L’Embardée ou Les Quartiers d’hiver, de Jean-Paul Goux, Actes Sud, Arles, 2005.
Dans un panorama littéraire hanté par l’autofiction et le cynisme d’épicerie, par la fascination pour les situations les plus glauques ou à l’inverse la génuflexion devant la beauté simple d’un bouquet de fleurs des champs ou la fumée bleutée des volutes d’une cigarette, il est réjouissant de constater que perce encore quelquefois le souci de donner le jour à une grande prose, on ne peut plus digne de figurer, dans la différence assumée, aux côtés de celles de Julien Gracq ou de Claude Simon. C’est en tout cas, à n’en point douter, la magistrale leçon que nous offre le nouveau roman de Jean-Paul Goux, paru il y a peu aux éditions Actes Sud.
Rien de commun ici avec le tout-venant narratif qui encombre les tables des librairies : mais sans ostentation, et de bout en bout, l’excellence, la volonté de creuser dans les lettres un sillon propre. A la fois par ce qui est dit, mais aussi et surtout par une façon de dire qui ne surprendra pas les inconditionnels de sa vaste trilogie des Champs de Fouilles.
L’Embardée s’inscrit en effet bien dans la perspective d’une exigence majeure : celle d’ouvrir l’espace romanesque aux interrogations les plus fortes, les plus bouleversantes. Comment remailler les jours et les années, comment faire de nos vies fragmentées une tapisserie qui tienne devant le flux du temps ? Mais aussi : comment habiter avec plus d’intensité les lieux que nous aimons, comment lutter contre ce qui les modifie voire les détruit ? Comment enfin parvenir à s’inscrire soi-même au sein d’une famille, comment, fût-ce dans l’incognito, tracer son cercle propre, lequel s’oppose peut-être à celui de nos géniteurs ? Bref, comment se construire, grâce à qui et à quoi ? Autant de questions essentielles auxquelles ce nouveau livre de Goux tente d’apporter des réponses, ou, à tout le moins des pistes de réponses, car l’auteur est bien de notre temps. Il sait, la fin du livre en
porte témoignage, que le tranché ou le péremptoire, le trop aisément résolu ont peu de chances de convaincre. Et son écriture, qui épouse admirablement tout le tremblé des questionnements les plus délicats, trouve ici matière à un épanouissement exceptionnel, captant avec acuité les subtilités et les nuances, les couleurs et les rythmes des êtres et des lieux.
Adressant une correspondance à l’évidence méditée et travaillée à deux de ses amis de longue date, Clémence et Charles, l’architecte narrateur du roman est amené à retracer certains moments son existence et les racines de l’amour passionné qu’il voue à sa ville ainsi qu’à un appartement et un immeuble autrefois bâti par son arrière-grand-père. De même, il se sent tenu de dresser le bilan de ses relations tourmentées avec ses parents, lesquels appartiennent à une génération qui a beaucoup gâché, estime-t-il, qui a beaucoup détruit, et qui continue de ne pas voir les liens, organiques, qui ordonnent une ville ou une habitation aussi bien qu’une vie. Des êtres au fond incapables de voir. Et de leur opposer un être solitaire, dur et peu amène, mais qui fut son maître en architecture autrefois…
Cependant, qu’on ne s’y trompe pas : la douleur des interrogations et la fermeté justifiée des reproches, qui pourrait donner lieu à un relâchement de la langue, sont au contraire pour Jean-Paul Goux l’occasion de faire scintiller une phrase dont la vocation est précisément de battre en brèche tout ce qui menace la beauté fragile de nos vies, par sa structure, son rythme et le jeu polyphonique qu’elle entretient avec l’ensemble de celles qui constituent l’œuvre.
Longue, sinueuse, puissamment construite, elle envoûte, tant elle parvient avec virtuosité à jouer absolument de toutes les ressources que met à sa disposition le génie syntaxique. Mieux : elle orchestre littéralement les sens, les sentiments, les perceptions et la pensée en une véritable symphonie verbale qui la porte à des sommets rarement atteints dans la langue française, et par là même elle dévoile pour le lecteur qui la découvre un des auteurs qui comptent assurément au nombre, très rare, de ceux qui font la littérature. Probablement est-ce d’ailleurs parce que l’éclat aveugle, qu’on ne voit pas encore assez la place qu’occupe Jean-Paul Goux dans le roman français de ce temps, et probablement est-il pour cette raison opportun de méditer cette réflexion du narrateur de L’Embardée : Les vraies révélations, peut-être ne nous révèlent-elles rien sur le moment, peut-être ne deviennent-elles bouleversantes qu’après coup, lorsqu’on découvre qu’elles sont inépuisables à mesure qu’on apprécie la puissance de leurs effets ?
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
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