Sir Thomas Browne (1605-1682) est un des plus grands prosateurs de langue anglaise. Il appartient au nombre de ceux que Pascal Quignard appellerait les antiquaires. Médecin et théologien d’une érudition vertigineuse, il tente élégamment de faire en sorte que l’esprit renaissant colore encore un peu une Angleterre qui, derrière les rideaux du puritanisme, s’affirme de plus en plus pragmatique et affairiste. Ceux qui arpentent les labyrinthes du Temps n’appartiennent pas. Ne cèdent à personne. Les livres dont ils s’entourent sont le gage d’une existence passionnée.
La Lettre à un ami (A Letter to a friend, Upon the occasion of the Death of his Intimate Friend) est un texte posthume, paru à Londres huit ans après la mort de son auteur. Sa langue, d’un magnifique baroque âpre, rend justice à la grande pensée stoïcienne, si bien que les premières pages semblent comme un écho à la célèbre Consolation à M. du Périer, de Malherbe, que l’on lit souvent si inexactement. Mais ce qui, très rapidement, se met à proliférer puis à dominer, ce sont les considérations digressives de toutes natures, semblables à celles qui émaillent la prose d’Aulu-Gelle, nées de la méditation sur ce que c’est qu’une mort, c’est-à-dire un corps mort, c’est-à-dire un corps qui opère presque comme une autobiographie. Véritable phénoménologie de la disparition, en tant que révélatrice, voici enfin que la condoléance se mue en un exercice de sapience de haut vol, fonctionnant sur le principe d’une liste de recommandations qui ne paraîtront froides et péremptoires qu’aux frileux et aux timorés.
Quiconque a peur de la vie court aveuglément vers sa propre mort, écrit Browne, pour poursuivre, dans un esprit très proche de celui des Essais, qu’il n’est possible de battre en brèche la cécité qu’à la condition de descendre au cœur de son intériorité. C’est qu’il en va, proprement, de la conquête de cet espace que Georges Bataille nommait souveraineté. Rends captive ta propre captivité, et sois un César vis-à-vis de toi-même, assène-t-il. C’est que vivre relève d’un art fin de la guerre, où ce qui se trouve en jeu engage un travail de désocialisation et un refus profond de la donne commune, laquelle ne peut guère plonger l’homme que dans l’abîme de la démence.
Je salue l’écrivain qui formule ainsi les choses :
Ne tolère aucun compromis avec une passion que le temps ne parviendra jamais à rendre bonne.
Thomas Browne, Lettre à un ami, Allia, Paris, 2007.
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