J’apprends, au lever, avec un vertige qui ne me quitte pas, que Yves Bonnefoy a rejoint hier l’énigme que tentent de déchiffrer les Bergers d’Arcadie. Il fut et restera un très haut maître et un ami depuis plus de vingt-cinq ans, avec qui j’eus l’immense chance de parler encore et que je pus ensuite écouter, très intense comme toujours, il y a quelques mois à la Maison de l’Amérique latine, à Paris. Nos conversations sont des lampes qui viennent soudain de toutes se rallumer au même instant.
(…)
J’espère que – l’École où j’enseigne étant ce jour-là, précisément, livrée à la parole agitée et vaine des modes du jour – quelques-uns de mes élèves et de mes amis se souviendront des mots que j’ai prononcés au début de cette décennie pour saluer son oeuvre, aux Midis de la Poésie, car il s’agissait alors pour moi, non sans une colère affirmative, de rappeler que toute sa vie s’est placée sous le signe de cette seule trinité : beauté, présence, poésie. Une trinité qu’il y a lieu d’opposer sans cesse, en soi, et au dehors, à chaque moment où elle se trouve menacée, aux fausses images et aux actes sans nombre qui conspirent à la détruire, à tout ce que nous mettons en place nous-mêmes pour nous avilir, et de façon plus accélérée et démente aujourd’hui que jamais.
Au même titre que Nerval, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé, je tiens Yves Bonnefoy pour un résistant et un combattant de première importance. Un allié substantiel, dont nous ne pouvons nous passer – sauf à vouloir mourir notre vie.
Le Monde de ce matin rappelle cette appréciation, livrée dans un entretien accordé au Magazine littéraire en 2008.
« Le XXIème siècle, c’est bien possiblement celui qui verra la poésie périr, étouffée sous les ruines dont il couvre le monde naturel autant que la société. »
Affirmant cela, avec la gravité et la mélancolie d’un renaissant qui jauge les balances de l’Histoire – mais qu’est-ce d’autre qu’un grand poète? -, Yves pèse avec justice ce qu’il voit parfaitement désormais.
Il sait que nous vivons dans la Catastrophe, mais il pense qu’au moins nous pouvons le faire les yeux ouverts, et allant, comme les figures étirées de Giacometti.
Comme ce possiblement vibre haut dans sa phrase! Il se signale comme ces personnages concentrés, oeuvrant, pensant, peints par Hubert Robert, dans la Grande Galerie d’un Louvre détruit. Ou comme ces merveilleux gentlemen londoniens, ma photographie préférée, qui arpentent la Holland House bombardée, marchant, s’arrêtant et lisant dans les gravats, car l’essentiel réside ailleurs que dans la violence qui frappe chaque jour.
Bonnefoy sait que l’espoir auquel il attacha le nom de poésie se trouve en danger comme à aucune époque – mais il mesure aussi, je veux le croire, que tout âge sombre comporte des hommes qui refusent la donne, les évidences ou les chiffres qui capitalisent sur une vérité prétendue, non moins grise d’ennui et suintante de bêtise, que sanglante.
Il est encore des résistants, cher Yves, il est toujours des guerriers.
N’en doutez pas, et sachez que nous sommes plusieurs à prendre aux mots l’improbable plutôt que de nous résigner à l’impossible, à connaître que l’espoir n’est pas l’espérance.
Saluez pour nous Homère et Virgile, Dante et Shakespeare, Racine, Charles et Arthur, et dites à Nicolas Poussin que nous continuons de méditer activement, avec sur notre épaule, la main fine et blanche de la Confiance.
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