Les Hautes falaises, de Jean-Paul Goux, Actes Sud, Arles, 2009.
Un architecte, c’est quelqu’un qui veut bâtir, organiser l’espace, le structurer, le comprendre, au sens le plus ancien de ce verbe. Qu’est-ce d’autre qu’un écrivain, pour Jean-Paul Goux, sinon un être, dévoré par un sentiment inextinguible de beauté, et soucieux d’architecturer la langue de telle façon qu’un sentiment violent s’empare de son lecteur ? Sentiment d’absolue fascination devant qui la maîtrise avec une maturité telle que les flux difficilement canalisables de la langue se plient soudain aux lois d’une parole surgissante, c’est-à-dire d’une voix, pleine de force.
On s’en souvient sûrement, le narrateur (qui n’était pas nommé) du précédent roman de Goux, L’Embardée, était un architecte. Malheureux à l’idée qu’un appartement familial auquel étaient attachés tant de souvenirs disparaisse bientôt, il s’était décidé à écrire à deux amis, Clémence et Charles, des lettres que sans doute il ne leur enverrait pas.
On le retrouve ici, dans Les hautes falaises (sous-titré Les Quartiers d’hiver (2)) et il porte cette fois un prénom. Il s’agit de Simon. Simon qui n’écrit plus, mais qui parle avec fièvre, à ses amis, car Bastien, un compagnon d’enfance a manifesté le désir de le revoir. Or Bastien a toujours fasciné l’enfant que fut Simon, comme semble l’avoir appelé de toujours L’Epine, la maison où Bastien souhaitait inviter Simon autrefois.
S’il ne s’agit pas ici d’épuiser toutes les richesses de ce beau roman, signalons tout de même qu’à l’image de son auteur, qui ne cesse d’approfondir ses interrogations sur cette forme-force qu’est la prose romanesque (qu’il a du reste magnifiquement théorisée dans plusieurs essais, dont La fabrique du continu), Simon entend mettre des mots sur la relation toute particulière qu’il entretint, enfant, avec Bastien. Qu’est-ce que la fascination, questionne Goux ? Comment un être peut-il, sans malveillance d’ailleurs, se mettre à exercer un ascendant sur un familier. Simon, comme Goux, aime à chercher, à se perdre en conjectures. Il n’entend pas trouver, mais au moins entend-il mettre quelques mots pesés sur cet effet de subjugation, naturelle, sans pourquoi, que Simon éprouve envers son aîné. Effet de subjugation qui n’est pas bien sûr sans métaphoriser l’attraction que peuvent exercer sur nous les grandes œuvres de beauté…
Le désir est une puissance dont on n’a peut-être pas assez noté qu’elle intéressait non moins Jean-Paul Goux. Il y a dans toute son œuvre, comme le plus souvent chez ses personnages, un irrépressible désir d’aller vers. De marcher, et ce faisant, de scander rythmiquement son désir. Arpenter l’espace, comme Gracq aimait tant à le faire, le cadastrer, l’observer minutieusement afin qu’il se dévoile, au moins un tout petit peu.
Marcher, c’est occuper, en mouvement, l’espace, de la même façon qu’écrire, au sens où Goux l’entend, c’est occuper la page. Pour qui a eu la chance de contempler ses manuscrits, la chose est évidente : Goux ne supporte pas le vide, il éprouve – il l’a déjà confié d’ailleurs – un grand sentiment de satisfaction à l’idée de pouvoir couvrir presque intégralement, sans marges, la page de son écriture serrée, concentrée. Emplir la page, ne rien céder au néant, ni au hasard. User de tous les subterfuges d’une écriture dûment articulée pour tenir à distance les forces de l’entropie. Voilà le cœur battant de cette entreprise puissamment orientée.
C’est que pour Goux, l’élaboration d’un roman digne de ce nom se distingue radicalement de toute autre démarche littéraire et de la poésie en particulier, qui semble miser sur l’instant, quand le roman prendrait plutôt quant à lui en charge les problématiques du Temps et de la durée.
Les hautes falaises l’illustrent une fois de plus avec brio, l’écriture de Goux met en branle une dynamique qui n’a pas fini de faire parler d’elle, la phrase étant chez lui une véritable centrale atomique libérant une énergie que parvient, de ligne en ligne, à contrôler une syntaxe qui compte au nombre des plus impressionnantes de la prose française.
Grâce à elle, la voix ne trouve pas de repos. Eminemment présente, elle va – pour le plus grand bonheur de ses lecteurs, qui savent que la prose narrative de Goux incarne une des tentatives les plus accomplies de renvoyer à un néant dont rien n’aurait dû l’arracher la pacotille romanesque psycho-sociale, dont la pauvreté du lexique et du phrasé n’ont d’égales que la veulerie du propos ou l’indigence de la pensée.
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique.
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