– Les planches courbes, d’Yves Bonnefoy, Mercure de France, Paris, 2001.
– L’enseignement et l’exemple de Leopardi, William Blake & co. Edit., Bordeaux, 2001.
– Le Cœur-espace (1945, 1961), Farrago Editions Léo Scheer, Tours, 2001.
– Breton à l’avant de soi, Farrago Editions Léo Scheer, Tours, 2001.
– Le Théâtre des Enfants, William Blake & co. Edit., Bordeaux, 2001.
– Poésie et architecture, William Blake & co. Edit., Bordeaux, 2001.
« La pensée de Chestov, écrit Yves Bonnefoy, cette énigme, s’explique, et par ce retour à l’origine : il est simplement le témoin de l’espérance qu’il y ait sens et valeur à être. Pensée certes plus difficile à garder vivante et active qu’il ne le fut de croire au simple miracle. » On peut légitimement penser, cependant, que le poète n’ait cessé quant à lui d’animer, avec ses instruments propres, la flamme d’une semblable aventure spirituelle.
Après la sortie de sa traduction d’Othello en Folio/Théâtre, sont parus coup sur coup, ces derniers mois, une demi-douzaine de textes de l’auteur de L’Arrière-pays. Nous voici ainsi donnée l’opportunité de rappeler toute la richesse de la trajectoire de l’une des voix les plus importantes de la littérature d’aujourd’hui. Car, soulignons-le d’entrée de jeu, Bonnefoy est, au-delà de son œuvre poétique, l’auteur de textes critiques sur la poésie d’une rare exigence, ainsi qu’en attestent son Breton à l’avant de soi ou L’enseignement et l’exemple de Leopardi, par exemple, mais aussi de récits en rêve à l’image des textes rassemblés sous le titre Le Théâtre des Enfants. Il est également l’un des plus grands spécialistes de l’histoire des formes et des idées. Sa conférence Poésie et architecture, disponible désormais en un volume – où elle précède une réflexion sur la langue grecque et un poème de Callimaque, en particulier – en atteste pour sa part ces jours-ci.
Du surréalisme à une parole de la présence
La republication, aux éditions Farrago/Léo Scheer, de l’un de ses tout premiers poèmes de l’époque surréaliste, Le Cœur-espace (1945) permet de mesurer le chemin qu’a pu parcourir le poète depuis lors avec d’autant plus de précision qu’il est accompagné de sa version, très largement remaniée, de 1961 ainsi que d’un entretien sans fard sur ses débuts dans l’écriture accordé à Maria Silvia Da Re. De la sorte, avec Les Planches courbes, son dernier livre de poésie, que publie le Mercure de France, nous disposons au fond de trois radiographies de son poème, à trois âges différents de son évolution.
On le devine, la version du Cœur-espace de 1945 est riche de ce surcroît de significations que les surréalistes aimaient à faire proliférer. Le jeune poète y apparaît requis par une écriture flamboyante et altière, à l’imaginaire volontiers rebelle, cabré contre une vision du monde étriquée dont il espère que l’écriture lui sera une issue. Mais, explique fort bien Bonnefoy, qui porte un regard très juste sur le jeune homme qu’il fut, il y avait là assurément des mots et des images sans réelle portée dans sa relation à lui-même ou au monde, des formules de l’ordre plus du feu d’artifice qui donne à voir, que de la flamme intérieure qui consume l’inutile pour que parle le vrai. C’est que l’exigence éthique, à ses yeux, a au moins autant, sinon davantage, d’importance que le souci esthétique, si bien qu’en 1961, c’est un poète qui a changé qui relit le Cœur-espace. La physionomie du texte le prouve, qui se résume alors à sept poèmes très denses, dans lesquels l’imaginaire a été considérablement resserré. Un choix manifeste est fait ici parmi les images, de même que le souci de dire ce qui les dépasse prédomine.
Et c’est là, au fond, déjà, toute la dynamique de réflexion qui le conduira à formuler que la poésie est une guerre contre l’image pour la présence, qui se met en place, fût-ce à l’état embryonnaire. Une poétique qui sera celle de ses grands livres, de 1975, disons, à aujourd’hui, avec notamment Les Planches courbes, ou Le Théâtre des Enfants, et par laquelle s’affirme résolument sa circonspection à l’égard du conceptuel, du formel, ainsi qu’envers la fatale séduction qu’exerce sur tout créateur la possibilité où il se trouve de faire surgir une terre seconde, qui dévaluerait celle-ci, qui est notre unique destin. Car s’il est évident qu’au fil des livres, Bonnefoy n’a cessé de travaillé sa parole pour qu’elle puisse se faire toujours davantage espace d’accueil au simple, il n’est pas moins exact qu’il est demeuré en permanence requis par tout ce qui la menaçait.
