– Vertiges, de W.G. Sebald, Actes Sud, Arles, 2001. Traduit de l’allemand par Patrick Charbonneau.
Vertiges est, à ce jour, le troisième livre de W.G. Sebald traduit en français. Paru initialement dans sa langue d’origine en 1990, il fait suite aux Emigrants[1], recueil de récits, à la fois émouvants par leur contenu et neufs dans leur facture, qui avait fait date à l’occasion de leur sortie en 1999, ainsi qu’aux Anneaux de Saturne, publié la même année, chez Actes Sud également. Bavarois, Sebald vit depuis de longues années en Angleterre, où il enseigne la littérature.
Point commun entre ces trois livres : l’usage d’illustrations, de photographies et de documents qui émaillent le texte. C’est que Sebald est un amoureux du fait avéré, ce qui le conduit du reste à multiplier les détails précis ou à avancer, preuve à l’appui, des dates, sinon des heures. L’effet de réel ainsi produit, est, avouons-le déconcertant de prime abord et reste perturbant au fil de la lecture. Passionné absolu du réel et des hasards incroyables que la vie sème sur nos routes, Sebald cherche avec fièvre comment traduire dans la langue la densité de certains instants vécus, aussi bien que la surprise qu’ils recèlent quelquefois. Car il s’agit bien, pour ce néo-proustien, de porter un regard sur la vie qui dise tout à la fois sa profondeur et son énigme, tout en tâchant de la dénouer autant que possible. Comment ? Eh bien, par exemple, en traquant ce qui autorise à mieux la cerner. C’est-à-dire des moments que bien souvent la « grande Histoire » ne retient pas, des anecdotes de prime abord peu significatives.
Le réel et ses voies de traverse
Ainsi, évoquant le destin d’un certain Henri Beyle, dans le premier des quatre récits qui composent Vertiges, c’est davantage par bonds, moins capricieux que métonymiques, qu’il procède, pour exhumer dans son destin des traces de ce qui constitue l’essence même de l’amour pour ce grand amoureux et qui fait de lui un très grand écrivain. A travers le détail apparemment dérisoire autant que l’événement historique. Mais ce faisant, comme son personnage qui, après avoir vécu une bataille, est pris d’un vertige, lorsqu’il en lit le compte-rendu plus tard, s’étonnant du gouffre qui sépare la vie de sa transcription, Sebald demeure toujours semble-t-il sur le fil. Entre mélancolie et désir, perdu au sein d’une espèce de no man’s land entre ce qui serait sa réalisation et la certitude qu’elle constitue l’impossible.
Mais ce livre est aussi un livre d’écrivain voyageur, d’écrivain sans cesse sur le départ, aussitôt insatisfait qu’installé. C’est ainsi qu’ All’Estero, le deuxième récit du livre, évoque un voyage automnal qui le conduit de Vienne à Venise (où il mettra ses pas dans ceux de Casanova), et de Venise aux bords du Lac de Garde, en passant par Vérone. Or, voici qu’au récit de ce périple se superpose celui d’un second voyage, refait sept ans plus tard, en été, sur les traces du premier, afin de retrouver des lieux et des atmosphères, peut-être de trouver des sources pour un livre prochain, mais surtout pour avérer que l’on a bien vécu là autrefois ce qu’on y a vécu, parfois dans la légèreté de l’impondérable et de l’irréel. Cependant, la magie n’opère plus. Plus de la même manière. Car la lumière d’été attire à elle sans doute plus de monde que celle de l’automne, certes ; mais également parce que le hasard joue avec nous autrement, tant et si bien qu’on est contraint de se rendre à Milan afin d’obtenir un nouveau passeport, le premier s’étant égaré…
La légèreté de l’impondérable et de l’irréel
C’est que l’impondérable a sa place aussi dans les errances des personnages de Sebald comme de leur auteur lui-même. Le Dr K., qui est le protagoniste du troisième récit, l’apprendra également en effet. De même, il aura l’occasion de mesurer toute la part d’immaîtrisable de nos vies ainsi que les impossibilités qui la minent, si bien que c’est malgré lui qu’il a le sentiment, vertigineux, de progresser, si l’on peut dire ainsi, dans sa vie. Au fond, lance-t-il, quelle idée aberrante de croire qu’en manoeuvrant une barre, de croire qu’avec la volonté on pourrait influer sur le cours des choses, alors que celles-ci tout compte faits sont régis par des rapports d’une infinie complexité.
Par conséquent, il est sans doute préférable, chaque fois que c’est possible, et encore ces libertés sont-elles rares, de tâcher d’échapper quelques heures à l’emprise que le réel exerce sur nous et de flâner au gré des chemins, sans plus trop savoir où l’on (en) est, et de s’arrêter au bord d’une route pour s’allonger dans l’herbe…
L’amour fusionnel paraissant de son côté comme hors d’atteinte – c’est du moins bien ce que le Dr K. pense sérieusement – peut-être y a-t-il lieu enfin de rêver à une autre forme d’amour. D’un amour d’où le corps est absent et dans lequel il n’existe aucune différence entre rapprochement et éloignement.
D’où, également, ce sentiment diffus d’une nostalgie elle-même peu pesante pour l’enfance chez Sebald, pour cette période parfois brève de nos vies où les choses paraissent à leur vraie place, qu’elles n’occupent du reste plus désormais.
Racontant un séjour, sous une fausse identité (mais le thème de la duplicité court aussi en filigrane dans ce livre), dans le village où il est né, W., Sebald livre à la faveur du récit final du livre son texte le plus proustien, puisqu’il y est tout autant question des lieux, qui ont changé, que des hommes et des femmes qu’il y a connus, tout petit enfant, et qu’il cherche à retrouver au plus près de ce qu’ils furent et ne sont plus. Et il excelle alors à évoquer les fêlures et les troubles. Vertiges à nouveau, qui le conduisent à dériver selon la méthode qu’il a faite sienne. Celle d’un pas de deux avec la mémoire. Mémoire si réelle que presque rêvée, et que la pérégrination et la fidélité seules peut-être auront pouvoir d’apaiser – la guérison étant quant à elle hors d’atteinte tant il est vrai qu’à l’instar du Dr K., on est malade toujours, où que l’on se trouve. Ne restent alors, oui, que les mots de l’errance et l’errance des mots pour cerner ces infimes détails qui échappent à notre perception <et> qui vont décider de tout.
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique
[1] Actes Sud vient de republier ce volume au format de poche dans sa collection Babel.
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