L’autre jour, à la faveur d’un cours, j’ironise sur la journée sans voitures. La réaction n’a pas tardé : « De quel droit? Vous ne pouvez pas dire cela. Expliquez-nous pourquoi vous dites cela. » Et l’élève qui m’interpelle de me préciser par ailleurs que ses idoles sont Nicolas Bedos et Gaspard Proust. Les censeurs sont désormais devant nous. Nous devons nous perdre sans cesse en justifications si l’on use d’une certaine liberté de ton. Je suis dans une école, devant un professeur de littérature, j’ai payé mon minerval : qu’il me parle de littérature et qu’on s’en tienne à cela! Il faudra donc que je m’explique, substantiellement, avec l’espoir mince d’avoir entrouvert une porte sur le champ des possibles.
Plus aucune révolution n’est imaginable pour cette raison. Le jeu est un souvenir, l’humour une antiquité, la provocation intellectuelle une faute qui appelle sanction. Le fait de ne pas ronronner droit et à heure fixe : voilà le péché ! Je me rappelle, il y a deux ans, avoir dû expliquer à une élève que, commentant Ubu roi, je me sentais en droit d’aborder une critique des dispositifs politiques actuels.
Lire et transmettre le goût des livres, c’est aller au plus loin dans toutes les interrogations, même lorsqu’elles démangent, surtout lorsqu’elles font mal. Je nomme art tout affrontement, selon des règles choisies et méditées, du nihilisme protéiforme.
De 1789 à 1917, le peuple qui s’est révolté l’a fait par misère et par faim, en raison des injustices innombrables trop criantes. Il clamait aussi son désir d’une instruction ouverte à tous et susceptible dès lors de faire sortir chaque homme courageux de la minorité où toute espèce de pouvoir entend le maintenir.
Pourquoi aujourd’hui devrais-je me poser des questions : je suis allocataire social, j’ai une console vidéo, un écran plasma et un smartphone, et je puis à bon marché me procurer des hallucinogènes minables? Au surplus, avec une belle régularité, les pouvoirs publics organisent fêtes et concerts « gratuits » afin que la ville oublie quelques heures de se contempler dans le miroir du réel.
La destruction désormais presque achevée de la middle class (ce n’est pas l’expression que je préfère ; j’en use faute de mieux) est un désastre dont on n’a pas fini de mesurer les terribles conséquences. La classe qui jusqu’ici travaillait pour un salaire décent, payait ses impôts et consommait, faisant ainsi fonctionner tous les rouages de l’économie, se trouve à présent humiliée, endettée et dès lors (totalement?) soumise aux nouvelles lois du marché et du monde du travail. La sortie de l’obscurantisme qui commence à la Renaissance et prend un coup d’accélérateur considérable durant les révolutions du XIXème, n’aura abouti qu’à cela. On se prosterne devant des pseudo-insoumis de chaîne publique ou privée, et on ne laisse qu’à leur seule disposition le champ de l’ironie, du cynisme, du sarcasme, de la critique virulente. Parce que, là, elle est bien cadrée et ne touche aucun puissant véritable, si bien qu’en réalité les supposés coups de gueule ou de griffe ne s’adressent qu’au vide.
La misère réelle, presque invisible aux yeux des diurnes et des myopes que nous sommes, est difficilement chiffrable. La rue est un espace de vie où l’on peut être propulsé pour de nombreuses raisons. Toutes ne sont pas équivalentes, toutes ne génèrent pas, par désespoir, la même révolte. La notion d’indignation a été salie : il est grand temps de la requalifier. (…)
29 septembre 2013 par Christophe Van Rossom
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