Je me souviens, c’était il y a une dizaine d’années d’ici. J’avais lu quelques poèmes de Jean-Paul Michel ; j’avais reçu et dévoré les proses composant Bonté seconde, puis je m’étais précipité sur ses œuvres poétiques complètes, publiées en deux volumes chez Flammarion, et je recevais, aussi, l’essai sur Hölderlin. Période faste. Je lisais, je prenais des notes. Je relisais. Mes cahiers s’emplissaient d’observations, de commentaires, de digressions. Je ne lisais pas un poète : j’écoutais un ami. Je recueillais avec gratitude une coupe de fruits tendue comme un présent. Cela chantait et pensait. Cela pensait et chantait. Hölderlin conversait avec nous, et Dante, Rimbaud, Hopkins, Spinoza, Baudelaire, Lautréamont, Blake, Leopardi, Nietzsche, Mallarmé. Et tant d’autres. Ce furent, ce sont encore d’inoubliables banquets.
Je me souviens combien il pleuvait ce soir-là. Monique Dorsel, comme souvent, m’avait fait confiance et avait invité Jean-Paul au Théâtre-Poème, ici, à Bruxelles afin que nous évoquions son œuvre. Avant l’entretien et les lectures prévues, quelques moments seulement pour entrer en contact avec le poète, autour d’une table, dans un restaurant voisin. Yves Bonnefoy écrit quelque part que les premières conversations sont le plus souvent malaisées. Jamais, personne comme Jean-Paul Michel ne m’a procuré pareil sentiment d’un contact immédiat, franc, chaleureux, cordial. Jamais, comme avec lui, auprès de lui, j’ai éprouvé le sentiment qu’un échange réel se trouvait aussitôt accessible. Dans les premières minutes, ou presque, le cœur des choses étaient, de façon souriante et généreuse, abordé.
Il y eut notamment, je me souviens, des idées avancées sur le Rimbaud de la Saison et des Illuminations. Je me rappelle tout particulièrement cette formule de Jean-Paul : « Mais Rimbaud, c’est de la pensée pure… » En effet. Et sur cette base, combien vite on peut progresser dans l’amitié pour une œuvre et un homme.
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Je pourrais évoquer d’autres rencontres, ultérieures, et une correspondance, combien précieuse. Mais quand Jean-Paul Bota m’a très aimablement demandé une contribution à un numéro d’hommage du Préau des Collines consacré à Jean-Paul Michel, j’ai, après quelques secondes de réflexion, immédiatement proposé d’aborder la pensée du poète. Je ne sache pas de grand poète qui ne soit aussi, fatalement, un penseur considérable. La grande erreur des philosophes est de considérer qu’il n’y a pas lieu d’envisager les écrivains sous cet angle. Les professeurs de lettres ont le tort, très souvent, de n’aborder une œuvre poétique que sous ses aspects les plus formels. Tout poème qui vaut est tout autant chant que pensée, oui. Absurde, la position consistant à dissocier éthique et esthétique. Je ne comprends pas l’étonnement qu’a pu causer, aux yeux de certains, la parution des réflexions contenues dans La vérité, jusqu’à la faute. Elles ne sont que l’autre profil du poète. Séparer le Baudelaire des Fleurs du Mal de l’auteur des Fusées ou de Mon cœur mis à nu, n’a aucun sens.
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Qu’est-ce qui importe ? Trasumanar, répond Dante. Voyager au cœur de son univers intérieur vers une autre étape de soi, laquelle prélude à son tour à une nouvelle transhumance intérieure. Et cela sans fin. Traverser l’enfer, ne point s’accoutumer à sa puanteur et garder à l’esprit que, si on trouve la force d’avancer et de s’élever, les portes du Paradis peuvent s’entrouvrir. Bâtir une humanité souveraine qui ferait que l’on se regarderait dans le miroir sans rougir. Et pour cela, non seulement progresser beaucoup dans les savoirs et les connaissances, lire sans fin, mais, non moins, se scruter sans faiblesse, ne jamais se farder et considérer le monde justement. Ne pas sombrer dans la bien-pensance, inutile. Préférer de toujours la crudité du vrai aux mirages sucrés de la vérité.
Dans une lettre de 1984, Jean-Paul Michel s’adresse en ces termes à Robert Bréchon : je m’inscris en faux contre la gentillesse en art. L’art est de la sorcellerie – rien d’autre. Et la magie, c’est la cruauté réglée. Pas seulement à l’encontre de la nature, mais des opérations ordinaires de l’art lui-même.
