« Prose et poésie ne m’apparaissent plus (…) comme des entités dialectiques et idéales entre lesquelles l’esprit devrait choisir, mû par un tropisme exclusif, mais comme des variations d’intensité, de durée, de structure et de forme au sein d’un même flux de conscience, permettant l’expression d’un antimonde par miracle apparu dans un cerveau singulier comme mutation critique de ce biotope particulier de l’humanité : la cognition. Ou comme on disait avant : la Connaissance. La gnôsis. C’est-à-dire ce moment où la conscience se sépare du monde pour mieux s’en emparer, ce moment où elle se forge de nouvelles contraintes pour mieux se libérer, et expérimenter de nouvelles libertés pour entrevoir des règles plus complexes, non moins terrifiantes que leurs précédentes, bref ce moment étrange où le Serpent du Verbe se glisse dans votre cerveau et y injecte le venin sacré, ce moment où quelque chose – ce n’est plus vous mais ce n’est pas tout à fait un autre – surgit et parle (…) », relève M.G. Dantec, dans son Laboratoire de Catastrophe générale.
C’est là un romancier qui parle. Un romancier, catalogué d’abord comme auteur de polar, puis comme auteur d’une littérature cyberpunk peu canonique, puis comme prophète déjanté, intenable, puis enfin, depuis la publication du premier tome de son Théâtre des Opérations, voici deux ans, comme un empêcheur de penser en rond de première, d’autant plus insupportable qu’il nous oblige à repenser de fond en comble nos certitudes. Et notamment parce que son travail consiste à donner au chaos infiniment complexe du monde contemporain et de la civilisation nouvelle qui vient, une forme qui tienne compte de tout ce qui la compose. Bref, un sale con, lui aussi. Or, voici qu’en un raccourci saisissant, Dantec rejoint et synthétise presque l’ensemble de la démarche que Crickillon a initiée depuis plus de trente ans, en un moment de sa pensée où il cherche à formuler l’avenir de son esthétique personnelle.
On songe à l’insistance avec laquelle son plus vieil accompagnateur, Jacques De Decker, est toujours revenu sur la dimension prophétique de l’œuvre de l’auteur de Grand Paradis, en la commentant par exemple dans ses analyses de L’Indien de la Gare du Nord et de Babylone Demain.
Aux yeux de De Decker, il ne fait aucun doute en effet que Jacques Crickillon appartient bien à cette race d’écrivains qui savent et veulent voir. Ses mots sont des jumelles aussi bien tournées vers le passé que vers l’avenir. Autant vers ses abîmes personnels que vers un monde dont il voit, aussi clairement que Dantec, qu’il vit un moment de crise plus profond encore sans doute que celle qui affecta l’Europe au 18ème siècle, car il s’agit d’une mutation de civilisation où la culture elle-même est menacée avec la même gravité que ne l’est cette planète, qui n’a décidément plus rien d’indien. Ayant dénoncé cette menace depuis au moins vingt ans, Crickillon n’a eu de cesse de nous mettre en garde. En vain. Au centre de la sphère de mémoire constituée par son oeuvre, il veille, désormais, ayant abondamment admonesté. Il salue les cailloux, les petites bêtes bleues sous les pierres et les oiseaux. S’il vitupère encore contre l’humain, il préfère de loin consacrer le plus clair de son énergie à célébrer celle qui chaque matin le fait renaître.
Avec un souffle incroyable – celui des grands prophètes bibliques, mais aussi celui du loup dans la forêt, ou encore celui, plus difficile, de l’alpiniste en haute montagne – il a déployé les fastes d’un verbe nouveau et déroutant où la justesse a non moins d’importance que la beauté. Elle n’en a d’ailleurs à ses yeux que dans la mesure où elle est l’opérateur d’une prise de conscience, et par conséquent d’une mise en cause de ce qu’il est comme de ce qui est. Ce souffle doue le Poème d’un mouvement capricieux, imprévisible qui empêche, il faut bien en convenir, le commentaire, tant il se montre véloce à lui échapper. En ce sens, il est inquiétant. Il dérange. Il est impossible de somnoler devant un texte de Crickillon si on a le courage de le lire. C’est-à-dire si, porté par son souffle, on tient à découvrir, au-delà du verrou des significations, le sens profond de sa démarche. Mais a-t-on réellement envie de se mettre à nu, comme elle nous y invite, devant ce qui nous dépasse à jamais, quand il est si confortable de rester engoncé dans son orthodoxie ?
Lors de la conquête de l’Ouest, ce qui posa le plus problème aux nouveaux arrivés, aux envahisseurs, aux bons Blancs, c’était, moins l’agressivité des Indiens, que le fait qu’ils bougeaient. Ils ne pouvaient tolérer ce nomadisme consubstantiel à leur être, à leur pensée, à leur culture et à leur spiritualité. C’est ce mode de vie qui leur fut fatal. Pour l’homme blanc rationnel, rien n’est plus désagréable que de trouver ici ce qu’on croyait avoir recensé là, rien n’est plus insupportable que celui qui s’entête à refuser la place qu’on lui a assignée.
Ce nomadisme est la respiration même de l’œuvre de Jacques Crickillon. Il explique pourquoi l’œuvre a pu susciter autant de malentendus ou d’indifférence. Ce qui est insolite nous fait peur : autant l’ignorer ou en réduire la portée. Notre époque comme aucune a pris l’habitude de cadastrer, de cataloguer, de mettre en chiffres. En littérature autant que dans n’importe quel domaine – Borges le déplorait déjà, qui n’eut de cesse, de son côté, de déplacer les frontières des genres et d’effacer les cloisons entre spéculation métaphysique, poésie et récit.
C’est le même Borges qui observait, à la faveur d’un de ses derniers entretiens, qu’un critère peut-être pertinent sur le plan de la classification, serait de distinguer entre les écrivains du souffle et ceux de la vision. Il ajoutait qu’à l’exception de Homère, de Dante, de Blake, et de quelques rares autres, l’histoire littéraire comptait peu de poètes réunissant les deux qualités. Il déplorait enfin que son siècle éteint n’eût sans doute plus les moyens de s’offrir de semblables écrivains. On peut supposer que, sur ce dernier point, il n’avait pas tout à fait raison.
© Christophe Van Rossom & Éditions Luce Wilquin
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