Ultima coda, de Jacques Crickillon, L’arbre à Paroles, Amay, 2008.
On paie cher d’être immortel, écrit Nietzsche dans Ecce Homo : pour cela il faut mourir plusieurs fois de son vivant.
Contrairement à ce que son éditeur avance, Ultima coda n’est pas le dernier livre du poète de Kénalon, pas davantage que ne l’était le somptueux Phase terminale, ouvrage d’artiste copublié sous coffret par l’Académie et les éditions du Taillis-Pré.
Ce qui est exact en revanche, c’est que, l’époque médiocre avançant vers un désastre que Crickillon n’a cessé de dénoncer avec une vigueur sans pareille depuis des décennies, chaque livre de poésie offert au monde est une épreuve terrible. Pire : une forme d’ordalie athée. Il est la traversée d’un feu froid : celui d’une indifférence généralisée aux notions autrefois sacrées de souci d’élévation et de beauté. De souci d’art.
Depuis plusieurs années maintenant, par conséquent, Jacques Crickillon s’est à juste titre retiré, signifiant par là, non pas que la seule voie laissée à la poésie est la fuite, mais bien que le lieu du poète est dans le retrait distant qui seul permet d’avoir un juste regard sur l’homme, sur la culture et sur la société. Je ne veux pas croire pas que ce soit la poésie qui soit en phase terminale, c’est notre civilisation, bien plutôt, qui l’est – le drame du poète étant de le ressentir dans sa chair, comme sa grandeur est d’en porter témoignage dans son chant.
Ultima coda et Phase terminale ne témoignent en aucune façon d’un effondrement des facultés créatrices du poète. Ce serait même tout le contraire, puisque voilà deux livres qui, à côté du cycle d’A Kénalon, donnent non seulement à lire, mais aussi à voir. Pour la première fois, en effet, Crickillon livre au public des poèmes mais aussi des peintures, rejoignant ainsi une tradition où s’illustrèrent avec altitude un Blake, un Artaud ou un Michaux. Deux portes désormais conduisent aux neuf royaumes de l’auteur de l’Ode à Lorna Lherne. Deux portes qu’il y a lieu d’aborder de front, ainsi que le permettent la mise en page de ses deux derniers ouvrages. Deux portes, sinon même trois, dans la mesure où Crickillon a également choisi de nous livrer ses textes calligraphiés et signés chacun par un glyphe différent. On observera d’ailleurs au passage la récurrence obsessionnelle de portes ou de passages qui se succèdent les uns aux autres dans son univers graphique.
Portes et passages
Crickillon pas mort, donc, mais au contraire une fois encore ressuscité : plus neuf, plus inventif que jamais, redoublant d’audace tant dans la langue que dans le propos.
Si bien sûr la hantise de la mort est omniprésente dans ces pages, la façon dont le poète l’appréhende, elle, est indéniablement d’une puissance de création et de provocation salutaire telle qu’elle paraît propre à soulever des montagnes. D’où la tension binaire qui parcourt ses derniers livres : un JE / NE VEUX PAS MOURIR qui est la voix de la création s’oppose au JE / VA(IS) MOURIR du roman psycho-biologique.
L’amour et l’art demeurent des forces conjuratoires que le Nouvel Empire évoqué par le poète n’est pas à même de phagocyter ni de contrôler. Indompté, Crickillon n’est pas homme à se laisser enfermer si aisément derrière les barbelés festifs et bien-pensants de ce qu’il n’hésite pas à nommer New Auschwitz. Poésie / fondamental principe de l’absolu anti-consentement, souligne-t-il. La société mondialisée est devenue bien sordide, certes, et dépasse de loin les cauchemars d’Orwell, de Debord ou du regretté Philippe Muray. Mais, dans la solitude, il nous demeure encore la possibilité du chant de colère, de la mélopée qui prélude à la grande guerre. Je suis condamné à mourir, pas à me taire, hurle Barabbas dans sa geôle. Je peux créer et ouvrir des mondes, hurlent les mots et les peintures de Crickillon qui, au nom des souveraines divinités de l’imaginaire, tire de salubres missiles contre le tissu gris du trop de réalité condamné de son côté par une Annie Le Brun.
J’ai mes bêtes libres / mes doux orages de livres / les syllabes du secret, rappelle le poète. Et voilà qui est bien suffisant pour dresser un rempart entre soi et le bruit et l’agitation propre à l’imposture contemporaine. Nuages ce matin sur arbre font zen / font appel de chapelle font répons / et le monde enfin se retire du son. Le sacré n’est pas là où l’on croit, il est dans le silence même, respirant, d’une vie tout entière à l’écoute de ce que peuvent révéler les mots et les formes si on les aime dans l’immédiat d’une transitivité éthique et esthétique, qui transcende mémoire et songe.
Comme Giacinto Scelsi en musique, Crickillon explore à présent autant la forme des mots que l’intérieur même du son, retrouvant du reste, comme Artaud autrefois, les vertus apaisantes de la litanie et de la glossolalie. Et le langage alors de se faire pur mantra, rythme supérieur arrachant l’être aux faux rythmes imposés par le quotidien, profération sacrée destinée à pourfendre une société de plus en plus bassement profane et qui ne cesse, quant à elle d’ânonner systématiquement DANS LE MÊME SENS .
Les bande-mou et les baise-petit de la pensée, les fonctionnaires appointés de la critique crieront sans doute au délire, pointeront l’incompréhensible. Mais qu’importe : nous savons que les lecteurs de Baudelaire, Lautréamont, Rimbaud ou Mallarmé se comptèrent du vivant de ces auteurs sur les doigts de deux paires de mains, au mieux. Et nous savons aussi que tous les sous-Sully Prudhomme que l’on applaudissait alors sont depuis longtemps relégués à la poussière de rayonnages où, à raison, plus personne ne puise.
Crickillon est mort, vive Crickillon !
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
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