celui de Milan Kundera. Très peu de gens savent le trésor caché – caché ou détruit, ne fût-ce que partiellement – par sa familias, qui le méprisa, allant jusqu’à affirmer sa rage (sic) contre lui face à son cercueil. Deux romans en cours de développement, un récit extraordinaire sur les aventures d’Einstein en Belgique. Puis des notes, des dizaines de milliers de notes dans des milliers de livres, et ses annotations dans les marges, de sa magnifique écriture ronde, tracées au crayon léger. – Où, tout cela? Où, tout cela pour les amis de l’écrivain et de l’homme, du penseur et du rêveur?

D’où la merveille de découvrir ou de redécouvrir une perle échappée au carnage. Car voici que, sous une pile de journaux, je retrouve le tiré à part d’une petite étude parue aux Cahiers d’éducation permanente de La Pensée et les Hommes (Dossier n°2016 – 031). Son titre : « Marguerite Yourcenar : le sens et le sensoriel. Réflexion philosophique ». Dans cette toile à penser, Jacques se fait à la fois essayiste et historien de la littérature, mais, comme souvent, il épouse à ce point son sujet, qu’au-delà de l’exégèse remarquable qu’il développe autour de deux ou trois idées essentielles pour l’auteur de L’oeuvre au Noir, il en arrive, lui toujours si discret sur lui-même, à se révéler autant qu’il dévoile un jeu de miroirs étonnant au sein de l’oeuvre de Yourcenar.

À ce point, trêve de mise en situation : les phrases de Cels seules, à nous offertes, comme des balises, des torches dans la nuit, ou de ses fabuleux empilements de pierre à forme humaine, les Inukshuk, qui permettent aux Inuits de ne pas se perdre dans l’hiver infini et sous le ciel noir.

« Faut-il vivre avec son temps? À cette question, Yourcenar aurait à coup sûr répondu par l’affirmative. Mais il n’est pas exclu de croire que, un peu comme Flaubert, elle aurait aussi conseillé de vivre simultanément avec toutes les époques. Et pour entamer genre de voyage, rien de tel que de séjourner à Rome et d’y retourner le plus souvent possible. »

Et quelques paragraphes plus loin, ceci :

« Il me paraît possible d’interpréter <le> débrouillage comme le symbole de la démarche de Youcenar. Quant on écrit une pièce de théâtre intitulée Qui n’a pas son Minotaure?, sans doute n’est-on pas de ceux qui évitent quelque dédale que ce soit, en lui tournant le dos ou en le contournant. Et de fait, notre académicienne n’a jamais renoncé à regarder droit dans les yeux le vrai visage du désordre. »

Puis, à deux pages d’écart, un paragraphe de synthèse qui vaut son pesant d’or :

« Écrire, donc, pour tenter faire la lumière. Voilà l’objectif que se fixerait Yourcenar (consciemment ou non) et qui expliquerait chez elle ces trois ressorts : son besoin de prendre des distances par rapport au présent, son recours à la force clarifiante des mythes et son goût, d’esprit classique, pour un certain nombre de vérités universelles. »

J’ai extrait ces trois citations – Jacques aimait les trinités, pourvu qu’elles fussent immanentes – parmi 12 pages d’une densité inouïe. J’avais envie de les transcrire, d’abord. Puis, comme il me l’a enseigné, de les proposer à autrui, de les transmettre. Car si l’on élucide quelques problèmes notables, ou que l’on approfondit de façon convaincante des interrogations qui nous donnent le vertige, Cels n’a jamais considéré qu’il y avait lieu de les sceller en un coffre d’ivoire. Bien au contraire, toute sa vie, il ne chercha qu’à donner, à partager. Que ce fût dans les grandes classes où il enseignait d’une façon unique la littérature et les idées, ou, dans l’intimité, privilégiant de voir ses grands amis en tête à tête, comme si son dessein fût d’apporter ainsi plus d’attention à chacun d’eux.

