Une boîte close que l’on pose au-dessus d’une étagère. On s’adresse à l’enfant, qui a observé la manœuvre. On lui intime de ne pas s’approcher de cette boîte, et on lui interdit de l’ouvrir, car ce qu’elle contient est dangereux. L’enfant promet. Mais, que l’on s’éloigne une heure de la pièce où l’enfant a été laissé seul avec la boîte. Et que l’on observe, discrètement. L’enfant va mettre tout en œuvre pour grimper jusqu’à l’endroit où l’on a déposé la boîte. Il brûle de l’ouvrir pour connaître ce qu’elle contient.
Nitimur in vetitum.
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Nitimur in vetitum, semper cupimusque negata, écrit Ovide dans la quatrième élégie du Livre III des Amours. Nous nous efforçons vers l’interdit et nous désirons ce que l’on nous refuse. Toujours.
Peut-être un jour se remettra-t-on à lire Ovide, et les Anciens. La quatrième élégie est une ouverture au Temps d’une beauté ruisselante.
J’entends Nicolas Sarkozy avancer que l’apprentissage de la langue grecque et de la langue latine constitue un luxe largement superfétatoire. J’entends Nicolas Sarkozy ajouter qu’il serait dorénavant logique que l’on paie pour s’offrir ce luxe. Que la connaissance de ces deux langues relève de l’inutile, est une doxa très largement répandue.
On paie lorsqu’on est puni. On paie lorsqu’on transgresse un interdit et que l’on se trouve pris sur le fait. Les interdits nouveaux foisonnent.
La lecture, la mise en perspective sont profondément dangereuses. Elles menacent la sphère du social.
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L’acte originaire le plus bouleversant consiste à s’opposer à l’ordre. Qu’il fût divin, naturel, social ou familial. Il s’agit de brusquer le cours des choses, de contourner les obligations et la loi. Le plus profond désir est d’inventer sa souveraineté. L’interdit est le premier moteur, qui engendre la transgression. Nous nous construisons à force de transgressions. Même si le troupeau mugit, on sait bien, seul, qu’il n’y a qu’ainsi que l’on avance. Il est dans toutes les civilisations que je sache au moins un mythe pour faire trembler à l’idée de la transgression. A l’idée du pas qui révèle ce que dissimule l’interdit.
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Eve, Pandore, Icare, Psyché… Tous punis. Une figure dans l’Antiquité échappe à la malédiction, que l’on n’a pas fini de questionner. Une seulement le fait en s’y soustrayant par avance elle-même. Les dieux n’aiment pas que l’on sache. Ils ne veulent pas que l’on voie.
L’interdit est un visage voilé, une scène plongée dans la nuit. La saveur du vrai qui se découvre lorsqu’on déchire la cellophane de la Vérité.
Tous ceux qui préfèrent le cru du vrai à l’aseptisé de la vérité sont punis.
Eschyle est le grand poète de la punition. Prométhée est le grand puni, mais il ne regrette rien, refuse de tergiverser, de négocier.
Les dieux favorisent les nomothètes, les zélateurs de l’orthodoxie. De la parole dite de vérité.
Pourtant, il y eut Homère. Pourtant, il y aura Lycophron ou Apollonios de Rhodes, oui, Pascal Quignard.
Ce qui est interdit, c’est le vrai. On imagine qu’on nous cache la vérité, qu’elle est ailleurs. Quelle absurdité ! La vérité est aujourd’hui dûment formatée et médiatisée à satiété. Le mot d’ordre est à la transparence. On ne cache rien, on dévoile tout. Sauf le vrai, dans son atroce fraicheur.
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L’interdit n’est quêté, avec fièvre, que par ceux qui s’écartent du groupe. Par les amoureux de la nuit.
La civilisation est diurne.
Moïse nous assène ses commandements. Platon fourbit ses lois et rêve d’une république dont les poètes soient chassés. Jésus aligne ses béatitudes. Paul de Tarse valorise l’humiliation, la stupidité, l’obéissance aveugle. Mahomet légifère la lame à la main. Nous voilà prêts à mugir avec le troupeau.
Les grands principes se conjuguent au futur et le plus souvent sous forme négative, quand il s’agit d’affirmer au présent.
« En vérité, je vous le dis… » – parole détestable car appelant aussitôt l’aliénation. De quelle vérité parlez-vous ? Et quelle génuflexion appelle-t-elle, fatalement ?
Les solitaires ne connaissent guère d’interdits. Ils transgressent, mais sans bruit indécent, sans agitation ostentatoire. De loin, comme écrit La Fontaine, ils sourient à la vie nue, ou alors ils se taisent. Ils forment un maquis heureux et, dans le danger, semblables à des seiches, ils échappent au moyen d’un nuage d’encre.
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Ulysse est une figure fascinante. Tous les interdits, il les aura transgressés. Pour revenir. Revenir à Ithaque, c’est moins retrouver Pénélope que se rejoindre enfin, peut-être, soi-même.
