On lit La Recherche à vingt ans. On admire la beauté de sa langue et de son architecture. Peut-être la finesse de l’analyse des sentiments.
On la relit à quarante, on se met à comprendre ce que Proust a compris. Nous vieillissons et, pire, l’époque mue, mute, abandonne derrière elle tout ce que aimons. Déjà, nous ne sommes plus de ce monde.
À soixante ans et au-delà, c’est la vérité tragique qui innerve chaque phrase, même celles qui, une fois, nous agacèrent, qui nous arrache le cœur et les tripes. Cette justesse nous fait mal, nous avons mal à cette justesse. Et il nous faut totalement disparaître, à l’instar d’un Bergotte, sans avoir accompli le grand œuvre, ou à l’image d’un Charlus qui aura disposé de tous les dons, de l’intelligence la plus vive, mais aura tout gaspillé sur l’autel de l’instant. Ce que Marcel Proust nomme le Temps nous a vaincus. La mort est là devant nous, et à quelques secondes d’en sentir le froid, nous nous disons : J’aurais dû… J’aurais pu… Mais nous avons gaspillé toutes nos chances. Joué nos cartes n’importe comment.
Qu’est-ce que le génie?
Nous pouvons l’entrevoir. C’est Proust qui attend, le regard aux aguets, l’oreille en éveil. Il compose les 1500 pages de Jean Santeuil puis les écarte aussitôt. Les heures succèdent aux heures. L’horloge les sanctionne. Survient l’image de ce que pourrait être, de ce que devra être le grand œuvre.
Le moment est venu.
Le génie est de le voir, de le savoir et de convertir sa vision en écriture. En art, en beauté, en science exacte de l’essentiel.
Ce moment nous vient à tous. Il précède de quelques secondes notre disparition.
Proust aura transmuté ces quelques secondes en une petite vingtaine d’années de travail acharné, opiniâtre, compulsif.
Nous devons changer notre rapport au Temps. C’est-à dire à la vitesse, à l’accélération et à l’énergie, faute de quoi la masse restera masse à jamais.
© Christophe Van Rossom, Armes & bagages (à paraître).
Votre commentaire