Les livres ne sont pas faits pour rendre les gens dépendants plus dépendants encore, et encore moins pour fournir à bon compte une vie illusoire à ceux qui ne savent pas quoi faire de la leur. Les livres, au contraire, n’ont de valeur que s’ils mènent à la vie, que s’ils sont utiles au service de l’existence. Si elle n’éveille pas chez le lecteur une étincelle d’énergie, un soupçon de rajeunissement, un souffle de fraîcheur, toute heure passée à lire est une heure perdue. (…) Un bon livre doit donc avant tout susciter chez le lecteur le sentiment d’une concentration, d’une contraction et d’une intense simplification de choses enchevêtrées. Le moindre poème est déjà une simplification, un concentré d’émotions humaines, et si je n’ai pas la volonté de les partager, d’y prendre part attentivement, c’est que je suis un bien mauvais lecteur. Le tort que je cause ainsi à un poème ou à un roman peut me laisser de glace. Mais c’est surtout à moi-même que je porte préjudice par une mauvaise lecture. J’emploie mon temps à une activité inutile ; je mobilise ma vue et mon attention pour des choses qui ne m’importent pas et dont je sais à l’avance que j’aurai tôt fait de les oublier ; je me fatigue le cerveau avec des impressions qui ne me servent à rien et que je ne désire nullement assimiler. (…) La vie est courte et personne dans l’au-delà ne viendra s’enquérir du nombre de livres dont on est venu à bout. C’est pourquoi il est stupide et préjudiciable de passer son temps à lire inutilement. Je ne pense pas ici aux mauvais livres, mais à la qualité de la lecture elle-même. Dans la vie, chaque pas, chaque respiration est essentielle. Aussi la lecture doit-elle également nous apporter quelque chose ; il faut fournir un effort qui nous rendra plus fort encore ; il faut se perdre pour se retrouver avec une conscience accrue. Il est vain de connaître l’histoire de la littérature si nous n’avons pas puisé dans chaque volume joie, consolation, force ou sérénité. Lire d’un œil distrait, sans réfléchir, revient à se promener les yeux bandés dans un beau paysage. Il ne faut pas lire non plus pour s’oublier ou pour oublier la vie de tous les jours. Non, la lecture doit nous permettre de reprendre solidement en mains notre propre destin avec davantage de conscience et de maturité. On ne doit pas aborder les livres comme un élève timide tremblant devant un professeur glacial ou comme un propre à rien attablé devant une bouteille de schnaps ; il faut plutôt se mettre dans la peau d’un alpiniste prêt à escalader les Alpes, d’un combattant entrant dans l’Arsenal ; on ne doit pas les aborder comme un fuyard ou un mécontent qui subit la vie, mais comme un homme de bonne volonté qui rend visite à des amis ou à des personnes de bon conseil.
S’il en est vraiment ainsi, on ne lirait plus que le dixième de ce qui est lu aujourd’hui et l’on s’en trouverait dix fois plus heureux et plus riche. Si cela devait nous mener, nous autres auteurs, à ne plus vendre un seul livre et à écrire dix fois moins, personne ne s’en plaindrait. Car l’écriture à vrai dire ne se porte pas mieux que la lecture.
Hermann Hesse,
Une bibliothèque idéale, Bibliothèque Rivages, Paris, 2010, pp. 85-87
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