L’épisode de la plus vertigineuse transgression est sans doute celui des sirènes. Il est d’une brièveté extrême, à peine une cinquantaine de vers. Nous sommes dans le Chant XII de L’Odyssée. Averti par Circé, Ulysse se prépare au péril, nous savons comment. Parce qu’il veut entendre ce que nul mortel n’a pu entendre sans voir son corps lacéré et dévoré, il exige d’être attaché au mât. A-t-on bien noté qu’il ne propose à personne d’autre de partager ce privilège ? La transgression est affaire de haute et fière solitude, d’arrogante construction de soi.
On croit connaître par cœur l’épisode des sirènes : les liens qui maintiennent Ulysse au mât, les marins qui rament, les oreilles protégées par la cire malaxée, l’écoute du chant, puis le navire s’éloignant de sa portée. Je formule néanmoins l’hypothèse que peu de lecteurs se sont interrogés sur les raisons qui poussent Ulysse à vouloir entendre ce chant.
La réponse apparaît cependant clairement dans les quelques paroles des sirènes retranscrites. Nous savons tout ce qui advient sur la terre féconde, psalmodient-elles. Et Homère de préciser que c’est plein d’un riche trésor de connaissances que repart le mortel ayant pris soin d’écouter attentivement leur chant. Sauf que personne ne repart, normalement. Sauf que personne, à l’exception d’Ulysse, n’a jamais disposé du savoir obscur que recèle la mélopée des sirènes.
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La poésie est un savoir obscur, qui puise aux origines.
La poésie vraie est le seul lieu où se dévoile l’interdit.
L’interdit est la clé du Paradis.
Celui qui s’achemine vers lui-même s’achemine vers le Paradis. Il s’est affranchi du Temps social, professionnel, économique. Il voyage librement à l’intérieur de la sphère du Temps. Il lui est même loisible de circuler en enfer et d’en sortir. Il converse profitablement avec les morts. Les dieux les plus intelligents redoublent d’efforts pour le servir. Il vit désormais dans l’intense mais, le plus souvent, ayant perdu ses amis.
Le vrai auquel ouvre l’interdit n’est pas un espace reposant. C’est une zone de haute turbulence.
Elle relève pour ainsi dire de l’irreprésentable.
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Jean Rustin est un des rares peintres de l’irreprésentable. Nombre des expositions de ses toiles figuratives firent scandale. Le scandaleux n’est pas dans la provocation gratuite, dans le happening bruyant. Il est toujours signé par le silence prolongé de celui qui contemple une œuvre qui déroute, déboussole totalement.
Jean Rustin est, aujourd’hui, un des rares peintres à montrer l’interdit.
Que signifie montrer l’interdit ? Cela signifie dévoiler l’essence du seul.
Depuis 1972, Rustin a renoncé à la forme qui ne songe qu’à elle-même : il a décidé de scruter l’humain, de dévoiler ce que l’on ne veut ni voir ni entendre à son sujet. Avec Bacon, et peut-être de façon plus violente encore que ce dernier, il témoigne de la solitude fondamentale.
Je formule l’hypothèse que ses peintures heurtent moins par leur crudité que parce qu’elles démontrent que le lien social est une illusion entretenue. Même en présence d’autrui, même dans l’acte sexuel, on est irrémédiablement seul. Dans ses toiles, on voit le sel cuire la plaie de la douleur sans fin. On n’échappe pas à cette justesse, à cet effroi. Jamais nous ne sommes aussi nus que devant les nus de Rustin.
Le monde contemporain est désert et stérile. C’est la terre gaste dépeinte par Eliot. L’on tente de communiquer, mais l’on n’y parvient pas. On demeure violemment crispé sur son effort. L’électricité est froide et morne. Les ampoules, les compteurs, les prises de courant signalent un leurre. Le vrai n’est pas confortable.
Les couleurs sont sans pitié. Les lieux, sans issue : asiles, hôpitaux, chambres désolées. Les portes ne donnent sur rien. Seuls les murs ne mentent pas. Règne un froid, un très grand froid. Extérieur autant qu’intérieur. Le désarroi est ici absolu, sans fard. La vérité sort toujours maquillée mais le vrai parle avec des lèvres crevassées, avec des yeux cernés et affolés.
L’interdit que Rustin dévoile est l’impossibilité du contact avec autrui. Des mondes-tombes, voilà ce que nous sommes.
Rustin peint des êtres réels, et c’est pourquoi il inquiète, suscitant les interdictions. Surtout : ne pas interrompre le ronronnement du roman social. Les êtres que peint Rustin ont descendu un à un tous les degrés de la démence ordinaire. Ils vivent à jamais dans la cave du désemparement le plus noir. Ils sont dans le désaide le plus radical, dirait Freud. Ils ont atteint à la formido, à la terreur la plus reculée, la plus dissimulée.
Comment aimer un peintre qui met au jour ce que la société s’est ingéniée à ensevelir durant des siècles ?
Scandaleuse, cette œuvre, oui, car elle dit l’indicible. Et si, avec une telle conviction, elle ne laisse rien dans l’ombre, sans doute est-ce parce que l’ombre est son sujet même. La nuit de la chair que rien ne transfigure.