L’art ne vit que de ce qu’il s’entre-déchire sans fin pour se conserver vigoureux et vivant. L’artiste doit être pur de tout intérêt secondaire, se faire oublier dans le monde social, tourner toute son énergie réelle vers ses figures ; tout leur donner – et, en même temps, les régir sans complaisance, les dresser, les fouetter jusqu’au sang, jusqu’à ce que les plus féroces se couchent à ses pieds en bâillant. Il doit aimer les formes, les couleurs, l’intensité, l’inattendu. Tout le reste le déçoit. Voilà pourquoi j’aime la discontinuité – cet effet verre brisé que visent mes livres : on ne peut s’y assoupir. (Difficile conquête du calme, p.92)
Ethique et esthétique indissociablement liées. L’art et la vie comme haute veille. Comme attention à ce qui vaut, à l’éclair qui déchire la nuit, évoqué par Baudelaire dans A une passante. Amour de la difficulté ascensionnelle ; goût pour le domptage de l’animalité, une fois celle-ci connue. Don de soi et disponibilité. Panache. Conversion des heurs, malheurs et bonheurs en énergies fécondes. Refus de la convention tant en art qu’au sein même du quotidien. Ne rien lâcher aux chiens qui aboient dans la sphère du social, du professionnel, de l’économique, du bassement politique. Tenir le pas gagné, oui, Rimbaud. Oui, Jean-Paul Michel. Vouloir intensément que l’art ne soit qu’intensité, éclat tranchant à l’image même de ce que la vie vraie suggère elle-même. Jean-Paul est un grand poète, c’est-à-dire un grand grammairien, un violent rhéteur, un puissant sophiste. La langue est une puissance souveraine. Il faut aimer la combattre et l’apaiser bien souvent, la courber avec humilité, à d’autres moments, aux sinuosités des vertiges de l’existence. Cela demande que l’on ne tergiverse pas, que l’on soit fort et qu’on égale en cruautés efficaces les enchantements et les désenchantements du monde. L’art est de toute éternité un pas de côté, un refus de pactiser, de fraterniser. Mieux : l’affirmation du miracle thermodynamique que chaque vie humaine représente face à toutes les catastrophes, tous les désastres, toutes les défaites physiques ou métaphysiques, lorsqu’elle prend tant soit peu conscience d’elle-même. Que disent d’autres les mains négatives du 40ème millénaire ?
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Ce qui vaut n’est pas la réalité. La réalité, ainsi que Gorgias en apporte la démonstration, n’existe pas. Ce qui doit présenter quelque importance à nos yeux, en revanche, c’est le réel. Ce qui, au bout de ce presque demi-siècle de hasard et de feu se sera révélé à moi comme le plus réel est ce Hasard, et ce feu.
Je ne vois pas qu’on le puisse appeler autrement que sacré. Si profane veut bien dire calculable et calculé, sacré ne désigne rien d’autre que l’incalculable réel. Mais lui donner seulement cela, c’est déjà tout lui donner.
C’est devant lui qu’il faut tenir. (Difficile conquête du calme, pp.59-60)
Le sacré, c’est ce qui est. Non pas ce qui préexiste, puisque rien ne préexiste à la formulation, au geste d’art, à la profération. Mais ce à quoi nous avons décidé d’accorder valeur et importance. Le poète a pour mission de nommer ce qui vaut et de sauver ce qui vaut des abîmes du néant. Il bâtit une maison, non pas à l’Etre, mais au feu même du Devenir. Mais les poètes seuls fondent ce qui demeure, rappelle Hölderlin. Indubitablement. Le poète est donc le gardien du seul sacré. Un sacré immanent et en perpétuel surgissement. Une électricité qui consume qui aime, un brasier qui dévore de ses flammes celui qu’attire la foudre de la beauté. A-t-on assez remarqué le nombre de majuscules qui sculpte un sens plus profond aux vocables qui constituent l’armature même de la pensée et de la poésie de Michel ?
On écrit : on remercie. On rend grâce aux Pères. On en invente. On célèbre les indicibles puissances qui soulèvent nos vies. On nomme des intuitions fertiles et, peut-être, partageables. On exorcise de tout son être les démons qui nous hantent. On prend la mesure de ceux qui nous hanteront à jamais. On esquisse un parcours. On salue des noms et des visages. On refuse catégoriquement de céder aux sirènes de l’absurde et du cynisme. On coud avec application les lèvres qui ressassent depuis l’aube de l’humanité à quel point cette dernière est vaine et sans avenir. On a lu L’Ecclésiaste, mais on a décidé de fermer le livre. On allume une torche et, curieux, on s’avance dans la nuit. L’on va – oui, Giacometti.
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L’art est pure audace, total défi. Il ose répondre, oui, Picasso. Et il ne répond pas en candide. Il sait, souvent parce que le poète lui-même les a toutes essuyées, les ignominies et les bassesses, la bêtise et la mesquinerie. L’art n’efface pas la perte. Il lui répond (Le plus réel est ce hasard, et ce feu. Poèmes 1976-1996, p.202), souligne Jean-Paul Michel dans un texte magnifique sur les ruines de Sélinonte daté d’août 1994.
Que la poésie enfin sorte de ses gonds ! Voilà ce que demande Michel. Qu’elle se dévergonde pour mieux faire rougir les partisans du rien et les renvoyer aux oubliettes qui les attendent ! Ce n’est parce que le monde présente un sens qu’il faut l’aimer. Il faut l’aimer – et le dernier Shakespeare mesura très bien les enjeux de ce défi – pour lui conférer quelque sens. L’art ne vise pas à abolir la finitude comme certains purent l’espérer, qui lirent bien pauvrement Mallarmé. L’art est la tentative de faire flamboyer de la beauté en réponse à toutes les agressions en même temps qu’il est désignation de cette beauté comme absolue dénégation des allégations des amants du nihil.
