Hommage à Michel Lambiotte
Naviguant au sein de l’aire que dessinent ces derniers livres, je voudrais saluer la dynamique d’écart qu’esquisse à mon sens la totalité de la démarche poétique de Michel Lambiotte. Le siège secret de la nuit (Replis d’ombre, p.16), la page constellée, le fragment noté, le poème lapidaire, l’interstice à peine lumineux sont pour lui autant d’occasions en effet, m’apparaît-il, de dénier au temps frauduleux du diurne – temps social, professionnel, familial – un peu de sa puissance hégémonique et d’y installer sans cesse leurs salubres hétérochronies et hétéroptopies (Foucault). Lambiotte n’est pas l’écrivain de la prose grise du quotidien. Ne le passionne que l’urgence de l’éclat que la matérialité même de son texte fait surgir. La réalité ne retient guère son attention, il lui préfère bien davantage les promesses construites du réel. La poésie n’est pas qu’écriture, elle est un mode de vie, éminemment solitaire, non moins qu’une quête, discrète mais insistante, osons le mot, d’un bonheur sans aveuglement. Celui de parler autrement.
Je cite l’avertissement d’Espace du seul : Toi qui veilles, veuille à ton tour entrer dans cet espace du seul, l’endroit d’une suite assurée de textes conjoints, notés au hasard d’heures souvent nocturnes, qui sont comme les pages dispersées d’un journal à force fragmenté, le poème, à jamais inachevé, témoin de ce qui fut, en fin de compte, un mode de vivre, la conduite d’un bonheur (Espace du seul, p.7). Scandale : Lambiotte l’affirme, poésie et bonheur sont d’un même sang. Pourvu que l’on refuse de s’endormir devant le faste possible, pourvu que l’on accepte de s’installer dans la précarité, pourvu que l’on signe avec ce qui nous dépasse un pacte de finitude assumée. Mais, à cette condition, oui, joie grande, intensité : rien autre qu’une fête ouverte (Espace du seul, p.41).
La société contraint à l’agglutination en groupe. C’est la grosse bête dont parle Platon. Le poème quant à lui s’enracine dans une solitude habitée, dans un silence où seules les voix authentiques se mettent à parler, dans une nuit où les choses deviennent d’une singulière phosphorescence. Mieux : le Temps s’ouvre, le vide se fait offrande. L’aventure de l’éphémère (Espace du seul, p.16) peut se jouer. Le regard soudain est plus actif. Les signes sont en nombre, il suffit de les cueillir et de les disposer : la poésie même pour Lambiotte, activité qui est tout à la fois l’oracle, le temps, l’irrépressible mémoire (Espace du seul, p.25).
Pour hantée qu’elle puisse apparaître parfois, la poésie est une ancre. Elle empêche les dérives, qu’elle connaît fort bien, évite les faux vertiges, balaie la poussière colorée des songes. Elle refuse de se laisser happer par les miroirs. L’image, ensorcelante, n’est pas son fait. C’est le mot juste qu’elle cherche, la formule qui appelle avec douceur et fermeté à la fois. Tous les leurres de l’humain, on dirait bien qu’elle les a mesurés. Toutes les souffrances aussi. La poésie est ici parole, souffle, murmure. Elle invite toujours avec subtilité, elle se défie de l’arrogance. En marge, toujours. Aux abords de l’ombre (Espace du seul, p.27), plutôt que sous la lumière crue des spots mensongers, qui ne révèlent que l’écorce la plus superficielle de l’être.
Il s’agit d’une tâche sans fin, digne de Sisyphe : rien de moins que de désempierrer la lumière elle-même. Ai-je à nouveau ouvert le jour ? (Espace du seul, p.33) interroge Lambiotte. Car la poésie est également questionnement incessant, incertitudes nombreuses, errance au cœur du langage et du monde. Pour que le poème soit juste, il faut qu’il subisse une permanente ordalie. Il n’est pas certain de traverser la membrane épaisse du doute, les tentations du verbe trop facile. La poésie, dans la nuit, est comme la poursuite d’une étoile. Elle ne peut produire du sens qu’au sein d’une constellation. D’où, je crois, chez Lambiotte, cette nécessité depuis une bonne dizaine d’années de multiplier les recueils afin que dialoguent entre eux les textes, éclairant et contre-éclairant une pensée fugitive, exigeante, rétive à conceptualiser.
