Il n’est pas de sagesse, il n’est qu’un chemin. Un chemin esseulé. Dans l’écart, la poésie le désigne ou, plus exactement, le fait surgir par chaque mot, chaque image, chaque couleur.
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Le noir perfore le noir. On n’écrit pas à l’encre blanche.
Lorsque, nouvel Ecclésiaste, Crickillon médite le temps, la mort, la vanité, un arc noir est brandi, une flèche sombre encochée. La force de qui les manipule en revanche est neuve et tout innervée d’une énergie créatrice souveraine.
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On quitte l’enfance lorsque l’on se met à parler. On la quitte irrémédiablement lorsqu’on commence à écrire. Avant, on griffonne, on dessine. Les traits, les couleurs et les formes constituent notre premier langage. Nous cherchons à nommer ce qui nous coupe de ce que nous désirerions être ou avoir. Il y a un regret mal circonscrit : le trou noir dont tout procède, dont nous procédons. L’écriture cherche l’amont et l’amont de l’amont.
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Interrompant notre galop aveugle, notre course conforme, de rares instants dans notre existence nous jettent heureusement à terre, nous donnant alors à voir, à vivre, un peu de l’éclat. L’amour est une porte, la poésie la clef.
Autrement, nous errons, comme ombres en Hadès.
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Erré beaucoup erré beaucoup erré erré erre encore, écrit le poète.
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Il y eut en Grèce autrefois des initiés qui refusèrent la donne. Les enfers nous attendent et peut-être y évoluons-nous déjà ; mais la cécité, l’apathie, l’aboulie n’en demeurent pas moins des fautes impardonnables. En secret, loin du monde, de ses règles et de ses contraintes vaines, ils cherchèrent les mots, les formules, les phrases, les gestes susceptibles – non pas de les sauver, mais au moins de les guider sur les terres infernales. À cette fin, ils portaient au cou, attachées à une lanière de cuir, des lamelles d’or gravées.
Plusieurs d’entre elles, datant des IVème au IIème siècles avant notre ère, ont été découvertes. Leur beauté sidère et ouvre de nombreux champs à l’interprétation.
Ces initiés vouaient un culte à Orphée.
Art et sagesse oh ! la dévorante soif du presque initié, écrit Crickillon.
Dans un passage bref des Géorgiques, Virgile relate le destin d’Orphée. C’est l’art poétique le plus simple et le plus exigeant que je sache. Peut-être Virgile était-il initié. Il conclut en décrivant le supplice du poète. Ses derniers mots définissent son devoir, en puissance et en actes. Virgile dit d’Orphée que, même au-delà de sa décollation par les ménades qui l’ont démembré, il demeure une tête qui chante. C’est-à-dire un chant que la mort n’interrompt pas.
La résurrection (non le salut) commence au moment où l’on se met à prêter attention au contenu du chant et à sa forme. Comme les brahmanes avant, comme les gnostiques après, les orphiques savent que le chant sculpte l’être, le met debout et lui permet d’avancer et, dans leur cas précis, d’affronter la rigueur des enfers.
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Il ne s’agit pas d’être sauvé, il s’agit de voir clair. De ne pas (se) leurrer. De créer des images – non pour fuir, mais pour affronter l’hiver nu venu.
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Je tiens Les désarçonnés de Pascal Quignard pour le livre d’heures de ceux qui ont effectué le pas de côté qui permet de commencer à voir.
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Nous ne commençons à voir que si nous avons chuté. C’est Montaigne, dans les jours qui suivent son accident de cheval. Il se retire chaque semaine un peu plus. La vie se fait plus intense dans sa tour ; le monde lui apparaît infiniment mieux, à distance et interrogé. Il perd ses certitudes mais une joie nouvelle l’irrigue, alors qu’il peut mourir à chaque moment. Il ne soucie pas d’être publié ni d’être lu. Il progresse dans son livre infini sans contraintes avec une liberté inouïe, imprévisible. Les pages s’ajoutent aux pages sans qu’aucune soit marquée du sceau de la volonté de plaire, ou de répondre à l’époque. Montaigne s’est installé au cœur du Temps. Il a quitté la surface, la pellicule. Peut-être advient-il à lui-même. Je veux dire par là qu’il ne cesse de marcher vers l’à jamais autre qu’il porte en lui, mais auquel toujours, partout, le Social nous soustrait.
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Jacques Crickillon ne s’est jamais résolu à mettre un terme au combat. Le Prince, le saint guerrier des premiers livres a connu des mues, des mutations. Un monde hostile, un adversaire sournois exige que l’on applique de nouvelles tactiques.
