Il faut prendre M.G. Dantec au sérieux. Jusque dans ses excès ; jusque dans ses travers. Et il faut le faire car, dans le monde bien tranquille des lettres françaises, Dantec oblige à repenser de fond en comble le rapport de l’écrivain au monde, en fonction des mutations que celui-ci a subi sur les plans technologique, scientifique et géopolitique.
Parfaitement inclassables, les pavés de Dantec ne gênaient pas tant qu’il se contentait de brouiller les cartes dans le domaine du polar (avec La Sirène rouge ou Les Racines du Mal) ou de la S-F de tendance cyberpunk (avec sa nouvelle Là où retombent les Anges, que reprend notamment Périphériques, ou son monumental Babylon Babies). Mais depuis la publication du Théâtre des Opérations, son journal métaphysique et polémique, qui compte à ce jour deux volumes, l’homme, en exil volontaire au Canada depuis la fin du siècle passé, n’hésite plus à ruer dans les brancards, en théorisant son activité comme un art de la guerre destiné à tout remettre en cause et à tout attaquer au besoin. « Nous avons oublié que le mot style venait d’un synonyme de poignard. Il faut refaire du français une langue de guerrier, un jeu d’escrime, un art martial. Un écrivain est un tueur. Sinon… qu’il peigne des aquarelles. », grogne-t-il ainsi dans le long entretien qu’il accorde à Richard Comballot, le maître d’œuvre du volume de mélanges que publie Flammarion.
Un laboratoire de transgénétique narrative
« Nous ne sommes pas là pour calmer la douleur et effacer les cicatrices, nous sommes de véritables poisons. Nous grattons la plaie jusqu’à ce qu’elle s’infecte, purule, et contamine d’autres organismes, et dans le meilleur des cas si nous devons la cautériser nous nous garderons bien d’employer un analgésique, et nous userons volontiers de la lame rougie au feu ; un écrivain d’aujourd’hui se devra donc d’être toxique, comme le sont tous les grands révélateurs de vérités (…), l’écrivain de fiction du troisième millénaire sera un poète-philosophe d’une espèce hautement dangereuse – il sera Anaconda et machine de troisième espèce, intelligence schizo-opérative et prolétaire de tous les prolétaires, aristocrates de toutes les aristocraties et prophète sorti du désert pour venir fustiger les idoles, oui, disons le tout net, il se devra d’être un authentique saboteur métaphysique. », précise-t-il dans un article prospectif sur le millénaire qui s’est amorcé.
Ayant diagnostiqué, en même temps que la fin de l’idée européenne, mort-née, et enterrée avec le bourbier bosniaque, la fin d’une prétendue humanité, Dantec prophétise, entre Darwin, Nietzsche, Bloy, Dick, Ellroy et Deleuze, l’avènement de la post-humanité rendue possible par les avancées actuelles en matière de nanotechnologie, de génétique et de biochimie. « J’aime l’idée d’être un caméscope relié à une sorte d’ordinateur biologique. », écrit-il ainsi. Mais, dans la foulée, il en formule aussitôt les enjeux à la fois en métaphysicien, en esthète et en moraliste tragique. « J’avais fini par me dire que nous étions des prothèses des machines et non l’inverse. Nous les servions bien plus que nous nous en servions. Sauf, comme toujours, une poignée d’êtres d’exception pour lesquels la servitude volontaire est plus déshonorante encore qu’un esclavage forcé. Je comprenais (…) qu’il fallait d’abord accepter leur domination sans partage, si nous voulions ensuite retourner le mouvement dans son ensemble. Les machines n’avaient pas d’âme. Dans ce monde sans Dieu, c’était sans doute leur plus grande chance. Peut-être serions-nous susceptibles alors d’en faire quelque chose. »
Virtuose dans l’art de la synthèse disjonctive, il opère au fil des livres une transmutation de l’espace romanesque en une zone d’expérimentation hautement instable où pourraient converger aussi bien philosophie qu’histoire militaire, spéculation métaphysique que série noire, vision anticipative, imprécation polémique et analyse sociologique, que digressions politiques, esthétiques ou mystiques. « Sciences, technologies, géopolitique, sociologie criminelle, psychopathologie, phénomènes religieux, publicité, sexualité(s), aucun champ de l’activité humaine ne nous est (…) plus fermé, notre littérature entend bien contaminer chacun de ces territoires de ses rêves les plus sombres comme de ses cauchemars les plus délicieux ; notre art, s’il en reste quelque chose devra s’apparenter à celui du biochimiste moléculaire, qui décode et assemble les gènes nécessaires à la création du Frankenstein terminal ; en d’autres termes, nous devons placer la littérature, et le Monde, sur la table de dissection, dans le tunnel de notre accélérateur de particules, et expérimenter sans attendre, en commençant par observer avec attention les dégâts produits. » Les 800 pages denses de Villa Vortex, que publie Gallimard en tant que premier tome d’une trilogie intitulée Liber Mundi, constituent le point le plus audacieux de cette entreprise totalisatrice.
