« La mort est très tôt dans la pensée. Peut-être même aussitôt. La pensée est comme un retour de chez les morts », écrit Pascal Quignard dans Mourir de penser.
Préférant l’athéisme à toutes formes de foi, le matérialisme originel au spectre des idéalismes, la chasse à la prise, le cahot des livres à la calcification des idéologies, les révélations du jadis aux clichés de l’instantané, l’errance décillée à la stagnation béate, le dialogue avec les morts à la superficialité du bavardage avec les supposés vivants, la mise à mal de toutes les certitudes au péremptoire des convictions, l’étymologie à la nov-langue, Quignard nous apparaît, aujourd’hui plus qu’hier encore, toucher à la seule joie – qui, si elle ne sauve pas, au moins procure le sentiment d’une certaine justesse, d’une rare justice. Penser, c’est jauger, peser, exercer son sens de la nuance. C’est rêver. C’est progresser à tâtons, entre effroi et merveille, dans les mondes que révèle la langue et les livres. C’est quitter, avec un étrange sourire aux lèvres, l’orbe des discours qui poursuivent un but – lequel se signale le plus souvent par une radicalité dangereuse. « La lucidité est l’état joyeux du cerveau humain. La vision juste. Ni l’effet de loupe ni la vision floue du presbyte ni le gondolement de la myopie ni l’impression lointaine d’un télescope ne s’accompagnent d’une telle joie. Le bon fonctionnement de l’organe, telle est la première joie. Netteté de la vision, panoramie du guet, la lucidité est comme le ciel bleu, aoristique, sans nuages. »
Le vrai est autre chose que la vérité. L’unique sagesse est de le savoir, si bien que les philosophes qui la quêtent se fourvoient peut-être bien plus souvent que les rhéteurs, les sophistes, les écrivains qui hallucinent, digressent et vagabondent. Mais cette liberté, que connut un Montaigne ou un Bataille, est à son tour ce par quoi la pensée authentique s’expose au risque le plus grand. La folie ou la mort rôdent toujours. Pour penser, Descartes, s’éloigne de Paris et de la France. Après avoir donné son grand poème Sur la Nature, Lucrèce se suicide. La curiosité d’Empédocle le pousse dans la bouche d’un volcan. Qui pense s’expose à être dévoré par le fauve qu’il traque. Qui pense publiquement se manifeste aux procureurs toujours en quête d’un coupable.
Le flair, le désir, le pas de côté, l’irrévérence à ce que le monde attend de nous, condamnent. Mais cette intensité, cependant, est ce dont Pascal Quignard, dans le neuvième tome de son Dernier royaume, dresse l’éblouissant, le singulier, le nécessaire portrait.
© Christophe Van Rossom
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