Tout Cels pourrait être résumé là, en une concentration extrême. Or, à cause du Minotaure évoqué plus haut (figure ô combien centrale aussi dans l’oeuvre d’un Moreau) me revient à l’esprit sa magnifique relecture, placée sous le signe de Georges Bataille, du mythe d’Icare. Plus on s’approche de la vérité, plus l’esseulement se creuse. Et lorsque la lumière se fait pour ainsi dire absolue, voici que nos ailes peu à peu se défont et que nous chutons sans fin, d’une chute, qu’en son exil intérieur, Jacques Cels vécut durant les dernières années de son existence.

Éric Brogniet, qui, depuis la disparition toute récente de Jacques Crickillon, est à l’évidence devenu notre plus grand poète lyrique, a composé les vers suivants au sein d’un livre placé sous le signe du fantasme, du réel et de leur représentation. Rien ne pourrait achever mieux mon propos, quelque peu mélancolique, que ces derniers, où la mythologie affleure d’emblée :

Je suis le fil d’Ariane ou l’obélisque enchaînée

Et mes plages sont noires avec des bouquets de muguet.

À votre manche, j’offre le parfum froncé d’un oeillet.

Je vous dévoile, de la vie, les métamorphoses infinies :

Le réel est une pellicule surexposée

Où l’on ne peut bien voir qu’en se brûlant les yeux…

Sens, sensualité, sensorialité : étonnamment, l’univers de Cels est présent dans ces vers parfaitement cadencés, hauts en couleurs, en parfums et en évocations, et qui osent soudain une thèse philosophique tout entière. Même si l’imaginaire de l’ami Éric explore, disons, d’autres régions interdites, régions insoumises (Crickillon), Brogniet partage avec Cels, natif comme lui de 1956, le privilège très belge, d’être un Rare (Nicolas Rozier), apprécié par quelques rares, appartenant au cercle des maudits de notre époque. Autrement dit, quoi qu’ils puissent écrire, on ne les lira pas. On ne les verra pas, bien que nul ne puisse se plaindre qu’on lui ait crevé les yeux. Nous vivons auprès de géants, mais nous préférons considérer les limaces.

Je ne vois qu’une raison à cela : le gros animal, de plus en plus manipulé et contre-manipulé, est appelé partout, à tout instant, à fourrer le groin dans rien moins que la beauté. Quel gâchis, quelle sinistre fin des temps! – Je n’ose imaginer les larmes de Marguerite Yourcenar.

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Lucrèce

« La mort est très tôt dans la pensée. Peut-être même aussitôt. La pensée est comme un retour de chez les morts », écrit Pascal Quignard dans Mourir de penser.

Préférant l’athéisme à toutes formes de foi, le matérialisme originel au spectre des idéalismes, la chasse à la prise, le cahot des livres à la calcification des idéologies, les révélations du jadis aux clichés de l’instantané, l’errance décillée à la stagnation béate, le dialogue avec les morts à la superficialité du bavardage avec les supposés vivants, la mise à mal de toutes les certitudes au péremptoire des convictions, l’étymologie à la nov-langue, Quignard nous apparaît, aujourd’hui plus qu’hier encore, toucher à la seule joie – qui, si elle ne sauve pas, au moins procure le sentiment d’une certaine justesse, d’une rare justice. Penser, c’est jauger, peser, exercer son sens de la nuance. C’est rêver. C’est progresser à tâtons, entre effroi et merveille, dans les mondes que révèle la langue et les livres. C’est quitter, avec un étrange sourire aux lèvres, l’orbe des discours qui poursuivent un but – lequel se signale le plus souvent par une radicalité dangereuse. « La lucidité est l’état joyeux du cerveau humain. La vision juste. Ni l’effet de loupe ni la vision floue du presbyte ni le gondolement de la myopie ni l’impression lointaine d’un télescope ne s’accompagnent d’une telle joie. Le bon fonctionnement de l’organe, telle est la première joie. Netteté de la vision, panoramie du guet, la lucidité est comme le ciel bleu, aoristique, sans nuages. »

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Ni le silence ni la parole

Un portrait de Louis-René des Forêts

Portrait de Louis-René des Forêts, par Balthus

Portrait de Louis-René des Forêts,

 par Balthus

Nous voilà plus de dix ans après sa disparition, et, pour la plupart d’entre nous, son nom même est parfaitement inconnu.

