J’évoque un événement qui devait se produire et qui se reproduira, indépendamment des circonstances supposées. Je parle d’un événement qui a produit à peine quatre jours plus tard comme un écho, sinistre de bêtise. On dirait d’une série de répétitions avec sur scène de mauvaises doublures – en attendant que la première ait lieu avec les vrais protagonistes. Bruxelles n’est plus dans Bruxelles.
L’aède est un nomade qui chante une ville pillée, incendiée, détruite, abandonnée aux barbares. Les peuples grecs ne sont pas venus à Troie pour sauver Hélène ; il en allait d’humilier et de réduire à rien une civilisation aimée d’Apollon et d’Aphrodite. Quand Achille enfonce son glaive dans la gorge d’Hector, c’est pour rassasier le sol d’un sang dont seul Arès est friand, et il faudra que Priam le Juste se prosterne à l’instar d’un esclave devant le fils de Thétis pour que ce dernier lui rende la dépouille méconnaissable du prince sacrifié. Après Troie, il n’y a plus que le souvenir de Troie. Du moins, pour ceux qui murmurent ou entendent encore les rythmes du poète.
En date du 11 novembre 2017, le Maroc se qualifie pour la prochaine coupe du monde de football.
Dans les minutes qui suivent, une émeute d’une violence inédite éclate. – Pour fêter l’événement, affirme-t-on ici et là, comme s’il s’agissait de désigner ainsi spécifiquement du doigt la communauté des Belgo-Marocains et des Marocains de Belgique? – Ou, plutôt, pour effectuer une expérience sur la réaction que la Belgique adoptera à l’égard de cet acte sans précédent ni motif? – Qui est derrière cela, et pourquoi : deux questions qui ne recevront pas de réponse, je le crains. La théorie des manifestations spontanées a ses limites ; je n’en suis du reste guère adepte. Trois cents personnes, c’est une petite armée. J’ajoute une dernière question : qui a une idée précise de ce qui s’est passé et du déroulé des événements? Nulle part, il n’en est fait mention précisément. Or, cela a duré. Je ne comprends pas. J’aimerais connaître l’histoire derrière l’histoire, ses angles morts.
Relisant cette humeur datée, je note que ces heures de terreur pour les passants, les commerçants et les habitants du quartier, se déroulent presque au moment où, suite à la reprise de Raqqa, le président français annonce la victoire des coalisés, la fin du califat et la défaite de Daech, et rappelle sa décision de mettre un terme à l’état d’urgence – puisque tout, à l’évidence, est revenu à une norme que rehausse son éclat jupitérien.
À quelques heures d’écart, loin d’Abu Dhabi et de son nouveau Louvre rutilant, plusieurs édiles saluent, chez nous, avec une mollesse coupable, l’efficacité, le calme et la dignité des forces de l’ordre dans cette affaire. Or, pas moins de vingt-deux agents ont été blessés, ainsi qu’un individu dont on ne sait rien ; des voitures ont été incendiées, des magasins pillés, et du mobilier urbain détruit, sans qu’il n’ait été procédé à la moindre arrestation. Tout cela, à Bruxelles, au centre-ville, là où la municipalité a offert aux riverains ce magnifique espace de convivialité et de sérénité sauvé des dangers et de la pollution des automobiles.
Quelques déclarations ont appelé à la tolérance zéro. Les fauteurs de troubles seront identifiés, retrouvés et sanctionnés selon leurs méfaits. Des caméras ont filmé les événements de la soirée. Voilà qui ne coûte rien. Nous verrons si des actes suivent. Il se trouvera au surplus dès demain de bien-pensants sociologues de service pour excuser ces actes, s’il appert qu’ils sont le fait de musulmans, comme une réaction légitime. À bien y regarder, les émeutiers sont avant tout des victimes – De la colonisation… – De l’islamophobie grouillante, qui les ostracise depuis des décennies de la vie bruxelloise… De leur ghettoïsation indigne d’une capitale de l’Europe… Du harcèlement de la police… Du racisme omniprésent…
Nous sentons qu’aucune de ces démonstrations ne tient la route ; les musulmans eux-mêmes ont d’ailleurs été touchés par ce long ravage haineux. Bruxelles n’est pas Paris. Nous comprenons de façon analogue qu’elles constituent, comme beaucoup d’analyses contemporaines hyper-synchroniques, ni plus ni moins qu’un pur déni du réel, non moins effrayant que le révisionnisme avec lequel les comportements de la gent masculine vont être dorénavant décortiqués, culpabilisés et pénalisés, à l’aune d’un néo-féminisme, incapable du moindre esprit de finesse, et qui laminera tout à commencer par la langue.
Des révolutions sont en marche.
Mais revenons à l’émeute.
Fatigué, affligé, coupé du droit de parler comme j’aime le faire, semaine après semaine, je m’avise que je trace ces mots le lendemain de l’Armistice.
L’Histoire est devenue, comme le latin, le grec, les lettres ou l’orthographe, une passion élitiste, passéiste, suspecte. Il faut donc éviter de l’inviter à la barre. Je m’en garderai bien.
Je puis toutefois attester que, depuis que je suis né, jamais semblable événement n’a éclaté – comme ça, pour rien que du vandalisme, sinon une démonstration de force impunie – dans la ville où je suis né.
Il n’y pas de mort, me rétorquera-t-on. – Heureusement! Mais est-ce là le seul signe qui nous indique que de grandes mutations s’opèrent sous nos yeux, et que chaque jour qui passe semble en reculer les limites.
Je songe à ce passage du Cygne : la forme d’une ville change plus vite, hélas! que le cœur d’un mortel.
Je suis rien moins que nostalgique. Je m’efforce de comprendre ce qui change, comment et pourquoi cela change. Je dispose de certaines jauges que j’ai parfois évoquées. Il y eut des hautes époques comme il est des hauts lieux. J’ai aimé Bruxelles, et parfois même à proportion que la cupidité et la bêtise de ses responsables la saccageaient.
Bruxelles est aujourd’hui une marche dont je me sens de plus en plus étranger.
© Christophe Van Rossom, Armes & bagages, à paraître.
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