Ne sommes-nous que des enveloppes bouffies et décrépies, pathétiques et grotesques ? Ne sommes-nous que de vaines formes de la matière, au regard fou et implorant ?
Rustin nous dévoile tels en tout cas. Sa météorologie ontologique est pessimiste, c’est-à-dire exacte, sans compromis et sans jugement. Ce que nous redoutons, c’est du reste aussi cela : la suspension du jugement. Le silence devant la catastrophe de l’humain ruiné.
Il suffit à Rustin de désigner par quelques traits, quelques inflexions, pour que nous soyons saisis par une angoisse originelle. Rien n’échappe à sa vigilance. La puissance majeure de ses tableaux est qu’elle méduse le spectateur. Impossible de détourner le regard. Une fois qu’une de ses images nous a pénétré la rétine, elle s’y incruste à vie. Nous avons à jamais basculé du côté de l’interdit. Du plus reculé de l’œil au cœur écœurant du cerveau, le refoulé circule comme la seule électricité. Il faut une vie pour se remettre de cela. L’interdit ne laisse pas sauf, car Rustin ne peint pas la vérité, mais le vrai. Ce qui est rare, ce qui importe bien davantage.
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Les plus grandes œuvres sont toutes violemment antisociales. Les plus grands mythes ne questionnent que l’interdit, n’explorent que les motifs et les conséquences de la transgression.
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Tristan et Iseut fonde l’amour-passion. Thomas d’Angleterre s’est efforcé d’en donner une version courtoise, c’est-à-dire policée, rassurante, acceptable. Mais il faut remonter le courant et lire, par exemple, le long fragment de Béroul qui nous demeure.
Le philtre à durée éternelle chez Thomas excuse les interdits que transgressent les jeunes gens. Chez Béroul, la potion concoctée par la reine d’Irlande n’a qu’un effet limité dans le temps. Béroul évoque une durée de trois ans. Au-delà, Iseut et Tristan redeviennent pleinement responsables de leurs transgressions. Mieux : ils en jouissent.
Dans la forêt de Morrois, Tristan et Iseut inventent une vie inacceptable. Sous le couvert obscur du feuillage épais, ils ont tout quitté. Ne désirent plus le confort de la cour, ne désirent plus son agitation et ses bruits, son faste. Ils éprouvent avec vertige le bonheur d’être devenus à eux-mêmes leur propre loi.
Rarement l’on note qu’ils sont les premiers grands insoumis de l’histoire de l’Occident chrétien. Rarement l’on voit que leur comportement inacceptable bafoue absolument toutes les règles de la société médiévale. Ils renient conjointement la famille, le mariage, l’ordre social, l’ordre religieux et les principes de la féodalité. Affirmons-le clairement, la nuit commune à laquelle ils aspirent ne laisse rien du monde diurne intact. Ils sont l’insurrection éternelle même et incarnent non moins que l’amour véritable bouleverse fatalement les fondements de la vie collective.
Qu’est-ce que l’interdit, dans le mythe de Tristan et Iseut ? C’est de développer les preuves que le bonheur se conquiert dans la transgression la plus forcenée. Refusant de servir les lumières du social, Iseut et Tristan sont les premières figures de l’Occident chrétien à désigner la nuit de la forêt de Morrois comme l’espace du libre. Peut-être rappellent-ils aussi que toute conquête de cet ordre se paie toujours très cher, car le social ne pardonne pas.
Pour ma part, j’imagine volontiers que jamais le roi Marc ne retrouva leurs traces et que le roman s’arrête dans la forêt.
Le Paradis est sauvage et son accès, dangereux, mais on peut y accéder si on le veut. Si le courage de nous évader ne nous fait pas défaut.
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Celui qui transgresse une fois, tranche les liens qui l’unissaient à la sphère du social. Il constitue à jamais un schisme vivant.
Dans un poème goliard anonyme du XIIIème siècle, je lis ceci : Plus je m’écarte du devoir, / Plus je suis entraîné vers ce qui est interdit ; / Plus est permis ce que je n’aime pas, / Plus me plaît ce à quoi je n’ai pas droit.
Nitimur in vetitum.
La joie, l’intensité, l’intelligence conquises dans la nuit et sur la nuit, horrifient le groupe.
Nous ne sommes pas fatalement condamnés à demeurer en enfer. L’interdit sauve ; le Paradis appelle. Je nomme interdit la porte du Paradis.
Janvier 2009.
© Christophe Van Rossom & revue L’étrangère.
Violence par phrases et bribes de répression verbale. Inactualité du niveau de langage.
Madame, Monsieur,
Puisque vous avez l’amabilité de vous fendre d’un commentaire qui, formellement, illustre le propos même que vous entendez sanctionner, puis-je savoir quel intérêt présente vos trois syntagmes nominaux fort proches sémantiquement du reste?
Si vous estimez que mon texte appelle un commentaire constructif, sentez-vous libre de le poster. Faute de quoi cette absence de substance accusatrice sera reléguée au néant où l’appellent sa lâcheté et son conformisme aux mœurs du nov-monde.
Bien à vous,
Christophe Van Rossom