Sur la poésie, aujourd’hui
Trialogue
Dans une lettre adressée à sa femme en 1779, Sade écrit : « Que veux-tu que l’on fasse sans livres ? Il faut être entouré de livres pour travailler, sinon on ne peut faire que des contes de fées, et je n’ai pas cet esprit-là. » Le poète non plus sans doute n’a guère cet esprit-là, pas davantage qu’il n’écrit la tête errant entre les nuages. Pas un poète, digne de ce nom, qui ne soit un remarquable lecteur. Quel rôle joue la Bibliothèque dans votre travail quotidien, dans l’élaboration de vos poèmes ?
Jean-Paul Michel – Rien comme un livre n’appelle un livre en réponse. La Bibliothèque, c’est « le corps certain », la jauge. Elle atteste la sédimentation, irrécusable, de tant d’« impossible », pourtant là, précisément actualisé. La Bibliothèque fait obligation à l’auteur de tenir devant l’éclat des Phares. Elle est l’incitamentum d’un grand nombre de mouvements d’écriture, appelés avec nécessité comme autant de « réponses » qu’il nous est expressément enjoint d’apporter à notre tour, notre moment, sur la longueur d’onde unique de retentissement de l’expérience qui peut vibrer dans une voix. N’était la Bibliothèque, la « niaiserie affairée », qui est, dit Kant, « le caractère de notre espèce », l’emporterait sans rencontrer bien grande résistance.
Pierre-Yves Soucy – Il y aurait lieu de se demander : comment peut-on même envisager d’écrire dans l’ignorance des livres ? Écrire, sans doute on le peut, si l’on entend par là l’apprentissage élémentaire de l’écriture, lequel passe nécessairement par un minimum de lecture accompagnant cet apprentissage. Mais écrire, au sens d’atteindre à une réelle création par le dépassement de l’acquis ? Les textes ne prennent tout leur sens, dans l’acception plurielle du mot sens, que dans leur réception. C’est-à-dire, par les lectures qui les auront traversées. Des amas de signes inscrits sur divers supports placés sur des tablettes d’une bibliothèque n’engagent aucun sens par eux-mêmes. Il faut que ces amas soient pris en main et portés à la lecture. Il n’y a de texte que dans l’expérience de sa lecture. L’auteur lit et relit ses textes. Cette prise en main va confronter ce qui n’était qu’une éventualité de sens aux possibilités de sens que chaque lecture aura engagées, puisque, aussi ramassé sur ce qu’il propose, le texte n’est jamais clos sur lui-même, jamais. Les œuvres, les textes qui méritent auront convoqué ce que nous sommes devenus à travers eux. Les traversant nous nous serons autant égarés que retrouvés. Tout autant à travers les œuvres tenues pour mineures et qui, pourtant, malgré leurs maladresses, montrent des fragments de vie et de pensée, des expériences réelles, dont l’impact se marquera ailleurs, d’une manière toujours imprévisible, puisque certaines œuvres, que l’on croit peu chargées de significations, laissent parfois des traces qui referont surface au moment où nous nous y attendions le moins, sans que nous soyons en mesure de savoir quoi, quel usage, la mémoire tendue vers le présent saura en faire. Et je me souviens de cette remarque de Borges : « Le fait est que chaque écrivain crée ses précurseurs. Son apport modifie notre conception du passé aussi bien que du futur. » C’est dire aussi que des livres qui nous accompagnent quasi quotidiennement, aident à vivre du fait qu’ils nourrissent à chaque instant le regard que l’on pose sur le monde, la sensibilité se les accaparant afin de porter au-delà de ce qui est donné au présent, comme pour constituer notre connaissance du monde et des êtres. Les premières écritures ont fait appel à la mémoire, à ce qu’elle portait — depuis combien de temps ? — jusqu’à la voix : une parole partagée par la communauté. Depuis, toute œuvre témoigne d’une éventualité de sens. La lecture cherche à se l’accaparer. Il serait toutefois naïf de croire que cet accaparement puisse épouser les limites du sens au point de l’épuiser, et cette impossibilité nous est précieuse. La lecture fonde, et relance, chaque fois de nouveau, même s’il s’agit de la même œuvre reprise, puisque jamais elle n’aura la même tonalité parce que nous aurons bougé, et l’œuvre avec ou sans nous. Ceci est tout autant valable pour nos propres textes, que nous redécouvrons à travers la lecture des autres, textes également que nous réécrivons, sachant qu’ils se tiennent à égale distance de leur opacité et de leur clarté. Aussi, il est indispensable d’établir, puis de maintenir ce lien entre ce que nous tentons de faire et ce qui fut tenté par d’autres à d’autres époques, à toutes les époques de l’humanité, dont le texte est depuis ses origines un témoin essentiel. C’est-à-dire, retourner sur les lieux des crimes où la création et la pensée se sont risquées. C’est une part décisive de l’expérience humaine et de la mémoire qu’elles engagent, au niveau individuel comme en ses ramifications collectives. Dans cette perspective les livres sont pour nous un sol. Ils sont autant de points d’appui à partir desquels la parole poétique s’ouvre, s’élance, au risque de se perdre dans son élan.
Christophe Van Rossom – Écrire et lire sont consanguins. Ils sont les deux noms d’un même désir : opposer une digue à ce flot de non-sens, de bêtise, de laideur et de conformisme que l’on nomme société. Celui qui écrit, comme celui qui lit, est un veilleur fiévreux, contraint de se tenir à l’écart. Cette contrainte est double : l’écriture la requiert comme l’écriture y mène. Depuis Baudelaire, nous savons le gouffre entretenu qui sépare la vie poétique de la vie sociale. Lire, c’est aussi dialoguer. En lisant, je converse avec des morts ou des absents dont la parole m’apparaît comme étant la plus vive. Qui ne voit pas qu’un livre vit, celui-là est un homme mort. Je songe à la Conversation sacrée de Bellini que l’on peut admirer à San Zaccaria, à Venise. Les quatre saints qui y sont figurés appartiennent à des époques différentes. Ils sont plongés dans le plus profond silence et cependant dialoguent intensément. Du sens et de la beauté naissent de cette vigilance, de cette tension. La musique que joue l’ange aux pieds de la Vierge atteste. J’appelle lecture ce qui se trouve en jeu dans cette toile. Aucun poète n’a jamais écrit dans une salle vide. La Bibliothèque est l’autre nom de sa conscience.
