Le premier pas de l’intelligence consiste à se taire sur un sujet que l’on ne maîtrise pas largement ou sur une question que l’on n’a jamais pris le temps de mûrir et de méditer. Qui vit à l’écart a toute latitude pour s’accorder ce temps. Pour lire et pour penser, loin des bas calculs et des ambitions misérables. Il s’agit là d’un choix sacrificiel ou ascétique. Démocrite s’installe soudain dans l’ombre des arbres et dans la proximité rafraîchissante du cimetière d’Abdère. Il empile à ses côtés de nombreux livres. Il observe le ciel et les étoiles. Se met à voir avec une acuité nouvelle. Il rit abondamment et ne regrette rien.
Dans les romans médiévaux, les ermites étaient respectés. On prenait le temps de les écouter, leurs paroles fussent-elles parfois énigme. Yvain, ensauvagé au cœur ténébreux de la forêt, pourrait témoigner. Mais qui aujourd’hui choisit, sans haine, de hanter la marge, voit aussitôt le groupe se liguer contre lui, avec l’assentiment tacite des faibles, lesquels regrettent peut-être cette hâte et cette surdité volontaire. Il est derechef décidé de disqualifier chacun de ses propos, la moindre de ses suggestions.
Proposition : analyser l’histoire de l’humanité à la lueur de ceci. En tirer toutes les conclusions. Pratiquer l’art délicat de la comparaison. Étant informé, juger.
Scolie 1 : l’intelligence est le plus grand tabou actuel. Rien n’est plus insupportable aux oreilles des contemporains qu’une parole articulée et correctement étayée. L’émotion épidermique, le cynisme et la vulgarité autosatisfaite sont infiniment plus télégéniques – et payantes.
Scolie 2 : il n’est pas improbable que l’histoire ne bégaie une fois encore et que nous nous réenlisions dans de longs siècles de barbarie.
Scolie 3 : qui en ce début de XXIème siècle aime lire et apprendre, et souhaite transmettre le savoir jubilatoire qu’il accumule, s’enchaîne au malheur. Il se condamne à concentrer autour de sa personne les malentendus, le malaise, le mépris, l’ingratitude, la discourtoisie ou, dans le meilleur des cas, une indifférence tactique pleine de morgue. Les lettrés sont les lépreux de notre âge. D’incurables malades, qui, ne pouvant agir autrement, abandonnent des parts d’eux-mêmes là où ils passent sans jamais, nulle part, être les bienvenus.
Scolie 4 : l’intelligence engendre au moins ces deux stigmates : la compulsion et la paranoïa. Charles Baudelaire, Antonin Artaud, Philip K. Dick, Marcel Moreau ou Jacques Crickillon ne laissent rien passer et reviennent sans relâche à ce qui leur semble l’essentiel et qui l’est, en effet.
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