Nous sommes passé d’un ordre supposé inférieur, l’animalité, à la conscience de notre horizon humain. L’espèce Homo a introduit la mort dans l’ordre de nos priorités. Cette dernière a structuré notre pensée, a défini nos craintes et nos espoirs, à de certains moments elle est devenue un but, cependant que le grand dehors (Hölderlin, Rilke, Crickillon) n’a jamais cessé d’obéir à ses lois propres, autrement vastes. Entre les deux, il est advenu que nous ayons progressé, grâce aux Rares. Grâce aux Poètes.
Le monde ne change pas. Il n’y a nulle course, nulle rivalité imaginable. Partout, le chaos, l’absence de sens, la vulgarité, la violence, le crime s’insinuent, prolifèrent et prospèrent.
Les temples ont été détruits – l’ont-ils été vraiment ? -, mais nos questions demeurent. Nous foulons aux pieds quotidiennement les expériences puissantes, l’intelligence, la culture vraie, la beauté. Il n’est plus aucun sanctuaire où considérer notre relation au grand dehors, où nous interroger sur nous-mêmes dans un silence composé, où poser les bases d’une existence digne.
Flamboyant, Eschyle le premier sut comment formuler une réponse au vide venant. Il nous indiqua qu’un espace ne s’occupe que poétiquement. Sophocle ensuite établit des réseaux, accueillit une parole susceptible d’être entendue – c’est-à-dire, aussi bien, mésinterprétée – par des hommes aux préoccupations d’hommes. Prompt et mobile, Euripide acheva le travail et fit de la scène un espace ambivalent, car ouvert à tout ce qui est susceptible de recouvrir la parole, de la masquer, quand même cela serait derrière des mots encore.
Quoi qu’il en fût, le théâtre est là, toujours, se tient debout et fait face – comme une possibilité que, depuis le XVIIIe siècle, de moins en moins d’écrivains virent. La science, la technique, les comptabilités diverses allaient leur chemin. Bientôt nous devînmes unités de travail ou de production, consommateurs ou vendeurs, bêtes destinées à l’abattoir ou bourreaux.
Aux alentours des années 80 du siècle dernier, la Catastrophe trouva enfin les moyens de s’exprimer avec un pouvoir dévastateur protéiforme jamais entrevu auparavant. Avec une célérité sidérante, l’art est devenu culture, la culture, culturel, le culturel, événement, et l’événement, événementiel. Nous en sommes à commémorer, fêter et célébrer n’importe quoi, n’importe comment, à tout moment. La réorganisation du biopolitique arraisonné désormais corps et biens aux machines des archontes de la finance produisit une redéfinition de la totalité du lexique (c’est-à-dire, aussi bien, de nos pensées les plus intimes et de nos choix). Ce dernier fut lessivé, essoré, laminé. Nos comportements, nos idées, nos rêves sont devenus un peu plus synchrones chaque jour. Des politiciens illettrés, fantomatiques et guignolesques, parfois, souvent, terrifiants de stupidité coupable, une presse pressée, pressurée, aux ordres, un cinéma sans plus de projet ni d’idées, une télévision fade et morne, pauvrement ludique, destinée à nous enchaîner heure après heure, des loisirs virtuels capables de formater le moindre arpent de notre imaginaire et de confisquer notre temps réel, une parole toute entière déréalisée et ravalée au rang de communication dévitalisée dévitalisante, triomphent partout depuis. La programmation est presque achevée. Le logiciel tourne. La nov-humanité ronronne.
Nous en sommes là. Devenu presque invisible, car absent des salles où il doit être servi, dans l’amour, le théâtre demeure toutefois comme la possibilité de traverser les secondes qui maillent nos vies avec une intensité toute différente de la névrose consumériste ambiante.
Le théâtre ne quête aucun subside, aucun applaudissement. Il rit de l’idée même de concurrence, de mode ou d’évolution. La scène du puits de Lascaux a-t-elle vieilli ?
Le théâtre se tient là où quelqu’un, où quelques-uns répondent. Là où soudain la parole se fait incantation, sorcellerie propitiatoire. Si les eaux coulent lorsque nous écoutons et considérons ce qui se joue sur un plateau, il n’est pas d’inquiétude à avoir : le nihilisme accompli n’a pas vaincu, comme il le croit, toutes les poches de résistance.
Le théâtre a lieu si l’on se souvient, dans l’intense, que nous ne sommes pas contraints d’appartenir. Rien ne pousse auteurs et acteurs à sombrer dans l’obscénité qui marche, comme marchent au pas les légions de la mort. Ils ne sont pas tenus de relayer les modes, les bruits, tous les ignobles parasitages qui nous encrassent esprits et corps. Il n’est pas dit que la « machine à décerveler » (Jarry) l’emporte sur chacun d’entre nous. Ubu ne devient roi qu’avec notre complicité, fût-elle tacite.
Comme lors de toutes les périodes menacées, le théâtre a lieu. Genet l’imaginait à minuit dans un cimetière. Loin des frauduleuses lumières, je sais certains souterrains où la parole est proférée encore. Il est, comme aux temps paléochrétiens, des catacombes chantantes. Certaines maisons sont, heureusement, hantées.
Je n’ai pas peur. Il y eut des hautes époques. Il est des temps de crise. Celle dont nous n’avons pas terminé – tant s’en faut ! – la déshumanisante traversée (il est des éclipses pluriséculaires) n’empêche pas, au plan individuel, la résistance, la mémoire, le désir de beauté et d’élévation.
A reblogué ceci sur Pauline Maréchal.