D’où aussi, le besoin de trouer l’espace néant d’une présence passagère, comme une eau claire dans la nuit (Espace du seul, p.61), mais prépondérante. Le désir est rien moins qu’un tropisme accessoire. Des gestes, des frémissements, des mouvements fugaces sont ainsi dits, avec une grande pudeur, une extrême délicatesse. L’œil brûle alors, semble-t-il, comme pour de nouveaux commencements. L’espace et le temps n’ont plus de signification effective. Un vin violent s’échange sans pourquoi.
En aucun cas, il ne faut que triomphent les heures inutiles. Même dans les périodes de profonde ténèbre, seul doit prévaloir ce que Lambiotte nomme le temps dérobé. C’est-à-dire la déchirure de la robe grise, couleur des instants sans fièvre, et la révélation, concomitante, d’une autre plastique, déroutante, de la temporalité comme de la spatialité, révélatrices toutes deux d’angles et d’arêtes nouveaux. Et la scansion du poème se fait alors plus haletante comme en quête d’un objet sans cesse fuyant. Les lignes, apparemment précises, se brouillent. L’obscur infuse. Les nuées empêchent de distinguer nettement. La mémoire seule à ces moments paraît un guide digne. On se trouve plongé dans le règne des confluences énigmatiques. Le proche et le lointain se confondent. Les mots ne happent alors que le manque. Mais Michel Lambiotte ne se résigne jamais au malaise, et c’est ce qui fait son honneur : elle bouge encore / la soif d’une eau transparente (Le temps dérobé, p.35), déclare-t-il ainsi en un moment de pénombre. Il y a toujours un oiseau qui vole au revers de l’ombre. Et pour celui qui guette les trouées de lumière dans la nuit, pour ce veilleur qu’est le poète, c’est alors signe de retrouvailles avec l’instinct plénier, et ce, en dépit de toutes les absences, de toutes les douleurs. Grand familier de l’obscur mais aussi grand poète de l’aube, Lambiotte écrit, par exemple : cadence de juin // le jardin si long / habité d’oiseaux fleuris de lumière / le bout du jardin là-haut / une chance ancienne // l’émerveillement des ramées (Le temps dérobé, p.75).Et le texte de se faire dans ce cas souverain espace d’accueil à la figure de l’altérité. Un visage alors semble avoir pouvoir de refonder, de prononcer à nouveau les mots d’espoir, non plus candidement, mais avertis de toute la gravité de la nuit.
Là est le point d’équilibre secret du poème chez Lambiotte. Dans l’écart, dans son incapacité foncière et heureuse de relayer le bruit qui agite les langages vains, dans le refus de son assentiment à toute posture poétique. C’est à jamais entre dehors et dedans, entre le oui et le non, que le poète a établi son territoire. Absent présent, esseulé, il n’est pas l’homme des causes communes. Il préfère les ruptures. Il défigure nos représentations commodes et désigne le monde d’un doigt neuf mais exigeant : sous la robe elle défigurée / elle se donne // dans l’instant là inattendu / du retrait de l’autre // peut-être un asile (Replis d’ombre, p.31). Le trait de Lambiotte écarte toute figuration immédiate, tout don qui, trop rapide, décevrait. Il suggère bien plutôt la possibilité, en attente, d’une soif apaisée. C’est tout différent.
Les lieux, comme les êtres, comme les vocables doivent mûrir en nous pour s’ouvrir. Si on ne leur offre pas le temps, comme de l’eau à une rose, rien ne se produira. L’être n’irradie que si l’on a laissé une brûlure secrète le consumer.
© Christophe Van Rossom
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