Dans le Chant 1 du Paradis, Dante désigne une voie, qu’il semble vouloir associer au devoir du poète. Pour ce faire, il lui faut inventer un nouveau vocable : trasumanar. Comment le recevez-vous et comment le comprenez- vous ? Vous apparaît-il encore comme un enjeu aujourd’hui ?
P.-Y. S. – Il me semble difficile de traduire ce néologisme — lequel occupe une place décisive dans l’œuvre maîtresse de Dante — de manière à ce qu’il puisse conserver, pour nous, une portée réelle, à moins de le recevoir comme signification décalée, une reprise de l’intention, mais revue et corrigée. Difficile de le traduire pour le recevoir non seulement parce qu’il apparaît dès le Premier Chant du Paradis, celui-ci pièce majeure de La Divine Comédie, et nous renvoie à une définition de l’ordre du monde — évoqué dès le premier vers de ce Chant : « La gloire de celui qui meut toutes choses » ; dans le même ordre d’idées voit-on, un peu plus loin dans le même Chant, surgir cette providence, qui ordonne tout. Difficile à traduire car il définit dans le même temps une intention touchant à la fois au mouvement et au motif de ce que doit viser la poésie : la voie que la parole poétique doit tracer pour s’ouvrir à l’énigme du monde comme à sa propre énigme : Trasumanar, outrepasser l’humain, aller au-delà de l’humain, sans pour autant se détacher de l’humain. Du moins est-ce ainsi que je l’entends : liens indélébiles avec la vie en même temps que leur dépassement par la parole. L’intention apparaît aussi remarquable que difficile à rejoindre d’autant que son auteur prend soin immédiatement de préciser que cette avancée ne se peut signifier par des mots. Sur le premier point, qui sous-tend une part de son énonciation, on peut constater à quel point cet univers n’est pas — ou n’est plus — le nôtre. En tout cas, n’est pas le mien. Car il implique une conception de l’univers qui se fonde sur la croyance en un ordre plus ou moins constitué du monde, un rapport à un au-delà auquel ce monde se rattache. Nous vivons dans un monde au sein duquel il y a eu effondrement de la transcendance et retour à l’immanence des choses. Aussi, s’il y a dans cette formulation de Dante un aspect à retenir, un aspect qui me semble essentiel, c’est ce point d’appui qui s’incarne dans la volonté de dépassement en tant qu’intention qui se trouve au motif de la parole poétique et qui consiste non pas à simplement reproduire la parole donnée mais bien à élargir sa portée en l’aggravant. Face à ce qui est, la parole poétique ne se résigne jamais. Elle refuse, résiste et s’engage, sachant qu’elle s’engage vers quelque nulle part, dont l’essentiel aura été de nous rapprocher de la vie. Ce qui est déjà quelque chose. Rien d’étonnant alors de pouvoir identifier dans ce même Chant de Dante une profonde lucidité, dont la pertinence du propos nous rejoint, notamment lorsqu’il écrit : « Il est vrai que la forme souvent / s’accorde peu à l’intention de l’art, / parce que la matière est sourde à lui répondre. » Matière sourde, et muette. Puisque l’homme est seul capable de lui donner parole. De donner parole à ce réel qui nous retient, depuis la plus infime sensation, réel qui tout autant nous repousse. Et si la forme souvent s’accorde peu à l’intention de l’art, il faut y voir l’exigence de devoir recommencer, encore et toujours, afin de donner à nos tentatives d’expression une forme qui rejoint, bien qu’à jamais aléatoire. Nous le savons, nous n’achevons pas un poème. L’intention ne parvient pas à sa validité.
J.-P. M. – Trasumanar : « passer outre l’humain », « traverser » l’humain. Dépasser « l’humain », c’est l’humain même : « l’humain-plus-qu’humain » opposé à « l’humain-trop-humain » de Nietzsche ; l’essence de l’opération d’art, entendue comme déplacement et fondation. Cette « traversée », un « passage au sublime » (ce qui est « plus beau que le beau »), une re-naissance. Cette tâche, la plus profonde, inépuisablement, nous la dirions plutôt, aujourd’hui — dans toute sa nécessité, sa rigueur, l’« impossible » pour nous. Chacun voit bien qu’à moins de ce rapport intense à sa part d’« impossible » la parole perdrait en sérieux, l’œuvre en portée. Cet « impossible », pour cela même, nous requiert plus qu’aucun autre objet du monde. Il arme notre désir en proposant à l’aventure de vivre les objets les plus hauts comme les plus désirables. Dès lors, rien n’est réel comme l’« impossible », et, pour nous, qui n’avons pas renoncé à donner une autre fois visage à une vie qui soit pleinement la vie, il est un puissant stimulant à donner forme encore, à combattre encore.
C. V.R. – Le Paradis est l’un des textes qui compte le plus à mes yeux. En particulier depuis le xixe siècle, on tend à n’accorder d’importance qu’à L’Enfer. Cette lecture de Dante est significative de ce que l’époque convoite, de ce en quoi elle se reconnaît. On imagine que seuls les tourments sont passionnants, que seule la noirceur mérite l’attention du moderne. On suppose l’enfer incroyablement varié et on pense le paradis monotone sinon ennuyeux. On se trompe. Évoluer au paradis demande des qualités infiniment plus affûtées qu’on ne croit. On y progresse entre lumière et feu, dans une légèreté et avec une vitesse qui désarçonnent et rendent ivres. Les paroles qu’on y entend résonner sont justes et profondes, bien au-delà de tout moralisme. Trasumanar consiste à refuser de se complaire en enfer, trasumanar est un appel à dépasser les basses fatalités pour répondre à l’appel de ce qui est infiniment ouvert, musical et soulevant. Lorsque Dante invente ce vocable, il décide que le paradis est une expérience réelle — mais qu’il y a lieu de mettre en œuvre des paroles et des actes pour y accéder. L’enfer comme le purgatoire ne sont que des étapes du voyage. Libre à chacun de désirer y demeurer.
Dans « Pain et Vin », Friedrich Hölderlin insiste avec fièvre sur l’idée que même dans la nuit la plus profonde, il est possible de progresser dans l’éveil. En ce début de siècle, très rongé de ténèbres, et où tant n’avancent plus guère que comme des ombres, comment susciter l’éveil ? Est-il seulement encore possible ?
