Offrande
Aux mânes de Corax.
À Xénophane, seigneur des solutions improbables. Nous cuirons les anguilles dans l’eau froide, oui, mon maître.
Au rire de Démocrite devant la crasse, les crânes et les carcasses, les robes, les bijoux et les parfums. À sa barbe hirsute aux marges des remparts d’Abdère. Au vide, qu’il voit. Aux atomes, qui l’enchantent.
À la violence aristocratique du verbe d’Eschyle ; à ses arrêts ; à la sainte terreur qui préside. Je rends grâce à la parole imprécatoire. Peut-être les éphémères ne méritaient-ils pas le feu, en effet. Mais méritaient-ils la sanction de l’espoir ?
À Protagoras, qui inventa l’homme, tint l’âme et le divin pour choses peu sûres, dispensables en tout cas. À sa conviction ironique que le langage est un gouffre sans fond, un piège sans merci. À Protagoras, l’intelligence. À l’unique pensée qui nous demeure des Antilogies.
À Gorgias, l’Ennemi le plus âpre, le plus incontournable. À ses sombres décrets ; à ses souverains verdicts. Nombreux sont ceux qui le défièrent et le défient encore – mais qui l’a vaincu ?
À la majesté rhétorique de Marc Aurèle, maître de son style comme de son corps. À la citadelle intérieure. À l’âpreté précieuse. À sa splendide défiance envers eux.
À Juvénal le suspect et à sa muse Colère. Au tonnerre qui habite ses rythmes. À ses fureurs fertiles, vers lesquelles toujours je reviens, par hygiène.
Aux rafales moqueuses, suant le foutre et le vin, de Martial. À son ciel vide, exempt des dieux.
Aux 72 traités, avalés dans le tourbillon du temps, de Varron. À son De lingua latina.
Aux sabres, aux arcs, aux chevaux et aux livres des Hwarang. Louée soit leur fatale, leur élégante exactitude.
Aux pas de petits enfants fantômes dans la neige du jardin de Jacopo Robusti, à Cannaregio.
Au discours perdu de Jean Racine sur La Mothe Le Vayer. À la traduction perdue du De Rerum Natura que réalisa le jeune Molière.
A la beauté détruite de San Geminiano. La main basse de Napoléon sur Venise est une métaphore sans appel.
À la cinquième saison. Aux ombres silencieuses. À l’or de la 1000ème nuit.
Les morts ne pleurent jamais. Ce sont les vivants seuls dont les yeux s’embuent de larmes.
Héraclite a tort, le fleuve est toujours le même. Ses habitants les plus profonds passent invisibles. Plongés jusqu’au cou dans l’eau boueuse comme on nous commande de nous tenir en permanence, comment pourrions-nous les discerner ?
La poésie est un djihâd.
La grande force est d’épouser le fleuve et de l’explorer. D’aimer qu’on finira noyé.
Nul homme encore n’a marché. Apprenons au moins à rire.
© Christophe Van Rossom, Le rire de Démocrite, proses, La Lettre volée, Collection Poiesis, Bruxelles, décembre 2012.
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