– Cercle, de Yannick Haenel, L’Infini, Gallimard, Paris, 2007.
Il existe un courage bizarre qui vous pousse à détruire vos habituelles raisons de vivre, écrit Yannick Haenel dès les premières pages de son nouveau roman, intitulé Cercle. C’est un courage d’abîme et de lueurs, le courage des solitudes brusques, celui qui accompagne les nouveaux départs.
Un matin, en effet, au lieu de prendre son train de 8h07, Jean Deichel, le narrateur (clin d’œil de l’auteur à celui qui fut déjà l’évadé d’Introduction à la mort française) décide de renoncer à se rendre sur son lieu de travail et à retrouver ses anciennes habitudes. Une phrase, qu’il se répète comme un mantra, le hante et le convainc qu’une autre existence est à portée de main : c’est maintenant qu’il faut reprendre vie. Dès lors, semblable à un Ulysse moderne (les échos à Homère comme à Joyce sont ici nombreux), Deichel va se mettre à errer dans Paris. D’extase en extase, il redécouvre le monde, de même qu’il se met à nommer et à formuler. Tout proche du vide, il est désormais en mesure de s’emplir des présents que la ville, les femmes, les livres, l’art et la culture font pleuvoir sur lui. Au fond, il a cessé d’être un mort-vivant pour commencer à vivre.
Poétique de l’errance
Dans une langue qui tient à la fois de Rimbaud et de Lautréamont, s’engage alors un véritable parcours psychogéographique tout en illuminations. Et, au cours de son périple, enveloppé d’un manteau quasi sacré (dans lequel il va bientôt enserrer les pages de son manuscrit), Deichel fait une rencontre bouleversante : celle d’Anna Livia, une danseuse de la troupe de Pina Bausch, avec laquelle il va réinventer l’érotisme en même temps qu’esquisser une véritable poétique des gestes.
Parallèlement, il entame dans la fièvre la rédaction d’un livre qui doit contenir la somme de ses expériences et leur commentaire, disons : Cercle. Il lit, il aime, il écrit, il revit. Et bientôt, en dépit d’une infection qui le taraude, il entreprend de voyager, soldant, au sens propre comme au sens figuré, tous ses comptes. Aux révélations parisiennes (qui s’apparentent à une forme de purgatoire pour lui), succède la découverte d’un Berlin proprement infernal, placé d’entrée de jeu sous le signe de la Destruktion. Malade, il y entre en relation avec toute une faune nihiliste qui lui dévoile l’envers de ses expériences extatiques. Ce qui se révèle là, de façon effrayante, n’est ni plus ni moins que l’autre usage que l’on peut faire de la rencontre avec le néant. Si celui-ci peut présenter une face heureuse, celle d’un vide que l’on pourrait dire en appel de liberté, il peut aussi arborer un visage grimaçant, qui est celui du nihil – le constat sans cesse répété, ad nauseam, de l’absence de sens et de valeurs, la prétendue équivalence de toutes les émotions, l’invagination en lui-même de l’absurde. Or, Haenel le rappelle bien à propos, un artiste, c’est quelqu’un qui doit faire changer la « négation » de sens ; qui doit la faire tourner sur elle-même.
Par conséquent, il y a lieu de s’extraire de l’enfer, au plus vite, et ce, d’autant que la possibilité semble offerte au narrateur de retrouver Anna Livia. Après une longue traversée de plusieurs pays d’Europe de l’Est, au cours de laquelle il a l’occasion de se confronter physiquement au vertige noir d’Auschwitz, mais aussi à la pensée féconde de Rabbi Nahman, Deichel parviendra à Prague où un « oui » paradisiaque de sa Béatrice parachèvera une errance qui lui aura fait connaître les trois cercles qui constitue toute expérience authentique.
Eloge de l’évasion
Qu’on ne s’y trompe pas : ce fort roman de Yannick Haenel est davantage qu’un roman. Je veux dire par là que la narration n’est pas son enjeu premier. Loin des pollutions hypernaturalistes qui pullulent, elle fonctionne comme une cave de résonance où vibre un profond appel. Raconter, ce n’est pas le contraire de vivre. On ne brise pas l’élan de ce qu’on vit en le racontant. Au contraire, ce qu’on raconte décuple l’élan. (…) Raconter, me disais-je, fait partie du chemin ; raconter élargit l’aventure et l’ouvre à tous les chemins. Sous de multiples formes, le livre ne cesse en effet de nous répéter qu’il appartient à chacun de ne plus appartenir et de mettre le cap au libre, de même qu’il ne cesse d’ajouter qu’il est des voies pour filer et s’ouvrir à une temporalité où ne surviennent que des événements puissants, bouleversants.
Si l’érotisme apparaît comme une voie majeure pour s’extraire des basses fatalités, il est non moins évident que la lecture, qui joue ici un rôle prépondérant, en est une autre. Hasards, les lectures de Melville, de Dostoïevski, de Flaubert, des Psaumes ? Evidemment pas, de la même façon que n’a rien de fortuit l’intérêt du couple pour les Trois études pour des figures au pied d’une crucifixion, de Francis Bacon. C’est qu’il s’agit en permanence de confronter le savoir contenu dans les arts et dans la littérature avec ce qui survient dans nos vies, et d’interroger l’un au moyen de l’autre. La bibliothèque comme l’ensemble des œuvres plastiques accèdent alors à leur véritable fonction, qui est de concentrer et d’accroître notre être au monde. Le déserteur Deichel ne s’engage pas dans sa quête sans armure : il est revêtu d’un manteau – et, qui plus est, d’un manteau de phrases, lesquelles le tiennent chaud, lesquelles le protègent. La désertion suppose une stratégie, la désertion suppose une esthétique et une métaphysique. On ne s’extrait pas aussi simplement que cela du troupeau, on n’échappe pas sans mal au règne dévorant du combien. Il est nécessaire d’opposer au nihil qui menace partout des signes forts, des mots, des phrases, des gestes d’amour, comme il est indispensable aussi de parier sur sa jouissance. Dans un monde où les corps sont de plus en plus arraisonnés au rien et satisfaits d’être engoncés dans une crasseuse servitude volontaire, dans une société où les désirs comme les plaisirs sont désormais formatés, totalement sous contrôle, peut-être n’était-il pas inutile de rappeler les vertus salubre de l’évasion radicale. Et on peut être reconnaissant à Yannick Haenel d’en avoir effectué la démonstration avec une si belle, une si subtile rigueur.
© Christophe Van Rossom & Le Mensuel littéraire et poétique
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