C. V.R. – Devant la sainteté de Hölderlin, on peut être tenté de reculer. Cette sainteté d’ailleurs a un prix. Que les ténèbres très largement recouvrent le monde, m’apparaît comme un fait indéniable. Mais si elles recouvrent le monde, cela signifie qu’elles ne sont pas le monde. Je ne crois pas que la vocation du monde soit d’épouser le noir. Il me semble que ce que l’on peut appeler monde, ou terre, ou univers se situe bien au-delà des raccourcis vains. Je tiens quant à moi qu’à tout moment il nous est loisible de soulever le voile fuligineux que rien ne nous oblige à accepter. La parole — un certain usage de la parole — a pouvoir, peut-être, oui, de dévoiler. Il n’y a en tout cas que lorsqu’elle s’y essaie que nous nous éveillons un peu. Cela dit, il y a nuit et nuit. J’entends ce que suggère Hölderlin, mais je m’en voudrais de ne pas ajouter qu’aujourd’hui il me paraît urgent de lutter contre tous les conditionnements violemment diurnes. Quand une société entend jeter sur tous les aspects de notre existence la lumière la plus crue, il est peut-être important alors, pour le poète, de s’improviser pourvoyeur d’ombres…
P.-Y. S. – Pour répondre à une telle question, il nous faudrait évoquer cette longue dérive, ou plutôt, cette absence de montée, de nos sociétés et de nos cultures soumises à des impératifs technologiques dont les révolutions permanentes, qui ont connu cette inexorable accélération d’un point de vue quantitatif, ont conduit à dissocier l’homme du domaine de la vie au point de le compromettre en compromettant celle-ci. Pensons à l’arme nucléaire et à son utilisation. Ou encore aux problèmes écologiques dont on voile la gravité en subordonnant les réponses qui pourraient y être apportées à des impératifs économiques et des luttes d’intérêts les plus infâmes. Convenons, en outre, que le xxe siècle ne constitue pas un modèle de référence de lucidité et d’humanité si l’on se reporte tout simplement à ce qui a été vécu par les diverses générations qui traversèrent la Grande guerre puis la Seconde et l’après celle-ci, avec leurs déchaînements de ténèbres : du génocide des Arméniens à la Shoah, jusqu’à celui perpétré contre les Tutsi il y a à peine quinze ans — et nous ne pourrions évoquer tous les massacres qu’a connus ce siècle passé et qui ne sont pas sans se prolonger dans l’actuel. Toutes choses que l’on sait, en définitive, mais dont le savoir doit être repris chaque fois de génération en génération, pour ne pas basculer totalement dans une absence de mémoire susceptible de nous conduire vers des logiques de tabula rasa fondées sur l’arbitraire le plus complet. En d’autres termes, l’humanité n’est toujours pas sortie de la barbarie. Et même ceux qui ont subi cette barbarie sous différentes formes ne semblent pas tenir la leçon et n’hésitent pas à s’engager dans des logiques proches ou similaires. Il y a plus de cinquante ans, le philosophe Günther Anders avait bien mis en évidence cette dérive, qui ne semble pas connaître de terme, en évoquant notre « aveuglement devant l’apocalypse ». Son analyse se fondait sur trois réflexions relativement simples et compréhensibles. D’abord que « nous ne sommes pas de taille à nous mesurer à la perfection de nos produits ». Ensuite, que « ce que nous produisons excède notre capacité de représentation et de responsabilité ». Enfin, que « nous ne croyons que ce que l’on nous autorise de croire ». Où en sommes-nous ? Au même point. Dès lors comment progresser dans ce jour et dans cette nuit ? Nos mots, notre langue, l’homme, tout est abîmé. Comment, dans ce vacarme, même de nuit, nos rues assombries peuvent-elles accueillir « le silence », pour paraphraser, en inversant quelque peu le sens des termes, le début de « Pain et vin » d’Hölderlin ? Il serait trop facile de se laisser emporter par le cynisme et la fatalité qui pourtant sont choses courantes, même chez ceux qui se prétendent les mieux éclairés. L’éveil est le contraire d’une démission. Tenir l’éveil c’est tenir la lucidité, une lucidité implacable sur toutes les dimensions essentielles au foyer de ce que nous vivons. Et c’est s’attacher plus que jamais à la justesse des mots, les restaurer, afin de radicaliser la critique à l’endroit de tout ce qui nous accable et nous disperse. C’est aussi tenir l’écart face au jour puisque la nuit est là, peut-être, pour ralentir ce mouvement de fuite en avant qui compromet, à voir la manière dont les choses vont, les possibilités de la vie. Car il semble bien que nous vivons une époque où les jours sont devenus plus aveuglants que jamais au point de déborder nos nuits ténébreuses, pour le pire et non pour le meilleur. Forcer la veille, l’attente, l’attention… à tout instant de la vie.
J.-P. M. – La présence à l’ouvert de l’être fait signe avec force vers la nécessité d’échapper aux cantonnements du réalisme vulgaire. Cela ne vaut pas moins pour « la nuit la plus profonde » que pour l’expérience des régions les plus claires. Hölderlin : parvenir à ce point où « le retrait du Dieu nous soit une force ».
Que peut encore le poème aujourd’hui ? Doit-il quelque chose ?
P.-Y. S. – S’il s’agissait de concevoir le poème du point de vue strict de son utilité — le poème instrumentalisé par une cause plus ou moins précise, son « engagement » politique, par exemple, comme ce fut le cas dans un passé encore assez récent —, je dirais qu’il ne peut rien, et que c’est très bien ainsi. D’autant que nous savons que la manipulation par simple qualification de ceci ou cela de « poétique » (on sait combien cette qualité est galvaudée), afin de signifier à la poésie quelque finalité contraignante et durable, est désormais chose courante, qui la fait à chaque fois basculer dans l’insignifiance ou la bêtise, au point de lui faire perdre son souffle. Mais cette question engage bien d’autres aspects qu’on ne saurait passer sous silence. Tout particulièrement que le poème qui mérite dispose d’une longue portée, pressent un temps long. Sa trajectoire jamais ne se décide dans l’instant mais dans son mouvement d’expansion nous renvoyant à chaque fois à sa réception ; et aux répercussions que celles-ci auront engagées auprès d’autres poètes et de leurs « complices » lecteurs. C’est là la force de sa présence, une présence qui persiste à bouleverser les dimensions les plus sensibles de l’être, dans les rapports au monde, à l’autre et à soi. C’est aussi que le poème ne s’enferme pas dans le présent, dans son propre présent, même s’il devait en provenir ; mais ouvre le présent au passé et au futur. Et, ce faisant, compromet tout ce que l’on peut concevoir comme possible du point de vue de sa nature, de son sens, et de sa réelle portée : c’est-à-dire dans sa capacité à ébranler nos certitudes, tout ce que nous tenons pour définitivement acquis, et le non-questionné, simultanément, touchant à la langue et au monde auquel nous appartenons. C’est dire aussi que la poésie n’est pas là d’abord pour donner des réponses mais bien pour poser des questions, les mêmes si nécessaire, modifiées, reformulées, stipulant à chaque fois les doutes et les refus qui président à leurs appels. Tout comme les décalages qui s’imposent à leurs reprises. Au principe de son indépendance, celui de la distance que la poésie entretient au niveau d’une langue commune qui, trop souvent, démérite, son objet sera de marquer avec plus d’intensité les battements de la parole même, de manière à entamer le réel, pour tenter de le dénouer au-delà de tout concept. Là est peut-être ce qui reste de la poésie, mais ce reste est considérable, qui récuse les séductions lyriques pour mieux s’approcher de la simple vérité, qui est son véritable objet. Ce qui demande de recommencer chaque fois qu’il sera nécessaire afin de clarifier aussi bien la parole que son intention.
