Le hasard veut que, tout récemment, je retrouve le premier article que j’ai consacré à un livre de Jacques Cels. Il s’agit de la recension d’un volume d’études, très précisément cadastrée, au caractère près, que m’avait demandée Le Carnet & les Instants. C’était il y a vingt-cinq ans déjà.
En une fin de siècle placée sous le signe de la vitesse, où on se laisse volontiers voguer sur les flots cotonneux de l’allégé (cuisine, pensée, humour…), lire un livre vraiment devient une entreprise rare. Et on est heureux dès lors de pouvoir mettre la main sur Le Bathyscaphe car le recueil d’essais de Jacques Cels, récemment paru chez Labor, est bel et bien l’une de ces trop rares immersions dans quelques-uns des plus riches univers du patrimoine littéraire international. À la superficialité et la rapidité des informations qu’on nous assène quotidiennement, il entend, en effet, opposer la patience de l’explorateur des fonds marins, sans laquelle le visage réel de certaines œuvres ne se donnerait sans doute pas à voir.
Rappelons qu’en 1990, également chez Labor, Cels nous avait proposé un Henri Michaux, d’emblée salué par l’Académie, et qu’un an plus tôt, il avait donné, cette fois chez De Boeck, une analyse originale de l’œuvre de l’auteur de L’Érotisme, sous le titre de L’exigence poétique de Georges Bataille. Signalons enfin qu’on lui doit un Montaigne au Château de Gournay, étincelant dialogue dramatique qui fit les beaux soirs du Théâtre-Poème la saison passée.
Mais revenons au Bathyscaphe. Trois des cinq études qui le composent sont centrées sur d’éminentes personnalités de la littérature, les deux autres cernant, pour la première, le conflit entre les notions de « naturel » et d’« artificiel » depuis le XVIIIe siècle, et, pour la seconde, certains aspects nocturnes du romantisme. C’est ainsi qu’il est amené tout d’abord à rencontrer dans la Florence médiévale le jeune Dante Alighieri, celui qui n’a pas encore l’idée de La Divine Comédie, mais qui est déjà l’auteur de la Vita Nova. Et c’est donc la fougue et les préoccupations de ce Dante moins frayé par la critique que Cels va questionner, mettant en évidence notamment la tension entre le lyrisme fragile d’une poésie chantant Béatrice et les vertus stabilisatrices d’une prose plus réflexive, plus philosophique. Sautant quelques siècles, Jacques Cels confronte dans la deuxième étude du volume l’auteur de L’Émile à celui d’À rebours. Rousseau lui permet de retrouver les antécédents idéologiques de tous les zélateurs de la cuisine macrobiotique, de l’ascèse par le dépassement sportif, ou encore des partisans de l’authentique à tout crin, tandis que Huysmans lui désigne les moyens que s’est donnés l’homme pour devenir le plus possible maître absolu de ses sensations, de ses plaisirs et de son environnement. Dans La Guerre et la Paix, c’est sur les trois personnages principaux qu’a choisi de se pencher notre essayiste. Le chef-d’œuvre de Tolstoï, de par son contexte, lui apparaît en effet comme un révélateur du comportement que peuvent adopter les hommes dans des circonstances d’exception, si bien que l’analyse de Rostov, du Prince André, et de Bézoukhov le conduira à définir la guerre comme un extraordinaire « accélérateur de la prise de conscience de soi ». La quatrième partie du recueil, quant à elle, exhume les lignes de force qui font la spécificité du romantisme, mouvement double puisqu’il offre une issue à l’assèchement créatif qui avait été la conséquence néfaste des trop grands sacrifices consentis à la déesse Raison, alors que, dans le même temps, il fournit aux Bovary naissantes un prodigieux réservoir en désirs pernicieux d’absolu et de pureté. Abordant Montaigne, Cels ne pouvait manquer de développer des thèses chères, parmi lesquelles : l’hostilité à toute forme de système, la nécessité d’affronter en face la complexité du réel, ou encore l’urgence à réapprendre à écouter la leçon de nos corps…
On le voit, la richesse du Bathyscaphe est bien grande et bien vastes sont les domaines qu’il explore. L’ouvrage allie érudition et regard surplombant avec une transparence d’écriture rare et une réelle capacité à opérer d’éclairantes plongées dans les fissures que recèlent les profondeurs littéraires. On ne saurait donc trop conseiller aux lecteurs friands d’intelligence de se plonger au plus vite dans sa lecture.
Jacques CELS, Le Bathyscaphe, Bruxelles, Labor, Poteau d’angle, 1994, 135 p.
© Christophe Van Rossom & Le Carnet & Les Instants
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