Qu’on le croisât dans la rue ou qu’on s’approchât de lui, ce qui frappait dans la personne de Louis-René des Forêts, c’était l’acuité de son regard. Je ne parlerai pas de son silence, tant il aimait les anecdotes, sans pour autant jamais rien perdre de sa réserve, même quand il était en confiance. Il s’exprimait lentement, cherchant, contrairement au bavard, selon Kleist, à ne rien énoncer qu’il n’ait au préalable pensé. Il évitait toute précipitation, se souciant plus de comprendre que de répliquer. Durant le dialogue, son regard ne déviait pas plus de l’interlocuteur qu’il ne se détourne de l’objectif, sur les photographies qu’on garde de lui.
Avare de gestes, il avait tué la marionnette en lui, ce qui l’apparentait à Monsieur Teste. Le temps et la souffrance avaient creusé son visage, lui donnant un aspect de pierre rugueuse. Il était dandy dans la discrétion et l’effacement ; son élégance était sans rapport avec celle qu’imposent les modes. Par coquetterie, il remettait régulièrement ses cheveux en désordre, et de la main les gonflait avec soin. De sa façon de parler et de se conduire – je ne l’ai connu que déhanché et s’aidant d’une canne – émanait le sentiment d’une contradiction dépassée : son temps épargné, il en usait libéralement avec autrui ; il ne répugnait pas à s’abandonner à une brève et imprévisible effusion – était-ce par lassitude ? – tout en se montrant d’ordinaire réservé ; la douleur ne l’empêchait pas de se déplacer, par goût de l’opéra, ou par curiosité d’un lieu de vie. Quand il recevait un invité, il poussait la politesse jusqu’à feindre l’aisance dans la mobilité, se déplaçant pas à pas, de l’antichambre au bureau. On traversait un salon, en jetant un regard oblique sur la grande glace de la pièce. La parole du visiteur l’aidait peut-être à survivre ; « tant que je lui parle, il trouve dans mes paroles, fussent-elles des plus futiles et surtout peut-être quand elles ne sont que cela, une sorte d’apaisement qui lui permet de se prêter au simulacre sans compromettre sa sécurité[2] », pouvait se dire le visiteur. L’espace de la conversation était aussi complexe que celui qui est perçu « Dans un miroir ». Certains se sont plu à assimiler cette disposition à celle d’un piège, mais un écrivain ne peut « se délivrer du mensonge qu’en exploitant les ressources multiples du mensonge[3] ». Le devoir de l’auteur de fiction n’est pas de leurrer mais de dévoiler la façon dont le lecteur pourrait se laisser prendre à un stratagème. Il avait sans doute tous les défauts possibles. Je ne l’ai pas connu coléreux, mais tenace, ni avare, ni envieux ; il se disait paresseux sans l’être. Il aimait les fresques de Delacroix, qu’il considérait en voisin. L’une d’elles représente Héliodore chassé du temple. Son crime lui paraissait impardonnable : il avait profané le sacré et trafiqué des choses saintes. L’amitié était l’une d’elles. Il savait blâmer ce que parfois plus par colère que par complaisance, il avait écrit. La responsabilité de ses erreurs, il ne la reportait sur personne. Il faut se sentir faible pour chercher à se disculper ; on imagine pouvoir se dérober à soi
« Mais pas de mémorial pour qui désavoue son parcours ![4] »
[1] Jean Roudaut, « Un rire si fragile… », in Louis-René des Forêts, Critique, 668-669, Éditions de Minuit, Janvier-Février 2003, pp.9-10.
[2] La Chambre des enfants (1960), Paris, Gallimard, L’Imaginaire, 1983, p.161.
[3] Voies et détours de la fiction, Montpellier, Fata Morgana, 1985, p.36.
[4] Les Mégères de la mer (1967), Paris, Mercure de France, 1983, p.26.
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