C. V.R. – Les grands poètes du xixe siècle se sont efforcés d’extraire leur œuvre du champ de l’utilitarisme, qui devenait et est resté l’idéologie dominante. Ils avaient raison. Le poème ne doit servir personne. Mais pour autant ne doit-il servir à rien ? J’ignore si je puis répondre à cette question en quelques lignes. Je ne puis qu’évoquer très vite ma pratique propre. Je sais que ce que je nomme colère y entre pour une grande part et que le poème peut être le lieu où mener une guerre contre tout ce qui cadenasse les corps aussi bien que les esprits, et ce, jusqu’au sein même du discours que nous nous tenons à nous-mêmes. Je sais aussi que, lorsque j’écris, je me sens tenu par une défiance radicale envers le Social, que notre époque, tout particulièrement, a élevé au rang d’une authentique divinité. C’est faute de ne pas nous aimer nous-mêmes (c’est-à-dire de nous connaître) que nous aimons si mal ceux qui autour de nous le méritent. Enfin, rien ne me paraît plus étranger à mes préoccupations qu’un espace poétique qui serait placé sous le seul signe de la recherche esthétique. Lorsque le souci de penser juste est absent du livre que j’ai sous les yeux, je le quitte. Le pelliculaire ou la candeur (toujours affectée, du reste) me paraissent des fautes. Du coin de la Bibliothèque où je me suis établi, je n’ai, esseulé, jamais le sentiment d’être seul. Le poème, à mes yeux, a ce devoir d’ouvrir au Temps et à une forme de communication souveraine. Entrer dans ce labyrinthe est la seule manière ne pas se perdre, je crois.
J.-P. M. – Ayons l’audace de poser que le poème est une fin en soi. Demandons-nous ce qu’est l’opération de cette thèse. On verra que l’aventure humaine (le « plus qu’humain » de l’humain) n’a jamais disposé de meilleurs points d’appui que les chefs-d’œuvre de ses arts. [Premier gain de cette position : re-connaître le tout de cette aventure comme le fait d’un art. Ce en quoi se conserve et s’active l’énigme touchant les fins : la vie travaille à la vie dans tous ses arts — ce par quoi elle « dépasse » ( : le trasumanar dantien), la vie simplement la vie. Le jeu de ces fatalités est si ouvert qu’il y a tout à en attendre encore.] Ni plus ni moins que « toujours », puisque l’« innocence du devenir » ne nous décharge d’aucune ignorance « en avant » (cela, aussi, pour récuser une bonne fois les linéarités outrageusement schématisantes qui tiennent lieu d’« histoire » à notre moment).
« Nos lèvres sont politiques », écrit Éric Brogniet. Nous savons ce que la démocratie athénienne dut à Eschyle et à Sophocle. Nous savons aussi la défiance fondamentale de Platon à leur égard. L’évanouissement, apparemment inexorable, de la place du poète au cœur de la cité vous paraît- il une fatalité ? Comment analysez-vous le mépris ou l’indifférence dont est entourée aujourd’hui sa recherche ?
J.-P. M. – Je n’accorde aucune importance à l’existence contingente du « poète », et peu à sa figure « sociale », — n’était l’œuvre, dans son objectivité analysable, sa puissance d’effets réels. Je partage avec Barthes cette évidence, qu’à l’œuvre près, l’auteur n’est jamais qu’« un Monsieur comme un autre ». Je ne vois pas que l’« humain plus qu’humain » dont nous parlions tout à l’heure puisse suivre d’un autre jeu que du jeu de ses signes ; et donc qu’il y ait à redouter un quelconque « épuisement » du symbolique, notre lot fatal : en vérité la seule opération sur laquelle nous puissions compter, comme individus et comme espèce, pour tenter de bondir hors des fatalités de la zoologie.
L’art commande, cela serait-il à son insu. En a-t-il jamais été autrement ? Voyez le xvie siècle. À distance, pour nous, une sorte de « civilisation de la poésie », la Pléiade, Fontainebleau, etc. Lisons Ronsard (Art poétique, il s’adresse à Du Bellay) : « Heureusement que tu es là, sinon je serais seul ! »… Il faut se méfier des « évidences » rétrospectives — non moins que des « évidences » prospectives. Un diagnostic est pourtant possible, chez quelques fins sondeurs du réel, dans toutes les époques — qui établit scandaleusement, selon l’heureuse formule d’un anthropologue (Alain Caillé) que « le symbolique est plus réel que le réel ».
Pour le mépris, l’indifférence, etc., outre qu’ils sont plutôt feints que véritables, sont-ils nouveaux ? Comment celui qui touche à des fondations pourrait-il n’être pas suspecté, ou craint ? Pour cela maintenu en quarantaine autant qu’il sera possible ? Mais cette résistance même n’est-elle pas le signe de ce qu’on le prend au sérieux ? — Un symptôme frappant de l’hommage que le vice rend toujours à la vertu ?
