Depuis quatre décennies maintenant, l’œuvre de Marcel Moreau apparaît comme une école – école sensuellement buissonnière, salubrement pessimiste et passionnément dionysiaque – de vie, d’exigence d’une autre vie que celle dans laquelle la société des loisirs aussi bien que le monde du travail nous encasernent. Elle est aussi une approche par les gouffres de ce que nous sommes, de ce que nous pouvons. Union sulfureuse du perfectionnisme et de l’intempérance, elle se veut en outre une rigoureuse et farouche exploration des failles qui nous bâtissent non moins que de nos sursauts. Aventure de l’écriture qui se médite elle-même, elle se fait également le palimpseste somptueux de ses propres découvertes, réalisées au cours d’une existence entière vouée à une spéléologie à la fois intime et universelle, à l’élaboration d’une psychologie sismique. C’est enfin un chant et une danse où la musique, le style et le rythme épousent la pensée en une charnelle étreinte, tout en la propulsant chaque fois plus loin. Car l’écriture, pour Moreau n’est pas un aboutissement ; elle est à la fois une source et un navire, en même temps que l’astrolabe qui permettra de faire le point sur la navigation. Roborative apologie de l’individu contre toutes les menaces visibles, larvées ou voilées qui l’entourent, l’œuvre de Moreau, édifiée en marge de toutes les influences, ne cherche pas à séduire. Elle entend nous soulever, nous élever à deux vertus qui lui paraissent cardinales : l’ivresse et l’insoumission.
Je mesure la grandeur d’une littérature à la force avec laquelle elle dévaste mon être, aux extrêmes vers lesquels elle me pousse, au volume de réalités contraignantes qu’elle dilue autour de moi écrivait-il y a déjà un moment. (L’ivre livre, p.119)
A cette définition exigeante et altière, rares sont les œuvres qui auront répondu à l’appel pour Moreau. Dostoïevski et Nietzsche, sûrement, Rimbaud et Sade, tout autant, mais aussi Artaud et Bataille, dans une certaine mesure Zola et Céline, peut-être Miller et sûrement Genet. Mais ce qui frappe, c’est qu’il en est une qui lui réponde, par delà tous ces sommets de la littérature, mieux que toute autre. Il n’est pas interdit d’émettre ici l’hypothèse que, en définitive, Marcel Moreau n’a développé son œuvre propre que pour répondre à une soif et une faim premières. Celle de pouvoir lire et vivre d’autres valeurs, ivres et insoumises, que celles qu’ont modelées pour nous parents, milieu, idéologies, religions et systèmes.
Qu’est-ce qu’un grand écrivain ?, interroge-t-il. Celui qui par ses œuvres abonde dans le sens des choses que nous ne pouvons ni n’osons nous avouer. C’est un excavateur progressant vers le point le plus inconnu, le plus inouï, le plus insoutenable de lui-même. Nous comprenons enfin que pour éclairer la nuit toujours reculée du mystère humain, le concours des valeurs existantes n’est ni absolument nécessaire ni le moins du monde souhaitable. Les grands esprits ne rassurent jamais, c’est ce qui explique qu’ils sont peu rassembleurs. Ils arrivent avec le glaive et le feu et vous disent « débrouillez-vous ». Ce glaive fera la guerre d’une part à l’intérieur de nous-mêmes, à ce monde crispé qu’ont verrouillé la morale, l’éducation, la raison, d’autre part à l’extérieur, contre les verrouilleurs. Ce feu n’aura de lueurs au-dedans de nous que pour nos vieux démons enténébrés tandis qu’au-dehors il brûlera les âmes qui seront venues à lui. (L’ivre livre, p.125)
Il est des œuvres qui donnent à voir ou à entendre ; mais il est aussi des volcans de sens. Ils sont plus rares certes. C’est pourquoi lorsqu’on en a localisé un, il ne faut pas le lâcher. Or l’œuvre de Marcel Moreau chamboule assurément et met en branle les énergies. Mieux : voilà une œuvre qui ouvre à une existence nouvelle même, si on a la force de la suivre dans les sentiers qu’elle indique. Là, se noue une force qui est à saisir, au-delà de toutes les bassesses et les bêtises, si protéiformes aujourd’hui ; là d’anciennes puissances ont été déterrées qui ne demandent qu’à déferler sur notre univers confortable de bipèdes assis. Là se joue la question même de la vie opprimée par toutes les formes de mort.
Qu’il vocalise, vitupère, médite, raconte, ou expose ses spéculations, Moreau est toujours dans le verbe vivant. L’irradiation si particulière de ses phrases nous brûle en effet, presque au sens propre. C’est-à-dire qu’elle incendie avec une joie affolante toutes nos certitudes de conformistes tranquilles, bien engoncés dans ce que nous croyons être notre humanisme. C’est-à-dire qu’elle atomise sur-le-champ tous les faux-semblants pour nous livrer une parole essentielle, qui tranche avec le ronronnement des mass médias et des politiques tout autant que des factotums de la plume ou des pseudo-subversifs appointés. Ce que cette écriture nous offre est rien moins que l’accessoire : un arsenal propre à déjouer tous les pièges de la médiocrité ambiante. Qui a la force de l’écouter, de se laisser porter par sa si salubre musique, ne le regrettera pas : c’est sa vie et sa pensée qui sont sur le point de changer. Toute autorité préalable recule, car voici que se dévoile l’inimaginable même – mais un inimaginable qu’il nous est loisible, pour revenir à Rimbaud, de vivre dans une âme et un corps.
© Christophe Van Rossom & Éditions Luce Wilquin
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