Pourquoi ?

Comment se fait-il que cet écrivain, qui a traversé le XXème siècle et produit l’une de ses œuvres les plus exigeantes, les plus décisives, demeure dans un tel retrait ? (suite…)

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Christophe Van Rossom s’entretiendra

avec Jean-Paul Michel

à la faveur de la parution du volume

Écrits sur la poésie (1981-2012)

Jean-Paul Michel, vu par Guillaume Bonnaud & Sud-Ouest Dimanche 

Jean-Paul Michel, vu par Guillaume Bonnaud

(© Sud-Ouest Dimanche)

Rêvant, on peut imaginer le tableau suivant : Hölderlin conversant avec Hopkins, qu’encadreraient Dante et Georges Bataille. De part et d’autre de la table, il y aussi Baudelaire, Gracián, Nietzsche et Rimbaud, Pascal et Dostoïevski, Blake, bien sûr, Homère, et Mallarmé. On croit rêver cette scène – on aimerait dire : cette cène. On ne la rêve pas. Ami de la peinture autant que la vraie littérature, Jean-Paul Michel la représente sous nos yeux depuis environ quatre décennies, que ce soit en éditant ou en publiant des livres de poésie – mais aussi, sous forme continue ou fragmentée, sous forme de lettres ou d’entretiens, en donnant avec une  juste parcimonie des textes de réflexion sur la question de la Beauté, de l’Art, du Réel, de la Justice ou de la Vérité. (suite…)

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« Mes maîtres sont :

Pour les motifs : L’Odyssée, Les Métamorphoses, L’Âne d’or, Les Mille et une Nuits, les Sagas d’Islande, Chrétien de Troyes, tout Saikaku, Le Rêve dans le pavillon rouge, tout Stendhal, Les Hauts de Hurlevent.

Pour l’implication : Gilgamesh et Enkidou, la Bible, Tchouang-tseu, Lucrèce, Virgile, Tacite, Sei Shônagon, Montaigne, Saint-Évremond, Tallemant, Nicole, Saint-Simon, Chateaubriand.

Pour le ton : César, Albucius, Paul, Tacite de nouveau, La Rochefoucauld, Massillon, tout Pou Song-ling, Rousseau, Chateaubriand de nouveau, Mme de Boigne, Hello, Colette, Bataille. »

Pascal Quignard

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« Ce qu’on aime arrive comme on éternue. Mon absence de souci s’exprime en volonté. J’ai vu que je devais faire ceci ou cela : et je le fais (mon temps n’est plus cette blessure béante). »

Georges Bataille

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« Je suis pour ceux que j’aime une provocation. »

Georges Bataille

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« On me tient pour l’ennemi du bonheur. C’est juste si par « bonheur » on entend le contraire de la passion. Mais si le bonheur est une réponse à l’appel du désir et si le désir est le caprice même, alors le bonheur seul est la valeur morale. »

Georges Bataille

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Sir Thomas Browne (1605-1682) est un des plus grands prosateurs de langue anglaise. Il appartient au nombre de ceux que Pascal Quignard appellerait les antiquaires. Médecin et théologien d’une érudition vertigineuse, il tente élégamment de faire en sorte que l’esprit renaissant colore encore un peu une Angleterre qui, derrière les rideaux du puritanisme, s’affirme de plus en plus pragmatique et affairiste. Ceux qui arpentent les labyrinthes du Temps n’appartiennent pas. Ne cèdent à personne. Les livres dont ils s’entourent sont le gage d’une existence passionnée. (suite…)

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