P.-Y. S. – Cet effacement avéré du poète du sein de la cité n’est pas un phénomène contemporain, bien au contraire. Et cette seule référence à Platon, sa profonde méfiance à l’endroit des poètes, qui l’invitera à écarter ceux-ci de sa république, est le symptôme de quelque chose de très profond dans toute la culture occidentale — et sans doute pas seulement occidentale. Platon considérait que les poètes n’étaient pas fiables puisque erratiques, touchant à tout ce qui déstabilise les certitudes ordinaires, alors qu’ils élisent les motifs des passions, élection qui inviterait tout citoyen à les imiter, rendant ainsi improbable l’ordre au cœur de sa république. Cet héritage-là, toutefois, n’est pas nécessairement celui que l’on peut faire valoir pour penser le retrait du poète de la place publique depuis les débuts de l’âge moderne jusqu’à l’époque contemporaine, et plus encore aujourd’hui qu’hier. Aussi, on peut difficilement en conclure qu’en cette matière Platon aurait eu gain de cause depuis à toutes les époques qui nous séparent de lui. Sans doute les poètes ont tenu presque à toutes les époques une attitude de retrait, lorsqu’ils ne se voyaient pas refoulés aux marges — sinon exilés — des mêmes cités où ils avaient vu le jour. Dante se voit obligé de fuir Florence pour achever sa vie à Ravenne. Mandelstam, plusieurs fois arrêté, termine sa vie quelque part du côté de Vladivostok, pris dans les rets du Goulag. Cette même question mériterait cependant d’être reprise à la lumière de l’attitude adoptée par les membres des avant-gardes historiques, du début jusqu’au milieu du siècle dernier. Certains de leurs engagements n’ont pas toujours été des plus heureux. Toutefois, plusieurs poètes de ces générations auront été remarqués dans leur temps, même si ce n’est que par leurs actes de provocation dans l’espace public, provocation souvent dérisoire. En réponse à cette question, il faut partir du fait, évident, que depuis plus de cinquante ans, nos sociétés ont connu de tels bouleversements, à la fois en ce qui concerne leurs cadres de référence, normes et valeurs sur lesquels elles reposent, comme au niveau des modes de légitimation. L’indifférence et le mépris auxquels est sujette la poésie aujourd’hui tient, pour une part du moins, à la dévalorisation de ce que l’on nomme la culture au sens large du terme, à la dégradation progressive des conditions qui rendent possibles notre vie en société. La culture doit subir le contrecoup d’une double dynamique : le fait d’une détérioration de nos systèmes d’éducation qui n’en ont de plus en plus que pour les domaines des sciences pures et des technologies, laissant péricliter les disciplines relevant d’une formation générale ; le fait que les domaines les plus visibles de la création artistique ont été subordonnés à des institutions publiques officielles, d’une part ; et par le triomphe de la logique du marché qui a fait de l’art matière à spéculation généralisée, d’autre part, l’un n’allant pas sans l’autre. Le cynisme du pouvoir jouxte les intérêts du marché dans les champs de la création ou l’artifice d’une visibilité publique farouchement recherchée conforte la légitimité de ses pourvoyeurs, du moins le croient-ils. La poésie ne dispose pas de cet artifice suspect de rayonnement que possèdent d’autres domaines de la création. Et encore moins dans les conditions sociales et culturelles de notre époque. Et sans doute devons-nous nous en réjouir. Car c’est souvent sur des malentendus qu’elle fait surface à travers les manifestations qu’on lui connaît par les temps qui vont avec leurs contorsions. Plus vrai encore lorsque l’on voit ces pitoyables performances artistiques de divers ordres ne répondant avant tout qu’à la vanité de celles et ceux qui s’acharnent à rechercher les éclairages couleurs des scènes publiques, croyant y trouver un public, mais d’abord et avant tout, une reconnaissance leur assurant un pouvoir de négociation dans le champ institutionnel. Nous pourrions regretter que même de nombreux poètes s’y donnent à cœur joie avec une innocence feinte et une bêtise avérée. Aussi, je ne peux dissocier ma réponse à cette question de la précédente. Si la poésie tente et parvient à un effet de vérité, là est sa véritable dimension politique puisqu’elle engage des rapports de parole qui sont d’emblée intersubjectifs, bien que son tracé soit insaisissable. Sa force se signale par ses refus répétés. Enfin, si nos lèvres devaient être politiques, il faudrait l’accepter comme simple métaphore de la parole. Ou devoir nommer toutes les parties de notre corps au même titre, car je les vois mal dissociées du reste, c’est-à-dire de l’ensemble du corps. Mais s’il s’agissait par cette formule de signaler quelque mauvaise conscience, il nous faudrait alors parler de « fausse mauvaise conscience en usage chez certains, qui réunit ce double avantage d’être assez fausse pour se faire remarquer et assez mauvaise pour attirer quelques sympathies » (Jean-Paul Curnier). Associer nos lèvres au politique exige pour le moins quelques précautions dès lors que l’absence de médiation entre les termes risque de faire basculer cette association dans une exploitation spectaculaire dont l’originalité tient à un accouplement verbal qui se trouverait investi d’une mission quasi ontologique, et qui se révèle incapable de faire la part des choses.
C. V.R. – Sans doute ai-je quelque peu anticipé cette question en répondant à la précédente. Deux éléments de réflexion complémentaires, toutefois. Il n’est pas de parole pure. Jusque dans le plus extrême refus d’appartenir à une époque, le poète continue cependant de porter cette dernière, dans l’inconscient de son lexique, par exemple. Autant affronter le Minotaure en face dès lors. Les assauts que je pense devoir lui porter sont chroniqués dans mes textes. Je revendique cette posture même. Il s’agit pour moi, en tout cas, de dater ma colère. Et sur ce plan, je me situe sans doute davantage dans le voisinage d’un Juvénal ou d’un Agrippa d’Aubigné que dans celui de poètes qui préfèrent l’aquarelle au glaive. J’ajoute que condamner un état de société ne signifie pas cracher au visage de la vie. C’est au nom même de tout ce que porte cette seconde que l’on est légitimement admis à traiter sévèrement la première. Je crois fermement que le poème peut s’avérer le creuset de valeurs à expérimenter. La société désormais n’accorde plus le moindre intérêt à cette démarche parce que, de toute chose, seul l’intéresse le prix.
Dans un monde voué à la doxa, le poème ne gagnerait-il pas, d’après vous, à élaborer quelque chose qui serait comme le lieu et la formule d’une gnômê, à partir de qui refonder ? N’est-il pas temps de réaffirmer haut et clair que la poésie ne relève pas que du seul fait esthétique ?
