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With love

Roberto Calasso, prosélyte de la littérature absolue, exégète le plus averti qui soit de la longue histoire de l’esprit en ses manifestations sacrées et esthétiques les plus élevées, nous ayant quittés ce 28 juillet, je crois pouvoir affirmer que seul un panthéon pourrait encore nous sauver. Oh! Puisse-t-il avoir laissé savamment, subtilement, élégamment décantés, quelques signes – quelques feux pour scruter dans la nuit, à l’image de tous ceux que cet aristocrate florentin interpréta, afin que nous ne perdissions pas totalement la raison entre les murs de fer du Labyrinthe!

Il nous faudrait en cet instant la délicatesse d’une Cristina Campo pour rendre compte et de la perte sensible que sa disparition représente pour tous ceux qui le lisaient et aimaient sa pensée exigeante, sa prose élevée, en même temps que l’incendie de dizaines de bibliothèques que sa mort signifie désormais pour les lettrés de cette planète.

Écartées, les grandes fêtes votives, sacrificielles – où le numen terrible, joyeux ou libérateur se manifestait – ont fait place à la festivité régressive permanente, insignifiante, insensée, mais, pire, à une culture de l’annihilation et au réveil massif de néo-humains lobotomisés fonctionnant de manière synchrone, post-apocalyptique, en un innommable actuel, où le nombre de la Bête, déchiffrable sans efforts, a terrassé la difficile lettre des scribes. 

Le temps des hiérarques est consommé. Sacrifiant le Sacrifice au grand Baal social, nous avons tout perdu et nous-mêmes au premier chef. Calasso ne cessa de nous mettre en garde depuis La Ruine de Kasch. La tristesse étend ses ombres inexorablement. Je n’entendrai plus jamais l’écrivain de L’Ardeur proférer de vérité vivante, éclatante, révélatrice. Je ne le verrai plus presser les textes védiques afin d’en recueillir le soma. Je ne l’entendrai plus ni rire ni se pencher avec attention en direction de son interlocuteur pour creuser la question qui le passionnait, le passionna jusqu’au bout : où donc nous mènerait ce cheminement dans le Temps, toujours davantage en amont de l’amont – sinon en ce point peut-être où nous pourrions apercevoir, à la faveur d’un éclair, le moment tragique qui correspondit à « la migration des dieux »?

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« Le pacte originaire entre l’esprit et la matière fut paraphé sur les eaux. Les dieux de l’Olympe, eux aussi, ont la terreur de violer un serment fait sur les eaux du Styx. Il y a un lien éternel entre les eaux et la vérité. Mais pour quelle raison ce qui est fluide, toujours changeant, fuyant, devrait-il coïncider avec la précision inébranlable de la parole qui dit ce qui est ? Voilà le mystère de Varuṇa, son obscurité ultime, qui le rend plus ancien que tout autre dieu. Entre la parole et les eaux s’interpose un troisième élément, où toutes les deux se réunissent et se mêlent : la conscience, la sensation brute de qui est éveillé et sait qu’il est vivant. Cette sensation est plus stupéfiante que n’importe quelle merveille que l’œil puisse rencontrer. Sur ce point, les ṛṣi ne furent pas très différents de Wittgenstein : que le monde existe est bien plus stupéfiant que n’importe comment le monde existe.

 Les eaux coulent et reflètent. D’une part : le temps. De l’autre : l’image, le simulacre, le fantasme mental. Ces liṅga opposés, ces « signes de reconnaissance » de la vie consciente, s’annoncent dans les eaux. Et seulement dans les eaux. Si le temps est souverain, et presque le modèle de toute souveraineté, les eaux de la conscience sont les premiers sujets qui peuvent le reconnaître. Même le pluriel – ce pourquoi on ne parle pas de l’eau mais des « eaux », depuis le début d’une multiplicité d’êtres féminins –, cela aussi correspond à un signe de reconnaissance de la conscience : le mouvement par lequel elle n’arrête pas de se ramifier, de pousser ses branches. En naviguant dans les eaux célestes, vagabond parmi ses amantes, Soma était au milieu des ondes le « voyant unique » : l’œil qui regarde l’étendue multiple de la veille dans laquelle il est immergé. »

Roberto Calasso,

Ka, XI (1996)

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