Or, de ce point de vue, Les planches courbes s’avèrent comme une véritable étape-clé dans sa quête, tant il semble que sa fièvre s’y soit apaisée, comme paraissent tenus à distance ses doutes et ses remords, dans une joie et une transparence presque constantes, toutes ouvertes à la lumière du soir autant qu’à celle du petit matin. Et il n’est pas indifférent de souligner au passage que c’est cette même lumière de l’origine ou du crépuscule qui ourle les récits du Théâtre des enfants, comme si, au fond, seule la clarté encore ou déjà pénétrée d’ombre des moments de lisière avait pouvoir de révéler un peu de ce mystère même de l’être, à la rencontre duquel s’est engagé le poète.
Beauté et vérité
On n’a peut-être pas assez noté, à propos de ses derniers livres, à quel point il s’était engagé sur la voie d’un considérable travail d’universalisation de ses images et de ses références. Davantage même, au sein de tous ses textes, et quelle que soit la forme adoptée, c’est, semble-t-il, désormais à une synthèse de la culture universelle qu’il puise et vers laquelle il tend. Des présences insistantes – la pierre, l’enfant, la lumière, les arbres – sont bien la manifestation d’un univers propre, autant que des notions que lui-même ne cesse d’interroger au moyen de ses récits en rêve. La réflexion la plus aiguë sur le langage et les pouvoirs de la parole sont de leur côté au cœur de ses livres. Mais de grandes figures mythiques sont également revisitées dans cette perspective. Isis côtoie ici la magicienne Armide, tandis que Marsyas, la Parque, Ulysse ou Cérès confrontent le poète à autant d’épreuves ou d’étapes nécessaires à franchir pour quitter le leurre des mots et faire du poème le lieu d’une parole de partage.
Marsyas : la dénonciation de l’orgueil et le sacrifice ; la Parque : l’expérience de la finitude et du destin aveugle ; Ulysse : le désir toujours de reprendre le chemin et d’aller avec confiance à l’inconnu ; Cérès, enfin, qui fut l’objet d’une toile d’Elsheimer que Bonnefoy admire de longue date : le mystère même de la vie qui cherche et souffre, que l’on regarde sans sympathie alors qu’il s’agirait, simplement, de l’aimer.
Et, à bien les lire, ce sont ces valeurs et ces périls que mettent en lumière les beaux vers et les proses si riches de sens derrière leur brièveté d’apologues zen, que rassemblent Les planches courbes et Le Théâtre des enfants. Une rigueur digne de Leopardi en même temps que la plus déraisonnable – mais combien précieuse – confiance en cette vie imparfaite et fragile, mortelle, sur laquelle nous avons si peu de prise finalement.
La sagesse de Bonnefoy est de nous rappeler que c’est tant mieux, du reste, si on sait se tenir sur le seuil de l’avoir, parce qu’il n’y a pas à se rendre maître de quoi que ce soit. Il n’y a qu’à écouter et à aimer le chant rauque de la terre, et les courbes plutôt que les angles droits. Sachant les vertus du nombre et la séduction des formes géométriques, le poète désigne en effet ici comme celles qu’il privilégie, la voûte, qui est la colonne qui s’élance mais pour mieux se pencher soudain vers la terre, ou le dôme, qui esquisse dans le froid de l’espace le seul lieu où bâtir un destin.
Et la récompense est grande quand, après l’âpre guerre qu’a menée toute une part de son œuvre, le moment vient enfin de cette transparence et de cette simplicité tant désirées durant de si longues années. Quand, parce que l’on a fait le choix de s’effacer dans les mots et de devenir aussi attentif et joyeux que l’enfant ignorant, on se voit accorder l’offre de la beauté dans la vérité. On est en effet alors pour ainsi dire stupéfait devant cette lumière immédiate. « Mais plus encore que de l’étonnement, ce qui s’emparait de moi, écrit Bonnefoy dans son récit intitulé L’Amérique, c’était cette allégresse qui naît de ce qui surprend sans qu’on ait moyen de comprendre : cette joie qu’on a d’espérer que vont se rompre les chaînes de l’entendement d’hier, de toujours, et qu’à ne plus savoir on va enfin être davantage. »
© Christophe Van Rossom et Le Mensuel littéraire et poétique.
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