Un portrait d’Eric Brogniet
Troué d’amour et de beauté / Il est troué jusqu’au cœur / Par la perte et par le temps, écrit Eric Brogniet dans Autoportrait au Suaire, le vaste poème-oratorio que viennent de publier les Editions de l’Age d’Homme.
Dans ces trois vers, à la fois simples et élégants, tout le poète est présent. Debout dans le désert du monde, écartelé entre sa soif d’absolu et son désir de toucher du doigt aux joies simples d’ici, lucidement vivant en dépit des clous qui le tiennent attaché à la grande Croix de la modernité. Il fallait oser cette image, comme toutes celles que contient ce beau livre. Le poète en Christ outragé ; le poète en saint, dans une société matérialiste, sans autres liens, semble-t-il, que virtuels désormais. Et c’est lui rendre justice, par conséquent, que de l’avoir risquée, cette image, moins provocante en définitive que désenchantée.
C’est que Brogniet – auteur d’une réflexion critique nourrie sur la situation du poète devant le progressif désenchantement qui frappe le monde depuis environ un siècle et demi – refuse catégoriquement toute forme d’angélisme. La poésie pour lui, disons-le tout net, est œuvre de raison. Ardente, certes, autant que passionnée, elle doit se montrer avant tout lucide et circonspecte. Baudelaire, qui compte avec Celan au nombre de ses références majeures, n’a-t-il pas affirmé qu’une poésie sans conscience critique et sans le travail sur soi qu’elle suppose ne mérite sans doute plus qu’on s’y arrête ? Or, un critique à l’œil affûté et à l’intelligence sensible, Eric Brogniet en porte un en lui depuis toujours, c’est certain.
Un poète critique
Documentaliste de formation passionné dès le plus jeune âge par toutes les formes d’art, ce Cinacien d’origine, né en 1956, travaillera quelque temps comme catalographe avant de devenir, pour 13 ans, conseiller littéraire à la Maison de la Poésie de Namur. Il conférera d’ailleurs à ce lieu une notoriété internationale en raison des colloques et des rencontres qu’il y organise, mais aussi pour la qualité de la revue qu’il y a créée, Sources, ou encore pour la collection Poésie des régions d’Europe qu’il y a fondée. En 2000, il sera pourtant contraint de la quitter, en dépit de tout le travail accompli. Devenu aujourd’hui conseiller du Ministre des Arts et des Lettres, Richard Miller, il n’a cependant au fil de toutes ces années jamais cessé d’écrire, mariant cet incessant travail sur les mots que suppose l’écriture de poésie avec une œuvre de critique qui le range indéniablement au rang des plus grands spécialistes de la poésie moderne de notre pays. Capitale, notons-le d’emblée, fut d’ailleurs sur lui la lecture de quelques grands aînés : Baudelaire, on l’a dit, Rimbaud, Celan, Fondane, Eliot, mais aussi Char, Michaux, du Bouchet, Ginsberg, ou encore Hubin ou Crickillon, pour parler de poètes qui lui sont plus immédiatement proches…
Inlassable animateur de la vie littéraire et culturelle belge, Brogniet se liera d’amitié avec de nombreux poètes belges aussi bien qu’étrangers. Développant une approche plurielle de la réflexion artistique, il nouera également des liens solides avec des peintres, des musiciens, ou des comédiens. Signalons tout de même à cet égard qu’à côté des multiples récompenses qui lui ont été conférées en tant qu’écrivain, Brogniet vient d’obtenir le Prix Adam, attribué précisément en reconnaissance de son action de diffusion et de promotion de l’activité poétique dans notre pays.
Pour autant, Brogniet demeure avant tout un poète lui-même, et certainement l’un des plus exigeants et des plus intéressants que compte notre Communauté.
C’est que, d’entrée de jeu, son propos se situe au confluent des principales interrogations métaphysiques et esthétiques de notre temps. Le monde qui est le sien est un monde qui a non seulement vu le retrait des dieux, mais qui, au surplus, sait que l’Homme comme ultime valeur vacille plus que jamais après avoir été, au cours du siècle passé, plus d’une fois mortellement menacé.
