« J’ai écrit les vies de plusieurs grands hommes : Mozart, Rossini, Michel-Ange, Léonard de Vinci. Ce fut le genre de travail qui m’amusa le plus. Je n’ai plus la patience de chercher des matériaux, de peser des témoignages contradictoires, etc. ; il me vient à l’idée d’écrire une vie dont je connais fort bien tous les incidents. Malheureusement, l’individu est bien inconnu : c’est moi. » Ainsi s’exprimait, en janvier 1831, un certain Henri Beyle, homme de lettres ayant adopté depuis une quinzaine d’années le pseudonyme étrange de Stendhal, semblant dissimuler au cœur d’une vallée allemande un léger effluve de scandale. En dépit de nombreux livres et essais variés déjà, il n’est guère remarqué. Seul Balzac, à la faveur d’un article, verra. Cette révolution de 1822, qui se nomme De l’Amour, est passée totalement inaperçue. Il est vrai qu’à la même époque on préfère adopter les postures lamartiniennes prescrites par les Méditations poétiques.
Stendhal savait qu’il lui faudrait au bas mot patienter un siècle, avant de commencer à être lu. Mais s’il déroute, cet ouragan de jeunesse et d’énergie en ébullition perpétuelle, c’est sans doute parce que, non moins passionné que les romantiques à la mode, il s’échine lui dans chacun de ses livres à comprendre, à saisir toutes les inflexions de l’âme humaine dans le moment même où celle-ci s’emporte et notamment à la faveur du sentiment amoureux. Enfant du XVIIIème siècle et lecteur des idéologues, Beyle a le goût de l’analyse. Il aime voir clair ; il n’est heureux que lorsqu’il débarrasse le fatras des émotions de leur gangue opaque. Il était fatal qu’on ne le comprît pas. Or, nul n’est plus apte peut-être que lui aujourd’hui à réveiller en nous les puissances vitales dont notre époque, de son côté, préfère entretenir le sommeil conformiste. Stendhal bouge, s’éprend, pense, vit, écrit. A toute allure, mais non sans singularité, intelligence et caractère toujours. Sa langue elle-même, que l’on dit trop vite sèche, est celle de l’élan et du désir, à la fois lieu et formule parfaite de l’inscription dans l’hic et nunc. Tout est passionnant ; il n’est que de vouloir (se) passionner.
Le bonheur de lecture que procure aujourd’hui la récente biographie de l’auteur de La Chartreuse de Parme, que l’on doit à Philippe Berthier, rend pleinement justice à ce tourbillon d’énergie qui a nom Stendhal. C’est que Berthier, spécialiste aussi de Chateaubriand, de Balzac et de Barbey d’Aurevilly, et professeur de littérature à la Sorbonne, épouse volontiers l’allant de son sujet, alliant humour et érudition, goût de ce qui porte la vie à son point d’incandescence heureux et rigueur dans la mise en perspective. On suit Beyle pas à pas dans ses conquêtes et ses projets, ses désirs et ses passions, et l’on se prend à mesurer à quel point ce Milanais de langue française, amoureux de l’Italie et des femmes, du théâtre, de l’opéra et de la peinture, fut peut-être dans sa vie même la plus éclatante des créations stendhaliennes. C’est en tout cas ce dont nous convainc avec panache un Philippe Berthier au meilleur de sa plume, avec cette biographie dont on est en droit de penser qu’elle n’aurait pas déplu au romancier lui-même.
– Philippe Berthier, Stendhal : vivre, écrire, aimer, Éditions de Fallois, Paris, 2010.
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