Qu’on se s’y trompe pas, Villa Vortex est tout sauf une série noire classique. Seules les trois premières parties du livre, du reste, pourraient le laisser accroire au lecteur distrait. Bien sûr, tout commence par une enquête sur un tueur en série, artiste-roboticien qui, par ses crimes répugnants, incarne la fin d’une certaine civilisation occidentale. Mais bien vite, le champ du roman est amené à s’élargir sinon à imploser, d’autant que Georges Kernal, l’inspecteur chargé de découvrir l’identité du tueur des usines trouve lui-même la mort dans un attentat. Du moins, si l’on s’en tient à une lecture rase des faits, qui occulterait par exemple qu’il forme avec Paul Nitzos, un vidéaste spécialiste des destructions d’usines, et l’assassin lui-même une anti-trinité ! Bien sûr, les dix ans que Kernal passe dans les services de la police française sont l’occasion de nous brosser un panorama peu complaisant de la décennie qui a clôturé le vingtième siècle à la fois en France et dans le monde. Et, bien sûr, son itinéraire s’apparentera plus, on s’en doute, à une descente aux enfers qu’à une promenade de santé.
Un roman apocalyptique
Pour autant ce n’est pas cela qui importe le plus. Ce qui frappe, dans cette œuvre ambitieuse (même si bavarde ou répétitive parfois), c’est que la série noire comme le flic ne sont là qu’en tant que révélateurs d’une crise globale du système de valeurs occidental contemporain. Historique, sociale, affective et métaphysique, la détresse sera révélée – apocalypse oblige – sans faux-semblant et dénoncée sous une forme aphoristique volontiers cruelle. « J’étais sûr de moi, c’est-à-dire certain de mes doutes », décoche ainsi le narrateur.
Renvoyant dos à dos extrême droite et extrême gauche, qui en viennent d’ailleurs à collaborer au profit de militaires algériens qui manipulent des voyous de banlieue armés par des mafieux ex-yougoslaves, Dantec le nécromancier n’a pas de mots assez durs pour stigmatiser l’absence totale d’ambitions comme de moyens d’une Europe qu’il affuble du doux sobriquet de Zéropa-Land et d’une France qui a troqué l’histoire et la culture contre sa mise en spectacle. Et, dans cette perspective, il voit volontiers le crime comme l’activité terminale sinon la vérité même d’une société-machine qui déshumanise l’homme quand il s’agirait en fait de le post-humaniser. D’un monde qui le vide jour après jour de l’énergie que peut produire la culture vraie, désormais remplacée par un prêt-à-penser lénifiant.
Mais Maurice Dantec ne s’en tient pas là. Explorant l’entièreté des ressources offertes par l’écriture, ayant manifestement fait la rencontre de l’œuvre de Blanchot, il va ouvrir son roman, à partir de sa quatrième partie, à un espace où la narration se retourne sur elle-même. Un espace qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec celui que nous dépeignent les récits de l’auteur d’Aminadab, mais aussi avec ce monde de souffles pensants décrit par Klossowski, dans Le Baphomet. Cela peut dérouter bien sûr, mais également s’interpréter. Il n’est pas fortuit à cet égard que Dantec nous ait entretenu précédemment des concepts kabbalistiques contenus dans le Zohar (l’arbre des Séphiroths figure d’ailleurs en tête du livre) ou des hypothèses scientifiques relatives aux retransposons, qui portent sur les secrets du code génétique…
Dans la foulée, les dernières pages du roman offrent un aperçu édifiant du monde chaotique qui explosera dans les années à venir d’après leur auteur. Un univers nihiliste, contre lequel, éclairé par la torche des livres, se bat Franz Narkos, mercenaire résistant qui fusionne les personnalités de Kernal lui-même mais aussi de nombreuses autres que ce dernier eut l’occasion de croiser…
Au bilan, lire Villa Vortex s’avère bel et bien une expérience éprouvante. Irritant parfois, le roman de Dantec ne laissera personne indifférent. Mais on ne peut lui adresser le grief de ne pas nous avoir averti du caractère périlleux de l’aventure. A l’attention des gardiens du petit cortex, il a en effet pris soin d’y planter un panneau menaçant : ATTENTION ZONE DE NARRATION MUTANTE !
Villa Vortex, de M.G. Dantec, La Noire, Gallimard, Paris, 2003.
Périphériques, de M.G. Dantec, Flammarion, Paris, 2003.
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
Votre commentaire