En conséquence de quoi, la grande question que pose son œuvre pourrait se résumer de la sorte : que peut, dans une société du manque (sinon de l’absence même) de valeurs, un poète ?
On s’en doute, Brogniet, n’est ni un naïf ni un doux rêveur, si bien que la réponse que sa poésie apporte, en perpétuelle évolution au fil des livres, sera davantage celle d’un homme paradoxalement à la fois inquiet et confiant, rigoureux en même temps que passionnément enthousiaste. Un homme, en tous cas, qui, navigant avec grâce dans l’incertain rappelle qu’avant même de s’engager sur un chemin, il y a lieu de dresser le cadastre de ses doutes autant que d’établir la cartographie de ses failles. Proche en cela de celle d’un Michaux ou d’un Bonnefoy, la poésie de Brogniet va dessiner un espace en mouvement, qui s’apparente plus à un entre-deux fragile qu’à un territoire ferme, dûment balisé et éclairé. Les Terres auxquelles accéder n’étant guère du reste, chez ce poète prudent, que signalées, ainsi qu’en atteste son deuxième livre de poésie, paru en 1984.
Un lyrisme inquiet
Jouant volontiers, à l’image d’un Crickillon, de toutes les ressources offertes par la poésie moderne – du vers libre bref et non ponctué, au verset ample, en passant par l’énigme dense de la formule aphoristique ou encore par le poème prose –, Brogniet se sera sans doute illustré dans tous les registres. Pourtant, si ce lyrique inquiet – dont l’écriture tendue n’est pas sans évoquer l’esthétique picturale d’un Nicolas de Staël, qu’il admire beaucoup – refuse de se conformer à ce qui constituerait à ses yeux l’enfermement dans un genre, force est de constater qu’une unité thématique très forte se dégage d’un ensemble profus déjà.
A l’évidence désireux de bâtir une œuvre savamment mûrie et très élaborée sur le plan de sa structuration en des livres eux-mêmes souvent construits comme des partitions, Brogniet resserre en effet toujours son discours autour de quelques thèmes essentiels qui l’habitent en profondeur et que sa pensée ou son imaginaire ne cessent de réinvestir au fil du temps.
Dans la préface qu’il consacre à son livre de 1986, Le Feu gouverne, Jean Orizet déclare ceci précisément : On notera déjà le souci de rigueur dans la composition de ce qu’il convient d’appeler un livre et non pas un recueil. Comme dans une architecture musicale, les thèmes sont exposés, développés, modulés avant de se répondre de proche en proche en échos démultipliés d’une vision tellurique et cosmique qui est celle du poète.
Par cette affirmation, Orizet met également en évidence un des principaux enjeux de l’œuvre. Lorsqu’il parle à son propos d’une vision tellurique et cosmique, il met en effet le doigt sur une exigence déjà définie autrefois par Hölderlin : celle qui consiste à tâcher d’habiter poétiquement la terre. Autrement dit de faire de sa poésie le creuset d’une nouvelle modalité d’être, ni plus ni moins. Etre, pleinement et consciemment, c’est-à-dire restaurer, par un effort de langage et de perception, fût-ce fugacement et occasionnellement, la certitude d’une unité entre toutes choses. Quelque chose de l’ordre d’une harmonie vécue et d’une conjonction immédiate entre transcendance et immanence, à l’image de celle qu’on a parfois l’impression de percevoir dans ces toiles de Monet que Brogniet aime au point de leur avoir consacrés plusieurs textes fameux. En ce sens, le critique tunisien Jalel El Gharbi a raison de le souligner, la poésie de Brogniet est bien en quête d’une lumière qui accole le cosmique et l’ontologique, confère à l’être le prodigieux sentiment d’être en accointance avec l’univers.