P.-Y. S. – Sans aucun doute. Du moins, du fait esthétique tel qu’il apparaît dans sa signification courante aujourd’hui. Car ce concept est porteur de bien des confusions, que ce soit en vue de le valoriser ou de le discréditer. La parole poétique nous touche au plus près de nous-mêmes parce qu’elle engage un rapport intense au réel au point de faire surgir la dimension la plus sensible en ce nœud de relations auquel elle ne saurait se dérober sans travestir son lieu et sa formule, aussi indécidables soient-ils. Elle ouvre au tumulte de la vie sans céder aux facilités des formes récurrentes ou à quelque langage se constituant comme un absolu. Son objet est de donner à voir et à comprendre comme jamais ce qui nous est donné à voir et à comprendre. Ce qui se tient au plus proche comme au plus loin de soi, et que nous ne reconnaissions pas. Si l’on convient que la poésie s’attache à la connaissance des choses et des êtres entre lesquels se tissent des liens souvent énigmatiques — donnant au verbe la possibilité de se confronter à ce mur de la réalité pour entamer ce qui, de par son opacité, son inextricable chaos, résiste toujours, et que le poème éclairera, parfois, mais selon toute apparence, d’une plus grande opacité si nécessaire —, alors elle se place d’emblée dans une perspective de refondation qui est le propre de toute poésie exigeante. Et, de ce fait, elle instaure une critique de la doxa dans les consciences qui acceptent de l’accueillir, même si cet accueil ne s’effectue pas de manière intempestive puisqu’il ne s’agit en aucune manière d’en faire un manifeste nous livrant quelque canon de bonne conduite. De ce fait, toute poésie exigeante ébranle les piliers de la doxa. Et ainsi, elle porte en germe ces insurrections dont les déflagrations parviennent à faire éclater les obscurités qui nous entourent, comme pour nous ouvrir à de nouveaux inconnus.
C. V.R. – Nos oreilles sont mitraillées de mots et de slogans qu’elles ne méritent pas. L’émotion la plus dangereuse — celle de l’instant — s’est substituée, en tant que conscience morale, au plus minime souci d’analyse. Ressentir, c’est bien ; penser, c’est mal. Le cœur, c’est chaud ; le cerveau, c’est froid. Quelle absurdité ! C’est le règne de la doxa, plus que jamais, oui. Aristophane aujourd’hui deviendrait fou. Les idéologues, les journaux, les émissions qui font et défont l’humeur à observer, la relayant en boucle afin de zombifier le monde, gouvernent sans opposition. Je crois à une alternative à cette donne sinistre. Je crois, désespérément, à une grande pensée, même si ma conviction est faite que nous pénétrons en ce moment dans un tunnel historique identique à celui qu’a connu l’Europe occidentale entre le ve et le xiie siècle. Le monde crève du consensus et de la bouillie qui désormais semblent faire office d’idées. Je crois par conséquent qu’il est plus nécessaire que jamais de manifester ses opinions et même d’oser des jugements, dans sa vie comme dans ses écrits. Si quelqu’un s’en trouve touché et souhaite à son tour échapper au ronronnement de la Machine, cela n’aura pas été en vain. Oserais-je dire que j’en appelle au retour d’une grande poésie gnomique ?
J.-P. M. – Je n’ai jamais regardé le fait du poème comme seulement « esthétique ». L’aisthesis, c’est la sensation. La dimension aisthésique du poème consiste en ce que, dans l’œuvre d’art, du « sensible » « présente » des « figures » avec effets (de sens), leur donne corps. Voyez Lascaux. Dès son « premier » moment, le poème présente « sensiblement » le vrai en acte. — « Le lieu et la formule » ? — À entendre littéralement comme le seul point d’appui possible où reprendre force. Comment un élan d’être vers davantage d’être pourrait-il se fonder à moins d’abord du plus lucide désir de connaissance ?
Dans un monde où triomphent l’hallucination et la virtualité, le projet rimbaldien visant à posséder la vérité dans une âme et un corps vous paraît-il encore achevable ? Comment le mener à bien, d’après vous ?
P.-Y. S. – S’il y a un projet qui apparaît à jamais inachevable, c’est bien celui-là. En cela sa reprise nous conduit au fondement de toute intention et expérience poétiques méritant qu’on s’y attarde. Sur un premier aspect, du moins. Puisque, en effet, où la vérité peut-elle trouver sens si ce n’est dans une conscience en éveil qui est âme et corps, ici et maintenant, confondus, même si cette conscience nous transporte parfois au-delà de ce qui était attendu. Cela dit, que peut bien signifier pour nous « la vérité » ? Viser « la vérité » est une chose. Mais de quelle vérité peut-il être question ? Quelque chose qui serait de l’ordre d’une grande réconciliation entre les mots et les choses pour faire en sorte que notre lanterne — cette conscience tout éveillée — puisse éclairer nos pas, selon une transparence entre la conscience et le monde voué à ne plus échapper à personne ? Ce ne seront que des pas qui signalent que nous sommes en chemin, et de ce fait dans l’incomplétude inexorable de la totalité que nous présumons, mais qui ne sera jamais atteinte. Et si tel est le cas, je persisterai dans mes réserves à l’endroit d’une formulation aussi vague que le grand large. Notre existence, et la création qui parfois l’accompagne, s’effectuent sur le plan de l’illimité. Ni dogmes ni lois ne sauraient lui donner un sens durable et définitif. Prétendre atteindre à une vérité en contraignant l’illimité à se faire tout petit pour cadrer dans les limites qu’on lui aura fixées me semble participer d’une témérité vouée à des déceptions à répétition. Nos vérités sont des fragments de vérité à partir desquels — et entre lesquels — nous cherchons à introduire une cohérence fort approximative, que le temps se chargera de défaire, et que nous chercherons à reconstituer, sur les mêmes bases, mais déplacées, ou sur d’autres bases, selon d’autres modalités et d’autres correspondances. Alors même que les seules vérités dont nous disposions sont le fait de la vie, avec tout ce que cela comporte d’incomplétude et d’aléatoire ; et le fait de la mort, qui nous prévient que l’issue est sans issue. Alors que l’énigme de tout simplement être dans le monde retrouve toujours ses quartiers, quoi qu’il advienne. Ainsi le poète ne peut avoir d’« autre prétention que de gravir, de gravir coûte que coûte, même si l’âpre sentier ne conduit nulle part » (Jacques Dupin). Une manière de poser un ordre personnel qui viendra s’inscrire dans des correspondances pour être repris, et peut-être poursuivi.
