Depuis quelque temps, jusqu’à un moment avancé dans l’automne, il me semble apercevoir des mouchettes partout où je m’installe. Je suis couché : elles gênent ma lecture. Tandis que je suis à table, à boire un verre, à écrire, à manger, deux ou trois de ces gêneuses ne manquent jamais à l’appel. Stigmates d’une météorologie qui s’affole, ou hiéroglyphes d’un arrêt à venir.
À l’image, oui, d’un préambule aux mouches vertes et bleues qui, venu l’hiver, vrombiront au-dessus de ma dépouille – goguenarde, chantante, bavarde. Et tombent les grêlons, sur la tête des goules, des spectres et des liches, venus davantage pour s’assurer que tout est bien consommé et que la bête ne nuira plus, que pour la pleurer, la regretter et offrir au trou béant une rose trempée dans du vin. – Pour l’occasion, un grand Amarone, disons, par un ami aux amis rares proposé.
Question de point de vue, toutefois, car, quand on meurt, c’est toujours l’été pour ceux qui restent – engoncés dans leur conne et inébranlable bonne santé.
Un instant, je crois apercevoir des manteaux de laine sombres et, tout de même, quelques robes légères (à l’inverse des hommes patauds, les femmes d’instinct savent quand la belle saison est là). Tribulat Bonhommet, récemment converti et à présent ministre, serre la main du pharmacien Homais, désormais de l’Académie, alors même que, cardinal papabile, le narcotique Bournisien, après avoir marmonné d’inaudibles âneries, écarte les mains, tête levée dans l’air torride, en direction du ciel aveugle et bleu, puis tête baissée, afin de jouir de l’humide fraîcheur qui angéliquement monte du sol, tandis que le corps nu (ô le caractère fantasque des morts qui peuvent se payer les privilèges des lisières), le corps à la fois nu et enclos du disparu initie son heureuse catabase sans plus prêter attention au tourbillon des mouches noires et blanches et à leur vain ballet guerrier.
Libres où qu’elles soient, avec qui qu’elles soient, Mireille, Fanny, Catherine et Brigitte sont pareilles à elles-mêmes. Elles sont ma langue et mon désir : dignes et justes chacune, comme digne et juste, il faut s’efforcer d’être, avant d’avoir été. Cela me touche qu’elles soient là. Je m’étonne davantage de la présence de Sophia, de Monica et de Maria-Grazia, qui incarnent la langue latine, la beauté des origines, la Méditerranée, la sophistication simple, le goût parfait de l’Italie. Elles ne voient plus mon corps, provisoirement immarcescible, mais elles devinent qu’il salue leur présence comme il se doit. – Ô les dons inattendus des figures qui se manifestent parfois à la faveur des funérailles!
De la main, je touche maintenant, pour la toute première fois, le froid réel de l’hiver, dans la nuit veloutée du sarcophage gris et rose que je me suis choisi (et que j’ai payé par avance, TVA comprise, dans le cadre spectaculaire d’obsèques catholiques en première), il s’est installé le froid vrai, il prend son temps, jusqu’à ce qu’enfin ma langue se fige dans le gel de la nuit désirable. Mes yeux bleus pétillent.
– Mais que cette touffeur moite d’en haut puait, bordel de nom de Dieu de merde! Mais que ces bipèdes en sueur, tête ensuquée de certitudes vides, et tripes engorgées par les helminthes de leurs indigestes sentiments, m’emmerdaient, me minaient! – À d’autres, à présent, le rôle de témoin impuissant des chemins mauvais! – Inch Allah!
– Or c’est une nouvelle, merveilleuse musique à présent – adagio, ma non troppo – qu’orchestrent, virtuoses, de joyeux violons vivaldiens (Fabio Biondi ne doit pas être loin) à l’attention du Néant secourable. Je descends, descends, descends toujours, bien plus profond qu’on puisse imaginer, léger, léger, léger. – Andante, désormais, la musique, mais enveloppante. Mais où suis-je donc? Ce pourrait être au sein des salles infinies, finies, de Ħal Saflieni… Mais non : c’est comme si c’était du Haendel qui m’était soudain offert, en une mélodie murmurée au corps & esprit entier devenu oreille. Et tout d’un coup cela devient l’évidence, oui : car voici que Danielle de Niese reprend pour moi, pour moi seul, dans la tenue sublime qu’elle arborait dans son interprétation de Cléopâtre, le « Endless pleasure » de Semele, cependant que mes lèvres lentes prononcent une ultime fois la première et dernière leçon : « Mais seulement les atomes, et le vide entre les atomes… », « Mais seulement les atomes, et le vide entre les atomes… »
Le printemps, quant à lui, est remis à plus tard. À beaucoup plus tard. À dans très longtemps même, soyons clairs. Il n’est pas impossible que des siècles entiers s’écoulent avant que quelques-uns ne le hèlent, ne réapprennent son nom et son sens. La lune d’été est trop haute dans le ciel, et l’horizon, verrouillé. Ceci expliquant pourquoi le printemps ne se montre déjà plus depuis des décennies. Notre désir ne l’alimente plus, l’oubli le gerce. Nous ne le courtisons plus, nous ne l’imaginons plus, nous ne le sacralisons plus ; il paraît obsolète. Désuet et dangereux. Aussi est-il des âmes saintes dans toutes les rues du monde pour répandre l’idée que la quatrième saison n’est pas. Jamais n’exista. Que c’est une légende impie, on ne peut plus contestable. Une fable condamnable même, par de rares fabulistes des confins encore défendue.
Sous une frêle couche de feuilles rousses craquelantes et de givre épais, il attend toutefois, le printemps, sans rêve ou presque ; il attend qu’un talon audacieux brise la glace. Il patiente, partout, jusqu’à ce que nous nous éveillions – enfin! – de nos coupables avachissements, de nos épouvantables compromis et de nos rêves sans pain ni levure.
© Christophe Van Rossom, Armes & bagages, à paraître, 2020.
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