Mais, entendons-nous, c’est bien comme étant en chemin de cette présence au monde que la poésie de Brogniet se présente, dans un effort perpétuel et hasardeux sinon risqué même. Car rien ne se donne vraiment qui ne soit conquis de haute lutte. Du reste, cette position-là, cette hygiène de la menace et de la vigilance, ainsi qu’il la nomme, est en réalité la seule que le poète reconnaisse pour sienne. Mémoire de la perte, au sens historique aussi bien que métaphysique, l’écriture poétique telle que la pratique Brogniet n’a en effet rien d’une vision idyllique ou bucolique de nos vies . Elle sait la mort industrialisée des camps, comme l’arrogance de l’argent qui va à l’argent ; elle connaît nos passions virtuelles tout autant que le cruel défaut d’amour dont notre époque semble souffrir plus que toute autre dans l’histoire. Pour dire comme le poète lui-même, elle a pris toute la mesure du désenchantement du monde, de sorte que celui-ci ne pourra guère apparaître, le plus souvent, que sous les espèces de ruines et de cendres.
Mais, plutôt que de céder à la tentation du renoncement, du silence ou de la dénonciation tautologique, il choisit d’opposer au feu du monde aveugle et dévorant des gestes de paille. Si le monde est ruiné, en effet, ainsi qu’il l’observe dans Le Feu gouverne, il a cette sagesse folle toutefois de prendre le parti de ce qui sommeille encore sous ses décombres.
L’atroce et la grâce
Le soleil ou la lumière ne seront donc pas absents de ses poèmes, mais il s’agira alors bien d’un soleil ou d’une lumière quêtés au sein même de la nuit la plus noire, dans la conscience des plus abominables atrocités commises par les hommes. Que Brogniet ait intitulé un de ses livres, L’Ombre troue la bouche, n’est pas fortuit par conséquent. Il rappelle, si besoin était, que la plus belle fleur enfonce nécessairement ses racines dans un terreau obscur, aux confins du royaume des morts, si bien qu’une force véritable est nécessaire pour se tenir toujours ainsi en équilibre au bord du gouffre. Cette force, après Rimbaud, avec Bonnefoy ou Crickillon, Brogniet la nomme l’amour.
L’amour seul / , écrit-il, Accueille ainsi / La grâce avec l’atroce.
Et ceci amène à évoquer deux derniers points, capitaux pour cerner la poétique de Brogniet. Car cet amour-là est une puissance qui dépasse de loin l’acception traditionnelle du terme. Il est comme une flamme qui veille, comme un espoir fragile, comme un indéracinable courage, comme une ouverture enfin à tout ce qui nous est extérieur. Aussi cet amour peut-il également s’apparenter à de la colère contre tout ce qui nous enchaîne à la grisaille et à la bêtise, au néant de nos sociétés ultra-marchandes : Notre révolte est une forme supérieure de l’amour, précise-t-il alors.
Notre révolte : car Brogniet se veut poète parmi les hommes et non loin d’eux, bien à l’abri dans le confort d’un palais de mots. Revisitant dans chaque poème le langage, il cherche avec fièvre à isoler quelques vocables qui permettraient de bâtir authentiquement une demeure présente, ouverte à tous. Appelant au meurtre de la pensée cousue de fil blanc, dans Rhétorique de Sade, Brogniet entend aussi désigner les bases d’une parole commune, qui sache féconder nos angoisses, et forer dans les murs de nos vies de façon à y faire circuler un peu d’air respirable.
Rêvant parfois d’une totale transparence, épris de lumière et de chaleur méditerranéennes, Eric Brogniet n’oublie cependant jamais qu’il a les pieds posés sur un sol noir et qu’il marche dans un monde froid. Aussi est-ce toujours entre l’orage et le bleu, dans l’écart entre la vie présente et la vie possible, que son verbe a choisi d’établir son aire. Ayant pris acte de toute l’abjection dont l’humain est capable, c’est néanmoins vers lui qu’il se tourne, malgré tout. Au plus profond de la nuit, la poésie généreuse de Brogniet allume quelques lampes fragiles qui élèvent vers le rien du ciel un signe qu’à tout le moins quelqu’un veille encore sur les débris du monde. Nous en apprécions l’inquiète lumière à sa juste valeur.
© Christophe Van Rossom & Lectures.
Excellent article sur ce magnifique poète qu’est Eric Brogniet.