Désormais, Crickillon peint et écrit.
La chronique des jours difficiles n’est pas muette. Cela égratigne, cela blesse, cela fait couler le sang. C’est l’œuvre des mots, le plus souvent, qui parfois attendent que le néant lâche enfin son apocalypse. Mais aussi, cela engendre, contre-mesure pour mesure, la composition de fulgurances. De fulgurances fractales. Ce sont les images, aquarelles, gouaches ou haïkus. Là, quelques torchères allumées, les espaces s’ouvrent. Ils libèrent les forêts, les ciels, les danses, les galaxies intérieures, anxieuses et sublimes.
Désormais, Crickillon peint et écrit. Il nous donne des livres où images et mots font corps, constituent univers, refusent l’ici pour offrir l’ailleurs.
La liberté vers laquelle il s’achemine s’affirme d’une radicalité sans précédent.
Une fois, toujours, l’astre de l’amour lui a dévoilé un passage. Aujourd’hui, l’astre de la poésie ouvre son trou noir. La chambre d’écriture est une chambre d’échos. Ne prendre en compte qu’une note ne permet pas d’entendre la musique :
chambre vide
quelqu’un crie
qui te ressemble
bout du chemin
quelqu’un murmure
qui te rassemble
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Les représentations gnostiques ne sont peut-être pas vraies, mais elles sont justes. La vision de la justice – dont Rimbaud nous dit, dans Adieu, qu’elle est plaisir de Dieu seul – représente le bout du chemin.
Un trou noir possède ses lois propres. La notion même de temporalité n’y résiste pas. Tout sens de l’orientation se trouve chamboulé. Le passé n’est pas, n’est jamais passé ; le futur est un mur illusoire ; le présent hiberne.
Dans le trou noir, les étoiles sont intérieures – mais elles n’en éclairent pas moins. Ce sont les grandes œuvres, les grandes voix, quelques compagnonnages. Je me souviens de mes musées de mes cimetières, est-il écrit dans Images. La communication est une illusion ; seule vaut la conversation sacrée.
Les hypothèses de l’astrophysique contemporaine peuvent s’avérer des lamelles d’or précieuses pour qui découvre la poésie de Crickillon. Les spiritualités immémoriales non moins.
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Arthur Rimbaud a écrit deux grands livres. 1873 est une année décisive, une année profonde. À Une Saison en Enfer qu’il cherche encore à publier, grâce à l’argent de sa mère, à Bruxelles, répondent les proses des Illuminations. Les Illuminations sont des textes écrits par Rimbaud dans la plus absolue des solitudes, dans la plus déchirante des transparences. On peut penser que tous ou presque ont été écrits après. Ils sont posthumes en tout cas à l’écrivain, c’est-à-dire à l’homme – ne le fût-il qu’infimement – public. Ils sont la lumière jaillie du retrait. L’éclat produit par (ce) qui n’attend aucune approbation. L’énergie du libre circule alors, comme jamais.
On peut aussi songer à Artaud, et au miracle de son Van Gogh.
Mirobolantes soirées de gala sur banc de pierre de l’hospice à venir Enfant courant pour se briser la tête et qui réussit Solitude Corps de pierre avec milliards de nerfs malades À la nuit des folles prières
Les Illuminations sont inconcevables sans la Saison. La lumière ne peut se détacher que sur un fond de nuit. L’expérience de l’enfer n’est pas complaisance à l’enfer. Traverser l’enfer, avec tenue, est l’enjeu. La Comédie, de son côté, ne dit rien d’autre. La connaissance que l’on en extrait est à la fois le tout et le rien. Mais l’advenue à soi qu’elle rend possible dans un accord, rilkéen, avec la terre, n’est nullement négligeable :
savant poète
moins que fumée
qui monte droit
paix du pâturage
ton visage
n’a plus de miroir
Ou encore :
cigales c’est d’un autre matin
des arbres d’or
voyage d’hiver de nain
flamme qui s’assourdit
le départ
se pose à demain
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Le vide n’est pas le néant.
Ce n’est qu’à condition d’établir son aire près du vide,à l’instar de l’ermite taoïste, que peuvent surgir les images qui l’habitent et ne l’habitent pas.
© Christophe Van Rossom (2012)
Images et Près du vide sont publiés par Esteban Goffin sur http://jacquescrickillon.be, le site admirable qu’il a consacré au poète.
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