« Le pacte originaire entre l’esprit et la matière fut paraphé sur les eaux. Les dieux de l’Olympe, eux aussi, ont la terreur de violer un serment fait sur les eaux du Styx. Il y a un lien éternel entre les eaux et la vérité. Mais pour quelle raison ce qui est fluide, toujours changeant, fuyant, devrait-il coïncider avec la précision inébranlable de la parole qui dit ce qui est ? Voilà le mystère de Varuṇa, son obscurité ultime, qui le rend plus ancien que tout autre dieu. Entre la parole et les eaux s’interpose un troisième élément, où toutes les deux se réunissent et se mêlent : la conscience, la sensation brute de qui est éveillé et sait qu’il est vivant. Cette sensation est plus stupéfiante que n’importe quelle merveille que l’œil puisse rencontrer. Sur ce point, les ṛṣi ne furent pas très différents de Wittgenstein : que le monde existe est bien plus stupéfiant que n’importe comment le monde existe.
Les eaux coulent et reflètent. D’une part : le temps. De l’autre : l’image, le simulacre, le fantasme mental. Ces liṅga opposés, ces « signes de reconnaissance » de la vie consciente, s’annoncent dans les eaux. Et seulement dans les eaux. Si le temps est souverain, et presque le modèle de toute souveraineté, les eaux de la conscience sont les premiers sujets qui peuvent le reconnaître. Même le pluriel – ce pourquoi on ne parle pas de l’eau mais des « eaux », depuis le début d’une multiplicité d’êtres féminins –, cela aussi correspond à un signe de reconnaissance de la conscience : le mouvement par lequel elle n’arrête pas de se ramifier, de pousser ses branches. En naviguant dans les eaux célestes, vagabond parmi ses amantes, Soma était au milieu des ondes le « voyant unique » : l’œil qui regarde l’étendue multiple de la veille dans laquelle il est immergé. »
Roberto Calasso,
Ka, XI (1996)
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