Je nomme politique la déchéance de la morale individuelle. Au mieux, la politique ne propose qu’un pis-aller asservi à l’oligarchie ploutocratique. La démocratie est devenue son prête-nom. Dans l’abondance des images fallacieuses, une vérité invisible se distingue nettement.
Auréolé de la transparence lumineuse d’une pyramide de verre, un jeune pharaon est aujourd’hui sacré. Sous des caméras serviles, sous des hourras dûment échantillonnés. Toute symbolique véritable foulée au pied, un spectacle américanisé épouse les espérances grimées le temps d’une fête vaine. Suivent des nominations de pacotille. Les bourses mondiales sont rassurées. Ça va, l’Appelé veille. Dans la Bible, Emmanuel désigne le Messie. Nous pouvons nous rendormir. La France est sauve ; la machine Europe va redémarrer.
Il n’y a plus d’élection ; il n’est pas d’Élu. Cessons de croire ; abandonnons cela aux barbares qui rêvent de planter leur drapeau sur le dôme de Saint-Pierre. Les massacres sont là, ils viennent. La démographie parle à voix criante. L’abâtardissement de l’éducation en Occident connaît son point de non-retour.
La géopolitique se reconfigurant à vitesse folle, l’Europe méritait mieux qu’un emplâtre sur une jambe de bois. L’Arabie saoudite veille sur les droits de la femme. Poutine esquisse la lame d’un sourire. Il règne sur le monde. Erdogan et lui sont convenus du sort de l’Ukraine. Avec l’Iran, ils règnent sur la Syrie désormais. La Chine sereine arbitre de toute éternité. L’Union européenne agonise, cependant que l’OTAN implose. À nouveau, les pays baltes ont peur. La Grèce pleure. Les Britanniques se souviennent qu’ils sont une île. De l’autre côté de l’Atlantique, les États-Unis ont sorti, canard obscène, leur ultime Atout, sachant pertinemment qu’ils n’ont plus aucun jeu en mains – tandis que, dans un clip aseptisé, le Président sorti, cheveux grisonnants, est apparu en Roi Mage pour prononcer en français le slogan salvateur.
Neandertal vit 400.000 ans sans politique. Communauté n’est pas polis. La polis n’est pas notre monde. Faute d’éthique active, incapable de se fonder pour fonder, l’homme trébuche et tombe dans la tentation de gouverner la collectivité – ce trouble de la vision. Propriété, religion, guerre. Telle est la première trinité.
L’individu créateur, qui connaît le bonheur lucide, guerrier, farouche, n’a nul besoin du groupe procréateur, dirigé, conquérant, totalement prisonnier de sa terrifiante dynamique.
Du néolithique, nos cités, édifiées sur le sang et dans le crime, appellent un contrôle sans contrôle. Je ne distingue plus entre le religieux, le politique et l’arraisonnement techno-économique et marchand. Les icônes sont transversales ; la dévaluation de leur signification paraît patente. Tout ne se vaut pas, mais cette idée est obsolète. Davantage, il est opportun de la taire.
Nous n’avons plus où aller.
Il est donc impératif de préparer et d’amplifier les résistances ainsi que de constituer bibliothèques, pinacothèques et herméneuthèques souterraines. Les refuges, les caches doivent être démultipliés.
Nimroud et Palmyre seront reconstruites au nez et à la barbe des réducteurs de tête planétaires. Riant, nous nous jouerons des Jivaros.
Nous serons traqués ; nous le sommes déjà. Mais le Temps nous protègera contre l’époque et ses hydres. Toutes ces têtes venimeuses, agitées, nous dissimuleront sous le bouclier de leurs mouvements chaotiques. Plus elles cracheront, moins leur poison nous touchera. Énormité de la Bêtise ; énormité des Certitudes Destructrices. Nous : si petits, si fragiles, peut-être – mais rétifs à côté, loin, très à l’ouest des faux Édens. Venise est inébranlable en nous.
Une contre-société athée, délicate, lettrée et paucitaire demeure possible – sous forme archipélique. Contre le Gros Animal protéiforme, qui ne jouit – sans joie et poussivement – que de nous dévorer dans la lumière violente, l’ombre est notre tranquille alliée. Dans l’angle où je me tiens, elle ne m’empêche nullement de lire. Au contraire.
La vérité m’oblige à confesser que la perspective de ce salut dessillé m’apparaît cependant chaque jour plus improbable. Les amis trébuchant, s’égarant, mourant ; la jeunesse désorientée et aboulique, tentée par le comfort complaisant ; et l’hypnose, idéologique toujours, troquée contre l’intense travail d’émancipation, lequel devrait être notre seul horizon : tout cela est préoccupant, certes.
Il n’est pas de lendemain meilleur.
Je maintiens pourtant que le disvicinare proposé par Dante Alighieri ouvre des perspectives que nous ignorons depuis des siècles. Le Paradis n’est pas un topos de sa pensée. Il est l’aimantation absolue. La poésie, labyrinthe et fil d’Ariane, dévoile tous les chemins. Cette musique n’est audible qu’aux oreilles subtiles. Nous pouvons gravir les étages du Purgatoire vite, et même distraitement. Qu’avons-nous, esseulés que nous sommes, à nous faire pardonner?
Laissons les bolges bruyantes à ceux qui s’y complaisent dans le pullulement qui les étouffe, corps et esprit.
Si l’on peut entrer en enfer, il est possible de s’en évader. Voilà le programme.
– Quelqu’un entend-il le tragique de cet appel?
© Armes & bagages, à paraître.
« Ce professeur croit à la valeur ontologique de son instrument : le verbe. »
Dans – LES INTELLECTUELS au moyen âge – sur la figure d’Abélard.