L’art profond aime le hasard et l’accueille. Il comprend, tel Ulysse, toute la superbe de l’horizon mortel. Il aime la surprise, il ne craint pas d’être dérouté. Il est, en somme, confiance dans le devenir. Non pas bavard mais éloquent, il prend plaisir à élaborer des discours séduisants. Séduisants, non en raison de quelque technique de falsification spécieuse, mais parce qu’en leur sein se célèbrent les noces musicales du vrai et du réel. La perte n’est pas un constat final, mais l’occasion d’un rebond fondateur. Si Michel, comme Nietzsche, a une nouvelle « bonne nouvelle » à nous communiquer, c’est bien celle-là.
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Assez de rêveries d’histoire abstraite. Ouvrez des bibliothèques. Fondez des villes. / Edifiez des palais. / Elevez une colonnade pour la promenade digne des malheureux citoyens sans cité des villes modernes. / La Renaissance a repeint a neuf l’entièreté de l’être. / A Urbino, la cuisine de la maison de Raphaël sent encore le charbon et la fumée. On dirait qu’il est sorti hier. / Une étrange timidité, pourtant, paralyse les modernes. (Le plus réel est ce hasard, et ce feu, Poèmes 1985-2000, p.169)
Nous ne cessons d’avoir peur. De reculer devant le possible. Pourquoi ? Pourquoi cette déperdition totale d’élan, de désir, de goût pour la saveur des choses et les beautés réelles ?
Nous avons troqué le confort contre la liberté. Pire : ce que nous nommons désormais liberté n’est guère qu’un piètre confort. Nous nous cramponnons à des slogans, nous buvons sans cesse à l’eau frelatée de vérités étiques sinon empoisonnées.
Il y eut, dans l’histoire humaine, des moments où la liberté et le bonheur (appelons cet étrange affect ainsi, faute de mieux pour le moment) furent possibles. Il y eut, au sein des civilisations, en Occident, de brèves périodes qui offrirent aux audacieux la possibilité d’émerger de la fadeur morne dominante. Je songe à l’Athènes de Périclès, à la Campanie épicurienne, à Florence au quinzième siècle, à Venise au seizième, à Rome au dix-septième, à Venise encore opposant des feux miraculeux de joie au spleen insupportable du dix-neuvième propulsé à contre-sens tel un boulet rouge conquérant.
Le Temps ne bouge pas, c’est nous qui nous agitons autour de lui. Le plus souvent sans savoir pourquoi et sans allégresse. La Renaissance n’est pas un point lointain dans l’histoire du monde : elle est une grâce dont nous pouvons réaliser l’assomption hic et nunc. Mais nous ne le voulons pas. Je veux dire qu’en dépit des encouragements de Jean-Paul Michel, nous ne sommes que quelques-uns à croire la Renaissance toujours vivante. Nous construisons l’enfer autour de nous quand le Paradis ne cesse d’appeler. Nous autres, modernes, sommes des timorés. Nous ne regardons ni le ciel ni le sol. Nous ne contemplons dans le miroir que l’ombre improbable que dessinent nos existences faméliques. Nous sommes des cauchemars imaginés par Spilliaert, alors que la beauté raphaélesque ne demande qu’à illuminer nos chemins. Pourquoi tant de pauvreté dans les projets ? Pourquoi tant de renoncements, si systématiques, si pathétiques ?
Pourquoi sommes-nous si peu à croire sur parole Hölderlin lorsqu’il affirme que là où croit le désert, croît aussi ce qui sauve ?
Le blanc n’est pas une réponse, le délire non plus. Ce qui me rend si nécessaire la poésie et la pensée de Jean-Paul, c’est qu’elles maintiennent vive notre attention à ce qui est, à ce qui vaut, à ce qu’on peut – avec sang-froid, et en tout lucidité.
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Il n’y a pas de dieux.
C’est pourquoi la prière a du prix.
Personne ne nous écoute.
Pour cela, peut-être, nos chants sont purs. (La vérité, jusqu’à la faute, p.31)
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Dans son beau poème en prose intitulé Assommons les pauvres, Charles Baudelaire met en scène un personnage qui, non content de refuser l’aumône à un mendiant, le roue de coups… jusqu’à temps que ce dernier se cabre contre la situation et décide à son tour de flanquer une raclée au narrateur, lequel, en réalité n’espérait que cette saine réaction. On ne fait pas de bonne littérature avec des bons sentiments. Michaux disait déjà que la poésie était un ring, quand Jacques Crickillon affirme aujourd’hui qu’il y a lieu de flinguer. Recevoir des coups n’est pas un mal : c’est mesurer la puissance du réel comme la violence de l’art. Et c’est dès lors, peut-être, avoir à son tour envie de répondre.
Je lis Jean-Paul Michel comme on reçoit des coups.
Février 2009.
© Christophe Van Rossom & Le Préau des Collines
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