Les révolutions ne durent qu’un temps : celui de l’espoir. Après quelques semaines, quelques mois, quelques années, la tabula rasa qu’elles opèrent a creusé un vide tel que le vertige nous saisit. Il ne nous reste alors qu’une alternative :
- Se tourner avec une reconnaissance bientôt dévote vers l’homme providentiel susceptible d’apaiser tous les troubles ;
- Assigner à une divinité nouvelle – nommons-la Société – toutes les fonctions régulatrices et ordonnatrices qui donnent au plus grand nombre l’assurance d’une égalité bien entendue.
Ce second choix suppose une part maudite. La préservation toute relative de l’égalité est absolument incompatible avec le respect, même limité, de ce que nous nommons liberté. Bientôt l’esprit d’égalité se fait dogme, et, durcissant, engendre l’égalitarisme, qui n’est rien de moins qu’un despotisme soft. Il ne faut plus qu’une tête dépasse. Cela doit penser de façon synchrone et reconnaissante, puisque tout a été pensé pour notre bien. Bientôt, oui, la démocratie, fraternelle, que l’on imaginait avoir édifiée se mue en la plus impitoyable des hydres.
J’appelle démocratisme le despotisme anonyme qui dissimule maladroitement tous ses renoncements derrière une prise en main conviviale, citoyenne et éco-responsable, des intérêts, des désirs, des volontés, de l’imaginaire même de chacun. Le consensus gouverne par défaut de courage ; le « désaccord fécond » (François L’Yvonnet) est, quant à lui, prié de gagner les catacombes. Il n’est pas utile de préciser que cet abâtardissement généralisé et désormais largement planétaire de tout projet politique a, depuis des décennies, conduit à la dictature effective des marchés et à l’abandon des prérogatives à la nébuleuse des Grands Financiers. Il est une sphère d’où toute décision part et vers laquelle toute information ou tout profit se précipite. Ce pouvoir, jamais aucun monarque dans l’Histoire ne l’a détenu. Tous les moyens lui sont offerts de nous programmer, de conditionner nos décisions comme de formater le plus anodin de nos comportements – jusque dans ces moments mêmes où nous nous croyons rétifs, insoumis, en révolte contre telle ou telle situation. Tout est sous contrôle pour la Sphère. Nous nous accommodons fort bien de cet abîme où les néo-amuseurs prolifèrent comme des cancrelats. Les archontes étant invisibles, comment les combattre ? Une nouvelle gnose est peut-être notre unique chance.
Elle le serait à supposer que la connaissance, le savoir, l’érudition, l’amour de l’intelligence et l’audace des Singuliers soient à nouveau visibles. Or, la Sphère oppose à ses directions une autoroute unique magnifiquement festive et ludique, souvent poilante. L’enlisement dans la vulgarité, l’illettrisme et la crasse connerie est récompensé. Ces nouvelles vertus cardinales sont les méduses mesmériques qui nous entretiennent dans l’illusion démocratique. La médiocrité, la lâcheté et l’indifférence à ce qui vaut sont les prérequis indispensables pour évoluer avec assurance vers la Sphère. Les écoles ne proposent désormais plus que des cours et des pédagogues-animateurs qui encouragent, par lassitude ou veulerie, le mépris pour la culture, le désir du conformisme et l’annihilation de toute pensée tant soit peu singulière. Les mœurs et les goûts ne se discutent pas. Il convient d’être flexible et de se plier aux exigences du monde extérieur. Les humoristes collaborent. – Il faut être de son temps.
Je songe à l’américanisation des esprits redoutée par Baudelaire au moment même où Hugo prophétisait de son côté un vingtième siècle radieux. Je me souviens à l’instant que Flaubert, à la fin de sa vie, avait déjà nommé notre condition : dans le cinquième volume de sa correspondance, on trouve sous sa plume ce néologisme voué à un bel avenir : médiocratie.
© Christophe Van Rossom (2013)
– Alexis de Tocqueville, Le despotisme démocratique, L’Herne, Carnets, Paris, 2012.
– Karl Marx, La Guerre civile en France, suivi des Matériaux de l’état, Entremonde, Genève-Paris, 2012.
– François L’Yvonnet, Homo comicus (ou l’intégrisme de la rigolade), Essai, Mille et une Nuits, 2012.
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