J.-P. M. – « La vérité dans une âme et dans un corps » ? — Mais où diable la moindre « vérité » pourrait-elle bien loger, n’était-ce dans cette unité vivante ? Que ce projet soit inachevable le garde actif pour nous (comme il a gardé actifs les grands actes de vie dont les traces sont encore notre aliment le plus substantiel : les grandes œuvres). La vie veut la vie, « corps et âme », si l’on consent à user toujours de cette antique dualité (un choix que l’on peut faire, poétiquement, pour la naïveté même, la franchise touchante de sa magie, même si la pensée unitaire du sujet a fait justice, épistémologiquement, de ces distinctions il y a beau temps).
C. V.R. – L’adversaire fut, est et restera toujours à mes yeux ce qui conspire à déréaliser ou à irréaliser. L’idéalisme — que ce soit sous sa forme platonicienne, monothéiste ou romantique — est l’ennemi à abattre. La dévalorisation platonicienne, puis chrétienne, puis romantique, du corps, pesant et sale, au profit de l’esprit supposé angélique, me semble devoir être combattue, pouce après pouce, avec la plus extrême vigueur. Rimbaud a donc mille fois raison d’assigner à l’expérience poétique de réajuster l’esprit et le corps comme un tout indivisible. Il est possible d’opposer un démenti aux vainqueurs de l’Histoire. On peut refuser le modèle bioéthique qu’ils ont des siècles durant imposé et qui continue, pour beaucoup encore, de faire force de loi. Sur ce point, mon goût me porte dès lors à saluer des pensées comme celle de Montaigne, des libertins du xviie siècle, de Casanova, ou, aujourd’hui, d’un Marcel Moreau, par exemple. Et je fais volontiers mienne la formule dont use Annie Le Brun à propos du Marquis de Sade, lorsqu’elle affirme qu’il n’y a pas davantage d’idées sans corps que de corps sans idées.
Peut-être la notion de Beauté est-elle celle que les dernières décennies auront le plus malmenée. Rilke encore pouvait assigner au poème la mission d’une transmutation intégrale du monde en beauté. Comment entendez-vous cette déclaration d’intention ? Vous paraît-elle relever d’un idéal obsolète ou d’un combat plus actuel que jamais ?
J.-P. M. – « Transmutation du monde en Beauté » ? — Mais le tout de l’être est Beauté ! Si mal à même que nous soyons de la soutenir en un grand nombre de ses parties. Cette beauté du donné, en acte, est par ailleurs lourde d’un infini de beautés d’art en puissance — notre seule « réponse » possible, en vérité, à la beauté des mondes donnés. La dépréciation de la beauté chez quelques clercs au xxe siècle (le plus souvent assez peu capables d’art, remarque ironiquement Yves Bonnefoy) est peut-être le symptôme d’un affaiblissement daté de ces vies dans ce moment. On gardera, dans ce siècle, mémoire de ceux qui n’auront pas renoncé à la grande œuvre : Picasso, Proust, Matisse, Joyce, Faulkner. Ce sont les clercs qui ont baissé les bras, pas les artistes dignes de ce nom, et, comme Baudelaire, fiers de ce nom. Un nom qu’il est à mes yeux de notre responsabilité de relever aujourd’hui.
P.-Y. S. – Le poème n’est pas seul à tenir cette « mission » si, en ce sens, « mission » il y a à tenir. Et Rilke devait le savoir plus que tout autre, sensible à la nature autant qu’aux diverses formes de l’art. Car si mission il y a, celle-ci concerne en définitive toute la création artistique, tous les modes d’expression artistique, expression qui engage encore une fois notre rapport au monde et à la vie. Mais elle concerne aussi bien la responsabilité que nous avons à l’endroit de ce monde, celui sur lequel nous posons nos pieds et notre regard, monde qui recèle par lui-même toutes les beautés que nous offre la nature dans sa pure simplicité, celles que nous sommes en mesure de reconnaître, d’appréhender et d’apprécier. Ces beautés naturelles, nous les confrontons et les prolongeons par nos propres créations. Ce qui ne nous épargne pas le fait que nous nous retrouvions dans une situation où notre regard est de plus en plus abîmé par ce qu’il trouve dans ses champs de vision. Non par la nature comme telle, mais par l’action humaine de manipulation sans vergogne, par ce que nous avons placé dans cette nature. Notre planète était moins abîmée il y a deux siècles qu’aujourd’hui. C’est dire qu’il n’y a pas que la notion de beauté qui soit malmenée, mais la beauté même, ce qui était — ou est — tenu pour tel. Tenir la veille, c’est aussi tenir les yeux ouverts sur ce qui est et nous retient à chaque instant, c’est-à-dire une réalité hors de prise sur laquelle nous persistons à agir avec acharnement, une réalité qui entretient la probabilité de catastrophes sur catastrophes. Vu sous un tel angle, rien ne peut le démentir, il convient de reconnaître que l’époque a accumulé les catastrophes dont nous ne sommes pas que des témoins, de sorte qu’il est malvenu de chercher à nous disculper à bon compte en mobilisant notre bonne conscience. Opposer à ce monde où la vie est menacée et la beauté à jamais compromise, c’est une fois encore tenir la veille. Non pour s’en remettre à ce qui est, mais bien pour altérer, pour accroître la portée de notre parole, celle de notre regard sur les choses et la vie afin de maintenir ce monde ouvert et donner ainsi chance à la beauté. L’instant du poème est dans ces moments les plus intenses de la vie qui se tiennent à son origine et qui déjà pressentent son rayonnement. Incernable, la beauté ? Pourtant bouleversante chaque fois que nous la reconnaissons. Tout comme l’idée même de transmutation du monde pour nous la révéler, aussi improbable que soit cette transmutation. C’est que nous tenons ferme à cette mise à l’épreuve du sensible dont porte témoignage la beauté dès l’instant où elle nous rattrape. Au point que nous prenons le risque de nous compromettre sans retenue, quitte à y perdre corps et biens. En poésie, comme en d’autres formes d’expériences et d’expressions artistiques, il s’agit plus que jamais de tenir cela même qui renforce notre insoumission puisque la beauté, du moins sa reconnaissance, y est au cœur. Notre liberté, comme contrainte par nous-mêmes, est en faute devant « Tant de splendeur à pleurer si / insensés ne / pariions / sur un peu d’impossible / qui sonne » écrit Jean-Paul Michel.
