Boutès, de Pascal Quignard, Editions Galilée, Paris, 2008.
La musique est une obsession fondamentale dans l’oeuvre de Pascal Quignard. Les essais contenus dans La leçon de musique ou le volume de petits traités intitulé La haine de la musique en constituent des preuves non moins palpables que celles recelées dans des romans tels Le salon du Wurtemberg, Tous les matins du monde ou, plus récemment, Villa Amalia.
Musicien lui-même issu d’une longue lignée d’organistes, Quignard aurait parfaitement pu orienter sa vie dans une direction qui l’eût plié entièrement aux lois de cet art exigeant, n’était, peut-être, une défiance profonde à l’égard de ses ambiguïtés.
Boutès, que publient les Editions Galilée, apparaîtra aux amateurs de l’auteur d’Albucius comme un ouvrage essentiel car il nous livre ce que l’écrivain lui-même définit comme ses ultimes spéculations sur la musique, ou plus exactement, sur les deux formes de musique qui colorent nos vies.
Des deux musiques
Tout d’abord, il y a le chant vocal, dangereux, indomestiqué car puissamment originel, que donnent à entendre les sirènes notamment. Et puis, il y a l’autre musique, sociale, maîtrisée, sous contrôle et destinée, peut-être, à contrôler. Bref, d’une part, une mélodie qui arrache aux conditionnements et force à plonger, à l’instar de ce que fait Boutès, l’un des héros des Argonautiques d’Apollonios de Rhodes ; et, d’autre part, la mélodie instrumentale, jaillie de la lyre, et que domine à la perfection Orphée – laquelle est destinée à étouffer le chant immémorial des sirènes. Une musique que l’on écoute assis. Une musique qui fait de nous des assis.
Pascal Quignard expose ici, en jouant du mythe et de ses lectures possibles, rien de moins que les enjeux les plus secrets de ce que la musique représente à ses yeux. D’un côté, la collectivité des rameurs, qui subissent la mélodie d’Orphée ; et, de l’autre, l’individu singulier qui se lève et se met en péril pour atteindre à la voix envoûtante jaillie de la source. On peut mesurer toute la force de la métaphore aux yeux d’un écrivain qui, on le sait, ne met, depuis de longues années, rien au-dessus de l’effort accompli en vue de sortir du rang et d’échapper aux pressions sociales et professionnelles. La dissidence n’est pour lui pas un vain mot. Or, qu’est-ce que la dissidence, sinon, étymologiquement le refus de s’asseoir et le désir de demeurer debout, farouchement, pour aller vers l’énigme? La lecture et l’écriture, au sens que Quignard assigne à ces hauts vocables, ne sont rien d’autre que la manifestation la plus personnelle de cette sauvagerie reconquise. Et c’est pourquoi, évidemment, la musique se révèle une porte vers une autre hantise, non moins fondatrice de la pensée de l’auteur de Dernier royaume.
La nostalgie de l’origine
C’est que, derrière le mythe des sirènes, il y a le désir de toucher à ce qui se trouve en amont de tout. La musique, écrit Quignard, ne re-présente rien : elle re-sent. Elle est ce que nous percevons dans le ventre maternel, dans le liquide amniotique. La musique est la plus lointaine, la plus ancienne de nos perceptions. Plongeant, Boutès ne cherche pas à se noyer. Pas davantage, il ne redoute les serres des sirènes. Il plonge pour retrouver le jadis, le revers du Temps. Pour retrouver l’écoute primordiale, pure de toute scorie langagière. Il plonge aussi pour renouer avec un monde – un royaume – que tout conspire à nous faire oublier. Il quête un autre rivage qu’affectif, familial, social, économique, professionnel, politique. Il veut quitter la sphère du connu et du bruit.
Boutès (qui sera sauvé par Aphrodite) plonge comme Pascal Quignard écrit. A contre-courant, il nage entre plusieurs eaux à la recherche de pierres qui médusent, de beautés qui sidèrent, de savoirs qui évoquent la source jaillissante inatteignable. N’aspirant à aucun soutien, n’espérant aucun secours, il témoigne au surplus de quelque chose de scandaleux : le fait qu’il est non seulement possible d’être heureux dans la clandestinité, la musique du silence et la solitude (in angulo cum libro, écrit-il ailleurs), mais qu’au surplus c’est peut-être la seule façon réelle de vivre dans un monde d’assis en proie aux rumeurs et à l’hystérie.
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
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