C. V.R. – Je distingue toujours pour ma part entre vie et monde, comme entre ce qui est et ce qui vaut. La façon dont résonne en moi le mot de Beauté m’ouvre à un espace où, alors même que mes certitudes chancellent, mon goût de vivre semble croître à l’infini. La notion de Beauté comprend et dépasse le fait esthétique. Elle désigne une brèche ouverte dans ce que nous croyions savoir. Immanquablement la Beauté relève donc d’une expérience existentielle, qui commotionne puis nous redresse soudain alors que nous étions assis. C’est, cela, la donne initiale. J’ajoute que, si cette expérience peut déchirer ou ébranler, sitôt que survient le besoin de l’exprimer, la vérité particulière d’un événement de cet ordre doit nous contraindre à user du langage avec prudence et dignité. Une épiphanie mérite d’être dite avec un soin sacré. Il ne me paraît pas même envisageable de la maltraiter. Le dadaïsme a vécu, et toutes les formes modernes de nihilisme me paraissent relever de la plus complaisante paresse intellectuelle. C’est faute d’avoir compris correctement Baudelaire, Lautréamont et Rimbaud, que quelques contemporains hirsutes émettent des grognements porcins qu’ils estiment susceptibles de mettre à mal la puissance et les effets souverains de la Beauté sur nos vies. Rien ne nous oblige à fréquenter les latrines plutôt que les palais.
Lorsque Shakespeare, par la voix de Thésée, dans Le Songe d’une Nuit d’été, assigne à l’œuvre à venir la fonction d’« éveiller l’esprit de joie alerte et sensuel », il indique évidemment que la poésie, jamais, ne peut se résigner. Mais il signale aussi que la joie peut s’endormir, peut-être durant des siècles. Quelle joie désormais peut être défendue, dans une société alors que cette notion apparaît passablement dévoyée ?
P.-Y. S. – Plus que dévoyée, dès lors qu’une joie peut être tenue pour complice de quelque perversion toujours sujette à suspicion. Et dès l’instant qu’elle est associée à ce qui la motive : entre autre chose lorsqu’elle s’accorde justement à nos désirs et à notre sensualité, tout ce qui, en définitive, engage notre propre liberté, celle d’être soi dans le rapport à l’autre, mais un soi dont la singularité irréductible — et sa solitude — sera totalement ébranlée par ce rapport même. Conduite qui semble de moins en moins acceptable à une époque où l’on s’acharne à désamorcer les passions — surtout lorsqu’elles portent le tragique. La joie est visible dans nos passions et dans ce qui en permet l’expression, dans ce qui nous aura troublé jusqu’à la brûlure, puisque « la vie est une brûlure, pas un calcul » comme l’a formulé Jean-Paul Michel. Dans cette pièce de Shakespeare, la joie s’oppose à la mélancolie. Son auteur, par la voix de Thésée, cible très explicitement le divertissement de la jeunesse athénienne. Alors que l’on cherche aujourd’hui à nous convaincre, massivement, que nous vivons dans des sociétés de divertissement généralisé, tous bienheureux de sept à soixante-dix-sept ans. Comme si la joie ne pouvait s’éprouver autrement que dans sa dilution en des tranches d’âge, tantôt restreintes tantôt élargies, selon les époques. Convenons donc que ce qui est tenu pour divertissements vise surtout à nous distraire, et donc à nous leurrer, bien plus qu’à offrir un nouvel art de vivre — qui ne soit pas un modèle totalitaire —, bien plus qu’à rendre possible quelque joie et exaltation. Ainsi nos horizons falsifiés sont-ils surchargés d’« années bonheur ». Comme si tout était fait pour nous distraire de nous-mêmes. Comme pour créer et entretenir en nous-mêmes un vide de sens dans l’espace clos du langage ramené à quelques éléments élémentaires de la communication. Serons-nous en mesure de reconnaître la joie… et cette mélancolie qui va avec. Cet écart me semble indispensable. Quant à savoir pourquoi…
J.-P. M. – Un « esprit de joie alerte et sensuel » ? — Mais bien sûr ! Voyez combien la densité de ces qualités est haute dans les grandes œuvres citées plus haut ! La joie est le sentiment qui suit de l’expérience de l’agrandissement de notre être, dit Spinoza. Je ne vois pas que celui qui œuvre à porter au plus haut les potentialités de la vie puisse ne pas rechercher cet agrandissement. — Un intense sentiment du tragique, même, n’empêche pas la joie.
C. V.R. – Plus le temps va, plus Shakespeare parle juste et haut. Plus sa parole me semble nécessaire. Le paradoxe est qu’on le joue, souvent mal, mais qu’on ne l’écoute pas, alors même que tout ce qu’il a vécu, intériorisé et pensé se donne comme une réponse à la grande crise qui a frappé l’Europe dans la seconde moitié de la Renaissance. On sait les réponses autoritaires que les Églises aussi bien que les monarchies ont adressées à cette crise. Mais prend- on la peine de prêter l’oreille à Montaigne, à Cervantes et à Shakespeare dont les œuvres, encore que sur des modes bien différents, appellent à un sursaut ou à un sérieux pas de côté. Quant Shakespeare prononce le mot mirth, il ne dit pas joy. Infiniment plus physique que joy, mirth suggère un élan vital porté par un rire souverain. Un élan qui soit corps et esprit indissociés, sensualité connivente et goût de la contradiction (pert), vitesse et précision (nimble). Rien à voir donc avec ce que les trafiquants d’hilarité convenue nous fourguent jour après jour aujourd’hui ! Et ce qu’affirme Thésée dans les vers qui suivent ne relève pas moins d’un art poétique méditable. Il faut, dit-il, dépasser l’esprit de mélancolie, qui ne convient qu’à un deuil que nous devons nous efforcer de tenir en permanence loin de nous. Et nous voilà avec lui, à mille lieues de toute sinistrose, dans un projet concerté susceptible de convertir ces faisceaux de fatalités que nous nous contentons d’être trop souvent en libertés heureuses. L’esprit de joie n’est pas une utopie. Et il peut s’avérer la force la plus efficace à opposer au mufle des conventions fades comme des convictions cyniques. Éveiller ce qui dort, ce que l’Ennemi prend un malin plaisir à entretenir dans un sommeil comateux, voilà, en effet, oui, une tâche qui mérite que la poésie la prenne en charge ! Peut-être est-ce là d’ailleurs un des autres noms de l’amour.
© Jean-Paul-Michel, Pierre-Yves Soucy, Christophe Van Rossom & Il Particolare.
Salutation amicale et remerciements à Hervé Castanet qui, aimablement, m’a autorisé à reproduire ici cette conversation, initialement publiée à la faveur du numéro 23 de la revue Il Particolare.
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